Kabylie Story : Bordj-Mena�l, th��tres
Par Arezki Metref


“On se retrouve au Petit-Montagnard”, me dit Omar Fetmouche au t�l�phone. A travers les gr�sillements du portable, mon embarras est pass�. “Tu demandes. Tout le monde conna�t”. C’est donc �a, la rue principale de Bordj-Mena�l : un champ de ruines ? De part et d’autre de la chauss�e, la rue porte les stigmates du s�isme du 21 mai. �Vert en bas, rouge en haut�, d�plore Omar. Les commer�ants, en d�sespoir de cause, sont revenus occuper leurs �choppes sur lesquelles les experts ont appos� des signes � la peinture rouge classant les b�tisses comme candidates � la d�molition.
Mais elles sont non seulement pas d�molies, mais il n’est m�me pas question, pour le moment, de reloger les commer�ants. Alors, sans demander rien � personne, ils sont revenus. Jusqu’� l’UGTA qui continue � squatter un b�timent � moiti� effondr�. Il y a quelque chose de tragiquement surr�aliste dans cette plaque informant de la localisation de l’UGTA, plac�e de guingois entre deux blocs de pierre d�tach�s de la fa�ade. Une balade dans le centre-ville, c’est une vir�e dans une ville-t�moin. En effet, on a l’impression que c’est toute une ville qui a �t� laiss�e � l’�tat de d�bris comme par souci p�dagogique consistant � montrer de quelle force de destruction est capable un s�isme. Mais une loi naturelle est aujourd’hui bien connue : ce n’est pas le s�isme en soi qui est destructeur. C’est l’incomp�tence des hommes. Le Stella, cette salle mythique que Omar Fetmouche et sa bande de copains qui ont enracin� une tradition th��trale solide dans une ville des passages ont choisie comme lieu d’�lection, n’a pas �t� �pargn�e. L’int�rieur est un amas de ruines, au milieu desquelles s’affairent les ouvriers. La fa�ade qui donne sur la rue tient debout, avec ses plaques, celle qui annonce l’inauguration du th��tre en 1999 et celle qui donne le nouveau nom du lieu : th��tre Sindjab (l’�cureuil). Omar Fetmouche, dont le nom est d�sormais li� � la ville, est un homme qui a su marier ses deux passions : le th��tre et Bordj-Mena�l.
Th��tres de Fetmouche

Mon p�re est “descendu” de Tafoughalt, en Grande-Kabylie, dans les ann�es 1940, comme beaucoup de familles mena�lias�, dit Omar pour appuyer que 80% de la population de la ville est kabyle, �surtout les commer�ants�. Coll�gien, Omar est enclin au th��tre. Ce penchant adolescent est boost� par des profs et, aussi, par le climat culturel de la ville en ce d�but des ann�es 1970. Le cin�-club R�volution diss�que les messages subliminaux des films de Jancso au cin�ma El Djamal. Dans la cave du Rond-Point, le caf� culturel du coin, l’orchestre r�p�te une synth�se de tous les genres musicaux alg�riens. Dans la m�me cave et, parfois, chez Papa, au Petit-Montagnard, des conf�rences suscitent des d�bats enflamm�s. On refait le monde, dans tous les sens. On dresse des plans sur toutes les com�tes. Le petit Omar baigne l�-dedans, dans ces eaux bouillonnantes de la cr�ation qui ne submergent pas une ville comme piqu�e par la mouche ts�-ts�. Le moment t�nu, interstitiel, qui verra Omar Fetmouche balancer dans le th��tre, c�der � cette passion qui le d�vore, c’est cette soir�e de 1972 o� Kateb Yacine et sa troupe sont venus donner Mohammed, prends sa valise. Il a vu la pi�ce, passe une soir�e avec Kateb et sa troupe, et, depuis lors, plus rien n’est comme avant. Pour Omar, d’abord, pour Bordj-Mena�l, ensuite. Il se lance dans le th��tre � corps perdu. Il rassemble des copains et, � partir de 1976, Bordj carbure au th��tre. Omar Fetmouche, heureux, marie donc ses deux passions. Il exporte