Panorama : ICI MIEUX QUE L�-BAS
Le retard
Par Arezki Metref, (arezkimetref@yahoo.fr)


Le vieux gigote sur son si�ge. Il grogne sec dans sa moustache. Tout est pour lui motif � rousp�ter. Lorsque cette h�tesse blonde aux longues tresses passe dans le couloir de l’appareil, il l’apostrophe bruyamment : “Pourquoi l’avion fait-il une heure de retard ?” Elle tente de lui expliquer. Il ponctue les explications de la jeune femme par de tonitruants “c’est pas normal”. Au fur et � mesure qu’elle parle, il acc�l�re, lui, le d�bit de telle sorte qu’au bout de compte, on entendait plus que lui marteler dans les graves son credo effiloch� en une seule syllabe.
On entendait, dans le vacarme des r�acteurs et du souk � bord, un vocif�rant “… mal…“. Il se calme un instant, comme si d’avoir expuls� sa col�re lui procure du r�pit. Mais l’h�tesse, affair�e maintenant derri�re le trolley empli de victuailles cellophan�es, a la mauvaise id�e de prendre le m�me passage oblig�. Cette fois-ci, il met, du moins au d�but, le ton : “Mademoiselle, pouvez-vous m’expliquer pourquoi l’avion a-t-il une heure de retard ?” Il �coute, dans un premier temps, les h�sitations de l’h�tesse qui d�douane la compagnie pour imputer le retard aux n�cessit�s de la s�curit� � l’a�roport d’Orly. Il cligne des yeux en tentant d’avaler les justifications. Puis, de nouveau, il explose dans un d�finitif : “Tout cela ne dit pas pourquoi l’avion prend une heure de retard.” D’un coup, l’h�tesse, repr�sentante de la compagnie, ne l’int�resse plus. Il se tourne vers son voisin, un jeune au visage aussi transparent qu’un �cran d’ordinaire qui fulmine, et lui sert la m�me question. Avec une placidit� cart�sienne, le jeune tente de calculer les effets qui ont converg� vers ce total insupportable : le retard d’une heure pris par l’avion au d�collage de Paris-Orly � destination d’Alger. Il ne s’agit pas d’une insouciance atavique � l’�gard du temps, explique le jeune au vieux. Quoique… Non, en l’occurrence, ce n’est pas une remont�e de notre d�sinvolture civilisationnelle � l’�gard de la montre, du calendrier, des agendas… Ce retard est le fait de la concentration de plusieurs vols � la m�me heure. Le flux de passagers qui devait, au m�me moment, se soumettre aux contr�les renforc�s, ne pouvait logiquement qu’aboutir � ce l�ger retard. Car, insiste le jeune, si une heure de retard pour un vol de deux heure, c’est �norme en soi, le retard d’une heures pour un vol � destination d’Alger, ce n’est rien. Le vieux ne suit plus. Il essaye de coller � la d�monstration du jeune, dont le but, le soup�onne-t-il, est d’expliquer l’inexplicable. Mais le raisonnement scientifique du jeune p�che, aux yeux du vieux, par exc�s de contorsions. Sa logique est une pure logique, rien de plus. Le vieux lui oppose son exp�rience, qui suffit � fonder sa col�re. Il dit : “�a fait quarante ans que je fais ce trajet ; et �a fait quarante ans que le retard est normal”. Puis, devant le scepticisme affich� par le jeune, il raconte. Il travaille en France depuis les ann�es 1950. C’est dire comment il est habitu� � faire la jonction France-Alg�rie. Il l’a faite, dit-il, par bateau de Marseille, par avion de presque tous les a�roports de France. Et le retard, qui est exceptionnel sur les autres lignes, est normal sur les n�tres. Et ce retard est pr�cis�ment normal parce que, tu vois, il y a toujours des gens comme toi, qui le trouvent normal. Le ton monte. Le vieux s’�chauffe. A toutes les raisons que tu as invoqu�es, dit-il au jeune abasourdi par cette fr�n�sie � s’autovilipender, tu peux ajouter une raison sup�rieure � toutes les autres. Nous sommes en retard, en fait, parce que la montre refuse de s’arr�ter lorsqu’on s’arr�te. Imagine qu’elle le fasse. Imagine, par exemple, qu’on ait arr�t� le temps, qu’on l’ait contraint � suspendre son vol, pendant que le retard s’accumulait dans la file d’attente devant les portiques de d�tection, � l’a�roport, eh bien, nous n’aurions pas �t� en retard. Cette heure – mais comment la calculer, si le temps est arr�t�, si elle est expuls�e de la logique temporelle – n’en serait pas une. On serait parti � huit heures puisque on aura d�cid� que le moment du d�part est huit heures. Le jeune se gratte la t�te. Il n’est plus s�r, du coup, qu’il a affaire � un ouvrier retrait�. Il sait, pour l’avoir observ� � diff�rentes occasions, que les retrait�s sont inexplicablement angoiss�s par le temps. Ils incarnent ce paradoxe qui veut que plus on a le temps, moins on le gaspille. Mais enfin… Mais l’ouvrier � la retraite, qui vient faire provision de retard dans son temps natal approximatif, a d’autres arguments. Il d�signe du menton le souk � bord. A croire que l’avion est une ligne d’autocars campagnards. Dans le portebagages � l’int�rieur de la cabine, il ne manque que les poules et les lapins dans des couffins. C’est inimaginable, ce qu’on peut transporter. Une partie du retard vient de ce que les stewards renvoient en soute des bagages ind�ment mont�s en cabine, au m�pris des r�gles de s�curit�. Tout le reste � l’avenant. Alors que l’avion est en train de se d�coller du tarmac, on se l�ve pour aller dire bonjour au voisin du cinqui�me rang, que l’on n’a pas vu depuis le dernier retard d’avion, il y a de quoi ? Et on prend la place d’un autre, d�sorganisant tout le dispositif, induisant le retard occasionn� par les in�vitables r�am�nagements. Tout ce tralala rend le retard compris dans le temps. Le vieux, qui semble avoir une vie d’exp�rience dans le retard, adoucit sa voix, comme s’il avait pris piti� du jeune qui, les yeux plaqu�s sur la logique, ne veut pas, ne peut pas voir que le retard n’est pas un temps ponctuel d�raillant d’un temps �ternel, mais un temps comme un autre, le n�tre. Le retard proc�de d’une vision du monde, d’une conception du temps. On n’est jamais en retard si l’on n’a pas une temporalit� commune. Si le retard est un temps soustrait au temps, on peut compter comme on veut. On d�cide, par exemple, de casser la montre et de d�rober l’heure de retard que met l’avion pour Alger. On n’est plus en retard, dans ce cas. Mais tant qu’� d�cider ce genre de choses, on peut aussi bien d�rober plus de temps que �a. L’avion n’a pas de retard puisqu’il n’est jamais parti.
A.M.

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