Kabylie Story : Voyage dans les singularit�s
Par Arezki Metref


�Qu’est-ce que la Kabylie ? Qu’est-ce que cette contr�e dont le nom a si souvent retenti dans la presse, comme autrefois dans nos discussions publiques ?� Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles auraient pu, en effet, dater du Printemps noir. Mais non ! Elles ont �t� pos�es dans ces m�mes termes d�j� en 1856 par le g�n�ral Eug�ne Dumas (1802-1871), un officier qui a particip� � la conqu�te de l’Alg�rie.
Dans une �tude intitul�e tout simplement La Kabylie, qui a servi de manuel aux officiers de la conqu�te, Dumas poursuivit un questionnement qui r�sonne comme une pr�occupation d’aujourd’hui. La Kabylie reste, sans doute, aux Alg�riens aussi m�connue, aussi bard�e de clich�s, de lieux communs, qu’elle ne l’�tait aux Fran�ais. Dumas �crivait, � propos des questions qu’il pose en ouverture de son ouvrage : �Ces diverses questions empruntent un caract�re d’actualit� tout sp�cial � l’exp�dition qui vient d’�tre dirig�e contre quelques tribus kabyles r�volt�es ; elles en acqui�rent un bien plus grand de compl�ter, au printemps, la conqu�te de ce vaste p�t� de montagnes sur lesquelles nul, jusqu’� ce jour, pas m�me les Romains, n’a pu asseoir sa domination�. Un si�cle et demi et plusieurs r�voltes plus tard, on en est presque au m�me point. Le caract�re frondeur, irr�ductible de la Kabylie, r�tive aux dominations, l’insoumission, un sens de la libert� forg� au cours des si�cles paraissent inacceptables, singuli�rement pour le pouvoir alg�rien issu d’un nationalisme in�puisable en r�serves de l�gitimit� jacobine et d’uniformisation aux forceps araboislamiques. Pourtant, il faut se faire � une �vidence aussi vieille que la Kabylie elle-m�me. Cette r�gion de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Alg�rie poss�de un caract�re particulier. Ce particularisme n’est pas, comme le fait accroire ce qui ressort de la propagande, le fait de la France coloniale. Des chercheurs, que l’on ne peut soup�onner de subjectivisme, comme Gabriel Camps, ont montr� que le particularisme kabyle n’est pas, loin s’en faut, une cr�ation coloniale mais bien un trait de caract�re constant dans une histoire faite de heurts et de conflits, marqu�e par la violence des tentatives de domination � laquelle s’opposa invariablement la violence de la r�sistance. L’argument, devenu le credo du baathisme d�cadent, selon lequel l’attachement de la Kabylie � ses racines historiques et culturelles d�coulerait d’une manipulation coloniale fond�e sur le fameux principe machiav�lique �diviser pour r�gner� ne tient bien s�r pas la route. S’il fallait une preuve, et une seule, pour d�monter cet argument sp�cieux, il n’est que de constater que la contestation du pouvoir autocratique d’aujourd’hui au nom des principes du pluralisme politique et culturel est affirm�e par des jeunes kabyles qui appartiennent � une g�n�ration pour qui le colonialisme rel�ve de la pr�histoire. Nous sommes loin de tout cela. Nous sommes dans des probl�matiques nouvelles, celles de la d�finition des Etatsnations issus des r�volutions du XIXe et XXe si�cles sous la pression de la mondialisation qui fait sauter les fronti�res du commerce et de la circulation des flux financiers. On ne va tout de m�me pas continuer � invoquer ind�finiment les m�mes clich�s pour justifier l’ostracisme subi par toute une r�gion qui, a bien s�r, des pans entiers d’histoire commune avec les autres r�gions d’Alg�rie mais qui a aussi ses particularit�s, voire un particularisme intrins�que qu’elle a raison d’arborer comme un honneur. Toutes les autres r�gions devraient en faire autant. Si il y a une chose que ces derni�res doivent l�gitimement prendre � la Kabylie, ou apprendre d’elle, c’est pr�cis�ment de s’honorer de sa singularit�. Celle de la Kabylie est indiscutable. Celles de la Kabylie sont incontestables. Singularit� linguistique, d’abord. En d�pit du rouleau compresseur de l’arabisation muscl�e, forcen�e, fon�ant dans le tas comme le taureau sur le morceau de chiffon rouge, la Kabylie est demeur�e l’une des derni�res r�gions berb�rophones � continuer � �tre imperm�able au diktat qui implique l’acquisition artificielle d’une langue et le reniement d’une autre, cette derni�re �tant non seulement une langue maternelle enracin�e, mais aussi une langue qui a surv�cu � deux mill�naires et demi de confrontation � des langues qui, � coups de l�gions, d’arm�es, ont essay� en vain de la r�duire � n�ant. La Kabylie est, en effet, aujourd’hui, la r�gion d’Alg�rie o� il y a le plus de