de Bordj Mena�l une image de ville viss�e c�t� cour et c�t� jardin, ce qu’elle �tait loin d’�tre avant lui, et fait venir dans la cit� un festival r�gional � saison fixe, sans compter tout ce qui peut se cr�er comme pi�ces dans le pays. Au point o�, comme le dit Mohamed Agueniou, son ancien instituteur et n�anmoins pivot de l’�difice culturel menaili depuis l’ind�pendance, �Bordj et Fetmouche ne font qu’un dans la presse�. Pour une fois que ce n’est pas un joueur de foot mais un homme de th��tre qui incarne une ville, on ne va pas se plaindre. Le Petit-Montagnard Papa, le ma�tre de c�ans, tr�ne sur un pass� prestigieux et deux salles. Celle dans laquelle on p�n�tre est encombr�e de p�tisseries � la cr�me, qui font la joie des passants. Autrefois, tout ce que la ville recevait comme invit�s de marque venait d�guster le caf�, les p�tisseries et la sagesse de Papa. Hamani, le boxeur, et Alain Delon y ont fait une halte. Kateb Yacine aimait s’y attabler. Tahar Djaout ne venait jamais � Bordj-Mena�l sans y siroter son ness-ness. Mais au lieu de punaiser aux murs les photos de ses invit�s de marque comme dans les caf�s ordinaires, Papa les tapisse de proverbes et dictons manuscrits. “Toute m�chancet� vient de la faiblesse”, lit-on juste en levant le nez de sa tasse. On peut aussi m�diter sur ceci : “Le cri du pauvre monte jusqu’� Dieu mais n’arrive pas � l’oreille de l’homme”. Ou encore : “Le ma�tre qui tente d’instruire sans inspirer le go�t de l’instruction est un forgeron qui bat le fer � froid “. Commentaire de Mohamed Agueniou, qui a pass� sa vie dans l’enseignement : “C’est une belle chose l�, que je ne connaissais pas”. Mohammed Agueniou est une autre figure de la ville. Depuis l’ind�pendance, il est partout o� �a bouge. Il a particip� � l’orchestre local en tant que chanteur kabyle, au Cin�-Club. La troupe de Fetmouche et ses camarades l’a toujours trouv� � ses c�t�s, y compris lorsqu’il assumait des mandats �lectoraux � l’APC de Bordj-Mena�l. Il est joueur � la JSBM de 1963 � 1973. �C’�tait une �poque o� on jouait pour le plaisir du foot, dit-il. D’ailleurs, on payait notre cotisation�. Autour de cette table du Petit-Montagnard, en compagnie de Omar et de Ahc�ne, un compagnon du th��tre de la premi�re heure, nous �voquons Bordj. Son histoire. Ses figures. Les rep�res qui lui donneraient une coh�sion. “Les rep�res sont presque tous tomb�s”, dit Omar. Mais il a trop de modestie pour ajouter qu’il y’en a encore deux, autour de cette table. Lui-m�me, Omar Fetmouche, et l’humble Mohamed Agueniou. Mais il est vrai que les rep�res physiques qui balisaient la ville sont � terre. La p�tisserie Ka�di, � laquelle s’arr�taient les passagers pour la Kabylie qui traversaient obligatoirement Mena�l avant que la voie rapide ne soit construite, est aujourd’hui un creux entre deux immeubles. La salle des f�tes — “la plus belle d’Alg�rie”, s’enorgueillit Fetmouche —, transform�e par je ne sais plus quel maire inspir� en Monoprix, a �t� achev�e par le s�isme. C’est aujourd’hui une plate-forme de b�ton, bord�e de ruines et d’ordures entre lesquelles des �tals de marchands ambulants ont l'air d'une survivance d'un monde qui fut dans ses rails. "La population est, ici, furieuse contre les journalistes", me dit Ahc�ne. Ces propos sont un commentaire de la col�re exprim�e par un commer�ant en me voyant prendre une photo. "Photographiez nos ordures et les ruines", crie-t-il. Avec pus de 300 morts, Bordj-Mena�l a �t�, semble-t- il, ignor�e par les m�dias, donc par les autorit�s. Voil� pourquoi, encore une fois, le journaliste sert de bouc �missaire.
