Panorama : CHRONIQUES DES TEMPS SORDIDES
Une fleur sauvage au milieu des rails...
Par Ma�mar FARAH chroniquetemps@yahoo.fr


Dehors, le temps va, bouscul� par des cumulonimbus qui ont les bajoues d’une immense barbe � papa, emmen� par l’ombre des peupliers qui court sur l’asphalte sans aller nulle part ; le temps va, corrod� par le rev�che soleil alg�rien, charg� de tant de plaies mal cicatris�es. Dehors, le printemps s’emm�le les pattes dans l’impuret� d’un ciel souill� par l’imminence d’un orage. Les vents sifflent avec fureur sur la toiture.

Dedans, les Feux de l’amour rallument la passion �teinte de la �Madone �, comme il se pla�t � d�signer sa femme, Yamouna, qui ne rate jamais l’�ternel feuilleton de TF1. Dedans, il s’occupe comme peuvent s’occuper les retrait�s, en lisant dix fois le m�me article de son quotidien pr�f�r�, en cuisinant ou presque, en regardant la t�l� quand sa �Madone� voulait bien la lui c�der. Il se l�ve, va dans la chambre, s’�tend dans la p�nombre en attendant que les Feux de l’Amour s’�teignent. Dans ces moments-l�, son esprit vagabonde et de vieilles images ressortent du pass�. Dans son cœur, le printemps �ternel brille alors comme un soleil de tendresse, faisant tourner le petit moulin de son cœur, ressuscitant une nu�e de souvenirs qui envahit son ciel pour y planter le bleu du bonheur. Alors, sans savoir pourquoi, il se sent heureux. Terriblement heureux. Il oublie tr�s vite les petits probl�mes quotidiens. Oubli�e la retraite mis�rable qu’il peine � r�cup�rer, au bout d’une longue attente devant les guichets de la poste. Effac�es, gomm�es, les imbuvables images qui peuvent ternir le beau tableau des souvenirs radieux. La belle saison s’installe alors dans sa t�te. Toute sa vie durant, il n’a connu qu’un seul boulot : cheminot. C’est son p�re qui l’avait orient� vers ce m�tier mythique � l’�poque. Lui-m�me avait chevauch� tr�s t�t, � l’aube du si�cle pass�e, cette �jument de feu� qui allait de la mer � la steppe, dans un magnifique voyage � travers le Tell et ses hautes montagnes. Plus tard, lorsqu’il rejoignit la grande famille du rail, il connut les m�mes plaisirs, mais sa machine � lui fut une rutilante motrice �lectrique qui avait de la gueule et qui allait beaucoup plus vite que la locomotive � vapeur de ses pr�d�cesseurs. Il se revoit dans �sa� locomotive, entamant la descente de A�n- Nafra avec son lourd fardeau de minerai. Les freins grincent dans le calme de la nuit et tout le train semble se cambrer. La moindre h�sitation, le plus petit faux-pas, le plus banal des incidents techniques peuvent provoquer la catastrophe et il garde en m�moire les nombreux d�raillements survenus sur cette ligne mini�re qui sert de colonne vert�brale � toute la r�gion. Il se revoit aussi � la t�te d’un convoi de plusieurs centaines de tonnes de charge, � travers des rampes de 26mm par m�tre, sur ce tron�on de tous les dangers qui compte cinq tunnels entre Souk-Ahras et Bouchegouf, � pr�s de 800 m�tres d’altitude. Le pr�cieux chargement qu’il doit conduire jusqu’� la limite de son secteur ira plus tard alimenter ces hauts fourneaux qui ne s’�teignent jamais et dont la panse est insatiable. Quelqu’un a-t-il un jour reconnu officiellement le r�le de tous ces cheminots qui ont tant su� sur ces lignes pour permettre � la grande machine de l’�conomie nationale de fonctionner normalement ? A-t-on, au plus haut niveau, d�cern� une m�daille aux rois du rail, ces braves patriotes qui, dans la longue histoire des chemins de fer alg�riens et de Bel-Abb�s � Souk-Ahras, ont aliment� toutes les r�sistances contre l’oppression et l’exploitation. Qu’il neige ou qu’il vente, par tous les temps et toutes les situations, les cheminots n’ont jamais failli � leur mission. Au cours de la derni�re d�cennie, ils furent particuli�rement courageux. Ils men�rent leurs convois vaillamment, � travers les r�gions isol�es, au cœur du danger et de la nuit noire, pour contenter l’app�tit f�roce des hauts fourneaux, acheminer le gasoil vers les zones les plus recul�es, transporter le bl� jusqu’aux minoteries et amener tout ce qui est utile et n�cessaire � la vie de l’homme. Il se souvient de ces voyages p�rilleux qui le menaient, par des nuits sans lune, dans les profondeurs des gorges et les cimes des djebels. Il attendait le pire, � chaque