Kabylie Story : A�t-Yenni, pause nostalgie Par Arezki Metref
C’est avec un pincement au cœur que j’observe des ouvriers s’acharner
contre l’�cole d’Agouni-Ahmed. Ils la d�truisent, sans piti�, sans remords,
avec la conscience apais�e d’hommes affair�s � de grandes choses. Un monde
s’�croule dans un bruit de d�solation. Ces deux classes aux murs droits et
aux tuiles bien rouges, qui se distinguaient des autres constructions de
tadart par leur respect de la g�om�trie, ont �t� �difi�es vers 1889.
C’est
un monument qu’on supprime de l’espace, un rep�re qu’on fait dispara�tre
dans le fracas des fourches. On imagine le nombre d’�l�ves, de g�n�rations
d’�l�ves, qui ont ouvert les yeux sur un monde lointain, � peine palpable, �
partir d’ici. Merzouk, qui m’accompagne dans ce reportage particulier pour
lui autant que pour moi, a fr�quent� cette �cole. Mon propre grand-p�re y a
�t� �l�ve � la fin du 19e si�cle avant de faire l’Ecole normale et de s’en
aller semer l’instruction aux quatre coins de l’Alg�rie, de T�bessa �
Bordj-Bou- Arr�ridj. Depuis quelques ann�es, le village se vide. L’exode
autant que la d�natalit� ont fait qu’il n’y avait quasiment plus d’enfants �
scolariser. Dans un premier temps, on a d�cid� de fermer l’�cole puis de lui
substituer un centre de formation. Mais au lieu de construire ailleurs et de
vouer les deux classes antiques � un autre usage, on a pr�f�r� faire simple.
On casse. Dans les d�combres de ce qui fut, et qui ne sont pas les pierres
de ce qui sera, on lit l’incertitude du temps. Des hommes emmitoufl�s dans
des burnous blancs, sans distinction d’�ge, font les sentinelles de
l’ancestralit�. Aussi loin que je m’en souvienne, il en a �t� ainsi. Il fait
trop froid pour l’immobilit�. A d�faut de s’accroupir sous le fr�ne d’Agouni
� exceller dans l’art de l’�loquence, ils marchent c�te � c�te, indiff�rents
� la dictature de la montre qui tourne, remontant les pans de leurs burnous
en accompagnant ce geste pr�cis de la r�plique qui fait mouche, convaincus
que le monde n’est rien de plus qu’une parole de sagesse. Et convaincus
aussi qu’il n’est rien de moins qu’une parole de sagesse. Je les
regarde et c’est toute l’histoire d’une lign�e, � laquelle j’appartiens, que
je vois se mouvoir d’un arbre � l’autre, parcourant dans cette distance
congrue des si�cles de vigilance et des lieues d’�merveillement. Salim, la
taille aussi haute que le verbe, a quitt� Alger – o� il a grandi – pour
Agouni-Ahmed par attachement � ses racines. C’�tait il y a trente ans.
Maintenant, il se confond avec le village. Il en incarnerait presque les
pulsations. On peut s’y absenter pendant des lustres et lorsqu’on revient,
il est toujours l�, toujours l� o� il a d�sir� �tre. “Je pensais � cette
citation de Machiavel”, dit Salim. Il cligne des yeux. Il roule les syllabes
comme des galets : “Les hommes ont tendance � respecter davantage ceux
qu’ils craignent que ceux qu’ils affectionnent”. Marzouk a grandi, lui
aussi, dans ce village. C’est toute son enfance qui flotte dans l’air qui
semble stagner depuis des mill�naires. Cet air a la puret� dense du
placenta. De quoi donc accouchera ce monde ? Les hasards de la vie ont
conduit Merzouk � s’installer, il y a quarante ans, � Tizi-Ouzou. Tout au
long de ces ann�es, il revenait �pisodiquement � Agouni-Ahmed mais moins que
moi, qui suis au diable vauvert. On embarque Da Ma�mar. Qui conna�t
A�t-Yenni mieux que lui ? Il y a enseign� depuis l’ind�pendance. Il y a m�me
v�cu cette chose unique : nomm� � la t�te du CEM Larbi-Mezani, il lui
�choira le bureau dans lequel l’arm�e fran�aise l’avait tortur� pendant la
guerre de Lib�ration. Tous les jours, pendant des ann�es, en p�n�trant dans
son bureau, il refaisait, du m�me coup, une incursion dans ce pass� p�nible.
Da Ma�mar a �t� maire de A�t- Yenni. Il en sait l’histoire r�elle, qu’il
est, du reste, en train d’�crire. Il en conna�t les l�gendes. Il peut vous
parler, pendant des heures et dans diff�rentes langues, de la faune, de la
flore. On prend Avridh Ouhamziou jusqu’� la tombe de Mouloud Mammeri, puis
on bifurque � gauche. Le Djurdjura tend vers le ciel une main estropi�e. Les
A�t-Yenni �taient autrefois armuriers. Leur savoir-faire dans le travail du
m�tal �tait tel qu’ils sont arriv�s, quelques mois avant le d�barquement
fran�ais � Sidi- Fredj en juillet 1830, � ruiner l’�conomie deylicale en la
noyant sous de la fausse monnaie. Le pouvoir savait d’o� le coup venait. Il
arr�tait des Kabyles, ind�pendamment de leur appartenance tribale, et
mena�ait de les faire ex�cuter si les matrices qui servaient � fabriquer la
fausse monnaie n’�taient pas remises � l’autorit� ottomane s�ance tenante.
