Kabylie Story : Agouni Gueghrane, le fant�me de Slimane Azem Par Arezki Metref
Des gamins tapent dans un ballon de foot sur un terrain vague � flanc de
pr�cipice, les joues rouges de froid, la t�te enfonc�e dans des bonnets de
laine. �Est-ce que tu sais qui est Slimane Azem ?�, demande-t-on au gardien
de but. �Dh’ khali, C'est mon oncle �, r�pond-il. Les autres arrivent. On
discute balle au centre.
�On est fier de lui, ici�, dit un des joueurs. �On
devrait �tudier ses textes�, r�torque un autre en d�signant la direction de
cette �cole m�me o� Slimane a us� ses fonds de culotte. On se souvient, ici
comme ailleurs, que Slimane Azem a �t� et reste l'un des rares chanteurs
kabyles qu'on peut �couter en famille. �a lui conf�re d�j� une place
particuli�re. A la sortie du village vers la montagne, un cube campe
lourdement sur la roche. Sur la fa�ade peinte en vert, une inscription
verticale : �Coiffure�. En contrebas, un autre b�timent est nich� au cœur
des oliviers. C'est la demeure des Azem. Slimane est n� dans une masure au
toit en terre. C'�tait la fa�on de faire de l'�poque. Une architecture
ing�nieuse et in�dite : de la terre, du schiste et des rondins de bois
d'olivier et de fr�ne. Dans les ann�es 1940, les premi�res maisons en dur
apparaissent, tranchant avec l'architecture de survie aussi vieille que ce
village qui semble tendre une embuscade � la Kouiret, cette montagne du
massif du Djurdjura sur laquelle les maisons ont l'air d'avoir pouss� plut�t
que construites. Sous la maison des Azem qui d�limite le village vers
Taguemount Na�t Ergane, des olives s�chent en tas noirs et juteux sur le
bord de la route. C'est la saison de la cueillette. On peut le savoir en
observant les nu�es d'�tourneaux qui planaient au-dessus des oliviers.
Etal�e en amont entre deux rochers, Agouni Gueghrane est hors du temps. Le
nom de ce village qui tutoie les nuages signifie �La plaine aux quilles�
mais nul ne saurait en donner une explication d�finitive. On y joua, dans
les limbes, au jeu de quilles. Il s'y tenait des concours de lancers de
javelots. Trois traits distinguent Agouni Gueghrane. La premi�re est
ancienne, c'est la place du village. Elle fut pendant longtemps, dit-on sans
quelque fiert�, la plus grande de Kabylie. La deuxi�me est, elle, toute
r�cente, c'est la d�charge sauvage qui menacerait l'�cosyst�me si elle n'est
pas stopp�e nette et vite. La troisi�me, enfin, intemporelle, c'est d'�tre
le hameau natal de Slimane Azem. Arab Akli a 86 ans. Enfin, il est pr�sum�
les avoir. Si les yeux lui jouent des tours, l'esprit, lui, est intact. Il
se souvient de ce camarade d'enfance des Nat Waali. A l'�cole d'Agouni
Gueghrane construite en 1913, ils ont fr�quent� tour � tour la classe de M.
Halet, puis celle de M. Casavous et, enfin, celle de M. Si Ahmed. Ils ont
fait le berger c�te � c�te. Ce n'est pas une l�gende forg�e apr�s coup : son
camarade taillait des fl�tes dans le roseau et aimait leur arracher ces sons
qui ressemblent � l'�cho des pierres qui roulent du haut de la montagne. Un
son �pre, lancinant, comme tenu en apesanteur. Un son qui ressemble �
l'entrechoquement de ces pierrailles qui descendent � pic du Corbeau et du
Piton, ces rochers dress�s comme deux menhirs entre lesquels Agouni
Gueghrane est post� en embuscade. Apr�s l'�cole, Slimane descend vers la
plaine pour chercher du travail. Il d�gotte un boulot dans une exploitation
agricole de Staou�li. Quand il revient � Agouni Gueghrane, une guitare dans
ses bagages, il est d�j� cet artiste audacieux qui s'appr�te � moderniser la
po�sie kabyle et � d�clencher la r�surrection de l'identit� berb�re dont il
est aujourd'hui un des p�res fondateurs. Rares les artistes qui ne se
r�clament pas de lui. Comme on en trouve d�sormais presque partout en
Kabylie gagn�e par la fi�vre de la repr�sentation, trois grands portraits
sont suspendus sur la place du village. Un repr�sente Matoub, l'autre
Abchiche B�la�d, musicien et choriste de Slimane Azem qui a fini, par
chanter de ses propres ailes, et Slimane lui-m�me. Sur le mur gondol� du
caf� de la place, deux photos sont punais�es. L'une repr�sente les joueurs
de la JSK, sagement align�s comme des �coliers pour une pose de fin d'ann�e.