Le banjo de Rabah
A l'autre bout de la ville, le quartier s'appelle l'Oasis. La gargote de Rabah, c’est "Le Bon-Coin". La rue est encombr�e d'engins. La boue est telle qu'elle retient vos chaussures. "Je l'ai appel� juste comme �a, sourit Rabah. En r�alit�, c'est pas vraiment un bon coin." La cinquantaine joviale, Rabah est pr�sident de l'association Hadj Menouar "un gars qui �tait du coin". Rabah est un fou de ch�abi, canal historique. Il ne jure que par "Amar " (Ezzahi). Il raconte son voyage dans le ch�abi, ici. Il a de la nostalgie pour l'�poque b�nie o� on se produisait en pantalon noir, chemise blanche et nœud papillon rouge, les cheveux gomin�s. C'�tait, se souvient-il, un temps o� les choses avaient un sens. Il raconte ses rencontres, et c'est toujours des histoires de musique. L'une des plus importantes, c'est Cherchem, qui donna des cours par ici. Puis, comme pour joindre la musique � la parole, Rabah va dans les cuisines de sa gargote et revient avec un banjo. Pendant un quart d'heure au go�t sublime d'�ternit�, il encha�ne les touchias. La cit� HLM, jouxtant "Le Bon-Coin", est une assiette vide. Il n'en reste plus rien. Les immeubles sont tomb�s sur les habitants. 90 morts, rien que l�. On remonte vers le lacis des ruelles de la ville. Qu'y a-t-il � visiter � Bordj-Mena�l? Qu'y a-t-il � en dire? A en dire, d'abord.
Ville de Kabylie
Je pose la question � Omar Fetmouche. "Est-ce que cela te choque que je d�marre un reportage sur la Kabylie � partir d'ici? Omar r�pond par une autre question : "Je voulais te demander justement pourquoi tu d�marres d'ici?". Il est incontestable que Bordj-Mena est une ville kabyle m�me si elle est un peu, aujourd'hui, une sorte de fronti�re linguistique avec le kabyle dans une rue et l'arabe dans l'autre. Mais qu’elle fut totale kabyle, c'est s�r. Il n'est que de voir les tableaux de Calvaux, expos�s � la salle des d�lib�rations de la mairie, montrant le march� de Bordj-Mena�l dans les ann�es 1930 : on est bien en pays kabyle. Que Bordj-Mena�l ait �t� organiquement amput�e de la wilaya de Grande Kabylie pour �tre rattach�e � la wilaya de Boumerd�s cr��e � la faveur d’un d�coupage destin� � morceler la Kabylie, est un fait qui parle de lui-m�me. C'est injustement que Bordj-Mena�l a �cop� de l'�tiquette 15,5, au lendemain du Printemps berb�re de 1980. Cela stigmatisait la ville dans son manque de solidarit� avec le mouvement de Kabylie. Mais autant Omar Fetmouche que Mohamed Agueniou tiennent � relativiser. Il y a une bonne partie de la population qui �tait pour le mouvement. Une autre, contre. Normal. Une action de solidarit� devait partir de la Maison de jeunes. Mais cette derni�re a �t� occup�e alors par les CNS. Fin. Mais, en 1981, interdite � Tizi-Ouzou, la troupe de th��tre Issoulas est venue donner ici l'adaptation faite par Mohya de L'exception et la r�gle de Brecht. C'est la revanche des planches.
Qu'y a-t-il � dire d'autre?

Bordj-Mena�l, le Fort-des-Cavaliers : le nom m�me du comptoir renverrait � la Numidie. L'histoire s'est d�pos�e progressivement, au point de faire d'une route, d'un passage, une cit� dou�e de sa propre personnalit�. Le m�tissage l'a pr�muni, du moins en partie, du d�lire obscurantiste. "Ce qui est � Sid-Ali-Bounab et que tout le monde sait, n'est pas arriv� ici", constate Omar. Que visiter? La Maison de jeunes, me sugg�re Ahc�ne. Bien tomb�s : il y a une apr�s-midi culturelle et r�cr�ative. Une caravane de wilaya y fait �tape. La salle de spectacles est bond�e de jeunes enthousiastes. Une pi�ce d�marre dans le brouhaha. Ce sont les adh�rents de la maison de jeunes de Si-Mustapha qui jouent la Source, une pi�ce �crite pour eux par leur directeur, Azzedine Da�d. Le coryph�e entre en sc�ne, en fait le parquet dall� de la salle. Il est pieds nus. Il dit : "Nous sommes venus du r�el. C'est avec notre histoire que nous venons � vous". Le chœur reprend : "Nous sommes venus du r�el...". Les rideaux rouges de la salle donnent un air kitsch � l'ensemble. Quelques com�diennes portent le hidjab. Une chor�graphie s'esquisse parfois, sur fond de musique asiatique " qui �voque le ruissellement de l'eau", dit Azzedine. Place au hip-hop. Casquette de travers, surv�tement, les jeunes de Bordj-Mena�l dansent comme de beaux petits diables au grand ravissement de la salle. "Passez-moi une chaise", me demande une adolescente voil�e. Je m’ex�cute. Elle se juche dessus pour voir par-dessus les �paules des autres.
A.M.



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2004/12/26/article.php?sid=17338&cid=24