berb�rophones monolingues. Ce constat devrait faire r�fl�chir ceux qui ont la conviction qu’un d�cret, appuy� par quelques coups de semonce, suffit � faire changer de langue maternelle. C’est un truisme que de souligner la propension quasi cong�nitale du nationalisme alg�rien � passer, par scotomisation, � c�t� de la complexit� dans l’appr�hension de la question des langues. On aurait pu croire que, � tout le moins, le pragmatisme dont il sait faire preuve dont la n�cessit� aiderait � d�ciller les yeux sur ceci : la seule loi concernant les langues, c’est l’usage. Singularit� culturelle : elle est sans doute connexe � la singularit� linguistique. En effet, le d�ni d’existence subi par tamazight de la part du pouvoir alg�rien a engendr� un combat pour la survie d’une langue qui a insuffl� une vitalit� culturelle d’une puissance �tonnante. La Kabylie est une r�gion o� la synth�se culturelle entre le local et l’universel est une r�ussite quasi quotidienne. Outre cette vitalit� remarquable dans la chanson, la litt�rature, le th��tre, un autre �l�ment non n�gligeable vient conforter l’originalit� kabyle : la culture se fait, depuis des lustres, envers, et souvent contre, les circuits officiels du pouvoir. Singularit� sociologique. Pour un certain nombre de raisons, dont l’�migration, la Kabylie a su se forger une personnalit� dans laquelle s’harmonisent, sans pr�judice l’une de l’autre, la tradition et la modernit�. L’ouverture sur la diversit� du monde, r�elle, ne dissout pas le respect de la tradition, colonne vert�brale d’une personnalit� rompue � l’adversit� hostile, dans une modernit� g�latineuse. Le mouvement des a’rchs, quoi qu’on puisse en penser sur le plan politique, t�moigne de cette simplicit� avec laquelle la Kabylie se meut dans un va-et-vient f�cond entre tradition et modernit�. Singularit� politique, singularit�s politiques, plut�t, s’appuyant sur un r�el souci de pluralisme, un exercice de la d�mocratie primitive r�el et une forme de la�cit� caract�ris�e par la conduite des affaires publiques par les autorit�s morales civiles et non pas religieuses. Autre singularit� politique, l’irr�dentisme. La tradition de r�sistance consubstantielle � la situation historique et g�ographique de la Kabylie a profit� de l’acquisition des formes modernes de militantisme politique par la contrainte � l’�migration. Les montagnards kabyles qui ont d�, d�s la fin du XIXe si�cle chercher du travail en France ont appris, dans les syndicats d’ouvriers, les formes de lutte politique moderne et les id�ologies de la lib�ration. Ce fonds symbolique de militantisme, qui a profit� grandement � la lutte ind�pendantiste, est transmis comme un h�ritage. Ces singularit�s existent en elles-m�mes mais la Kabylie est aussi singuli�re d’une autre mani�re : par le regard pos� sur elle par le pouvoir politique et, par ricochet, par le reste du pays. Il est rare, en dehors de la Kabylie, que l’on consid�re les Kabyles, donc la Kabylie, comme les autres Alg�riens et comme les autres r�gions d’Alg�rie. La banalisation de l’ostracisme est telle que l’on traite quelqu’un de Kabyle sans avoir la conscience de prof�rer une exclusion et de soup�onner de s�cessionisme grave le kabyle qui ose endosser la singularit� dont on l’accable. Ce travail de l’inconscient, dop� aux raccourcis de la propagande, produit des situations proprement �tonnantes. En disant �je suis oranais�, vous venez d’Oran. Si, par inadvertance, vous osez dire �je suis kabyle�, vous mettez en danger ipso facto l’unit� nationale. Cette unit� reste � d�finir dans l’int�gration, pas dans l’exclusion. Elle se fait dans fusion des singularit�s qui composent l’Alg�rie. D’�vidence, tant qu’on s’ent�tera a m�conna�tre les singularit�s kabyles, le particularisme prouv�, �prouv� plus souvent qu’� son tour, de la Kabylie, on fera montre de cette volont� de ne pas voir les l�zardes qui sinuent dans les fondements de la nation alg�rienne. Pour autant, si ces singularit�s particularisent la Kabylie mais ce sont les manipulations qui l’isolent. On n’en a pas fini avec elle tant que l’attitude � son �gard se limite aux termes d’une �quation mortif�re : le m�pris et la manipulation. Mais ce baril de poudre, dont l’explosion tonne r�guli�rement dans l’actualit� alg�rienne, est aussi une r�gion o� des gens r�vent, aiment, cr�ent. Sur la ligne de cr�tes, il plane aussi cet air du temps qu’il n’est pas mauvais de humer. Mais en commen�ant par o�, au fait ?
A. M.



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2004/12/25/article.php?sid=17317&cid=24