L'autre est un portrait de Slimane Azem d�coup� dans un calendrier, lui-m�me
repiqu� d'une pochette de disque. Le caf� est une illustration de l'univers
nostalgique de la po�sie de Slimane Azem funambulant sur le fil d'un tesson
de verre entre l'ancestralit� incarn�e par l'ouate de la vie � Agouni
Gueghrane et l'exil, symbolis� par la transhumance � travers les caf�s, lieu
d'attente, d'expectative, stations �tranges pour �trangers. Agglutin�s
autour de tables noy�es dans la fum�e, joueurs et spectateurs s'adonnent
avec une passion bruyante aux dominos, gestes confondus. Au moins trois
g�n�rations de joueurs de dominos s'affrontent en tournois. Slimane �tait,
nous confie Akli Arab qui tenait � nous offrir le caf� dans le cœur battant
du village, un �enfant bien �lev� et un � bon �l�ve �. Sa�d Aliche, un
septuag�naire retrait� au verbe ch�ti�, se souvient de cette ann�e - ce
devait �tre en 1946 - o�, enfant en guenilles, il a vu arriver Slimane �avec
Jacqueline et sa traction avant� brillant comme un soleil de cette c�l�brit�
qu'il commen�ait � avoir en France. Akli Arab compl�te : �Il avait fait
entrer alors la premi�re tamachint alaghna, (machine � chanson,
tourne-disques)� et il a chant� � Afir � moins que ce ne soit au caf� de
Bouhnik � A 44 ans, Larbi Na�t Wali a deux raisons majeures de ch�rir
Slimane Azem. Il est de la m�me famille que lui et, comme son illustre
ain�,
il fait dans la chanson. Mais il sait qu'il lui reste � gagner un pr�nom.
C'est dur de partager le patronyme d'un g�ant. �Slice est le patrimoine de
toute la Kabylie�, relativise-t-il. Que Agouni Gueghrane lui doive sa
renomm�e, c'est �vident. Trois fourgons sur cinq qui font la navette avec
les Ouadhias �coutent du Slimane en boucle. Depuis sa mort en exil, Slimane
Azem est c�l�br� quasiment comme un marabout. Une v�ritable Slimania s'est
empar�e du monde artistique et militant kabyle, qui souvent ne fait qu'un.
Ce culte vou� � Slimane Azem est justifi� au moins par son g�nie novateur de
musicien qui a su �lever au rang de genre musical les frustes accords de nos
montagnes. Il est justifi� aussi par sa grande qualit� de po�te aux images
de fabuliste, pionnier dans la contestation. Il est justifi� enfin par la
r�appropriation par le mouvement berb�re des figures de son patrimoine.
Slimane est parti. Il a p�r�grin�, guitare et nostalgie de tamurthiw, Agouni
Gueghrane, en bandouli�re, de ville en ville, dans l'exil. Il est mort en
France. Il est enterr� en France sans jamais �tre revenu dans ce village
comme fig� entre ciel et terre, entre avant et apr�s, qui �tait pour lui le
refuge ultime. Il n'est pas revenu, priv� du bercail pour de sombres
histoires d'interpr�tation de ses actes et de ses chansons. Peut-�tre qu'un
jour il faut mettre un terme � ce malentendu et rendre � la terre qui l'a vu
na�tre, un homme qui l'a tellement aim�e que, m�me s'il en est loin, elle se
confond avec lui.
A.M.
Dans notre prochaine �dition,
Tizi Hibel, les fils du pauvre
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