Les A�t- Yenni livraient r�guli�rement les matrices pour sauver la t�te des
otages, puis ils couraient vers leurs ateliers clandestins pour en fabriquer
d’autres. L’invasion fran�aise des A�t- Yenni a stopp� la fabrication
d’armes. Une arm�e d’occupation ne pouvait que mettre un terme � cette
petite industrie d’o� sortaient toutes les armes, canons compris, qui
servaient � lui r�sister. Les A�t- Yenni transf�rent alors leur savoir-faire
sur la bijouterie. Ils se sont mis � travailler l’argent au point d’en
devenir les ma�tres. Da Ma�mar me dit que les sept villages se vident de
leurs habitants comme par l’effet d’une h�morragie. Agouni-Ahmed, pour ne
parler que de l’un des plus petits villages, a d� perdre les neuf dixi�mes
de sa population en quinze ans. Les gens s’installent ailleurs, l� o� il y a
du travail. Merzouk observe � Tizi-Ouzou une arriv�e massive des gens des
A�t-Yenni attir�s, semble-t-il, par la possibilit� qu’offrent les
coop�ratives d’acqu�rir un logement. Pour tout dire, c’est � A�t-Yenni que
l’id�e de cette errance � travers la Kabylie m’est venue. C’�tait l’�t� d’il
y a deux ans. La chaleur posait comme un couvercle sur les villages. Je
devais me rendre d’Agouni-Ahmed � Taourirt-El-Hadjadj, en compagnie de Da
Ma�mar. Un homme de sa connaissance s’avance vers nous, les yeux cach�s par
des lunettes et par un chapeau de paille. Il porte une blouse grise
fatigu�e. Il tient dans une main un b�ton, et un couffin dans l’autre. Le
montagnard, dans toute sa splendide caricature ! Il dit, il susurre plut�t :
“Il me semble bien qu’� la page… de Huis clos, Jean- Paul Sartre a commis un
impair dans l’accord des temps.” Le d�cor �tait le suivant : la canicule,
des montagnards accabl�s par les petits soucis du quotidien, la tension
politique du Printemps noir en musique de fond et ce laboureur des �toiles
qui se pr�occupe de la marge des marges, une griffure r�elle ou suppos�e
dans la concordance des temps chez Sartre. J’ai alors pris conscience de
cette banalit� : aucune tension, aucune acc�l�ration de l’histoire sous la
pouss�e des �v�nements, aucun conflit ne peut biffer l’air du temps, ce
souci d’esth�tique gratuite qui peut harceler les hommes comme une id�e
fixe. A la prochaine occasion, j’irai � la qu�te de l’impalpable dans cette
Kabylie expurg�e, � son corps d�fendant, de ses onirismes travers�s en toute
force par l’�pre loi de la r�alit�. Pour mesurer la solitude des
A�t-Yenni,
il faut y venir en hiver. Autour des colporteurs de Agaradj, peu de monde.
O� est la foule estivale ? Le caf� dans lequel Matoub Loun�s a �t� lib�r� en
1994 est plong� dans l’obscurit� et le calme d’une apr�s-midi d’hiver livr�e
aux caprices des noces du chacal, ce t�lescopage iris� du soleil et de la
pluie. Taourirt-Mimoun, la colline que le roman de Mouloud Mammeri a tir�e
de l’oubli, mais pas de tout l’oubli, dodeline la cr�te de nostalgie. A
l’auberge du Bracelet d’Argent, d’o� la vue sur Lalla Khadidja est une toile
de ma�tre, quelques “autochtones” font de l’introspection esseul�e. Da
Ma�mar raconte Agouni-Ahmed de son enfance � Marzouk, lequel Marzouk narre
le sien. On parle aussi du terrain sur lequel l’auberge a �t� construite.
Une terre d�volue � un saint, qui a r�agi lorsqu’on a voulu construire
dessus. Les l�gendes se contredisent sur �a mais n’est-ce pas leur vocation
que de se contredire ? On quitte A�t-Yenni apr�s avoir fait une petite
visite � A�t-Larba�. On traverse A�t-Lahc�ne, en longeant un p�t� de maison
parmi lesquelles celle de Hamid, le Idir de la chanson. On descend vers
thakhlidjt ath lakhla. Le petit �lot d’autrefois est aujourd’hui le
commencement d’un nouveau village. On continue � descendre. Chaque fois que
je passe devant zaou�a Nsidhi Velkacem, j’ai une petite pens�e pour Brahim
Izri. Le destin veut que j’apprenne son d�c�s au moment o� je termine cette
�tape.
A.M.
Dans notre prochaine �dition, Akbou, la plume de Taos.
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