virage. Dans les petites gares retir�es o� il devait obligatoirement s’arr�ter, il scrutait le moindre d�tail, s’attardant sur les coins et recoins du b�timent principal et des installations annexes. M�me la silhouette du chef de gare agitant sa lampe dans l’obscurit� des quais mal �clair�s peut �tre une ruse qui cache un plan diabolique destin� � tuer, br�ler, saboter. Des gares furent br�l�es et des familles d�cim�es. Qui se souvient de ce train arr�t� en rase campagne par les terroristes du c�t� de Tlemcen et enti�rement incendi� ? Qui se souvient de ces braves soldats de l’ANP rentrant chez eux en permission et qui furent �gorg�s par les hordes sauvages ? Plus tard, la pr�sence en grand nombre de gendarmes surarm�s apporta un peu de s�curit� � ces trains de la peur qui ne se sont jamais arr�t�s de rouler. A aucun moment, le trafic ne fut interrompu. A aucun moment, les cheminots n’ont refus� d’accomplir leur devoir, dans des conditions extr�mes o� le danger des zones non s�curis�es n’�tait pas l’unique d�fi � relever. L’argent manquait pour acheter de nouvelles locomotives et les vieilles motrices acquises durant les ann�es soixante- dix et quatre-vingt peinaient � assurer leur mission convenablement. Fatigu�es, us�es, ces juments d’acier qui ont connu une jeunesse �tincelante n’arrivaient plus � galoper avec la fra�cheur d’antan. M�me les pi�ces de rechange faisaient d�faut. Pourtant, dans les ateliers, loin des sunlights, des hommes vont faire l’impossible pour redonner vie � ces carcasses ratatin�es, utilisant tout leur savoir-faire et leur ing�niosit� pour r�inventer la technologie � l’aide d’�l�ments fa�onn�s sur place et de trouvailles astucieuses qui laisseraient pantois le plus brillant des ing�nieurs europ�ens. Et les trains continuaient de rouler et il n’arr�tait pas de raconter � Yamouna les merveilleuses histoires des femmes et des hommes qui ont maintenu la vie dans un corps chancelant, au bord de l’asphyxie. Il n’y avait plus de sous pour importer les machines et il n’y avait plus rien… Seulement, le g�nie b�tisseur des ouvriers alg�riens, ceux-l� m�mes que l’on insulte aujourd’hui, a cr�� des miracles dans chaque usine, � l’int�rieur de chaque atelier, dans les villes et les campagnes et sur chaque pouce de cet immense territoire qui n’en finit pas de r�sister � toutes les temp�tes, � toutes les convoitises et � tous les complots. En ces temps-l�, et pour ne pas changer, les voleurs volaient et les escrocs escroquaient. Les �pouses des bras longs se faisaient offrir des appartements par des walis complaisants ; les locaux et les lots se troquaient � gogo sur le march� de la rapine ; l’honneur �tait vendu en dinar et en devises et la dignit� foutait le camp. Dame bureaucratie et mademoiselle corruption s’adonnaient aux jeux de Lesbos dans les cabinets douillets de l’Administration. Avec un grand A, Monsieur ! Alors, jugez-les, jugez-les tous parce qu’il en reste des divisions enti�res. Et le train, Monsieur ! Il ne s’est jamais arr�t�, lui ! Et le cheminot ? Sais-tu o� il habite ? Combien touche-t-il par mois ? Le fric, ce n’est pas ce qui l’int�resse, mais enfin, quand vient le Mouloud, il voudrait, lui aussi, acheter des fus�es � ses enfants qui ne prennent jamais l’avion. Juste pour changer. Pour voyager autrement… Yamouna vient d’�teindre le t�l�viseur. C’est l’heure d’aller voir les infos. Il ira compter le nombre de soldats am�ricains tu�s par la r�sistance. Comme tous les Arabes dignes, il vibre � chaque fois que l’on prononce les mots Irak et Palestine. Mais, aujourd’hui, et pour une fois, il voudrait tant voir et revoir les images du journal t�l�vis� alg�rien, r��couter le commentaire. La voil� sa revanche : 50.000 milliards de centimes vont retaper � neuf la soci�t� des cheminots et son m�me pourra enfin conduire une motrice moderne, une de ces machines futuristes qu’il voit � la t�l�vision et qui vont relier Annaba � Alger en cinq heures ! Il rallume le poste et jette un regard fier sur le cadre qui tr�ne au-dessus du buffet : son fils de trente ans arbore dignement sa tenue de chef de gare. Dedans, dans son cœur, les fleurs de l’espoir poussent, poussent comme une nouvelle passion. Dedans, le printemps du rail lui donne des ailes et il a envie, encore une fois, rien qu’une fois, de forcer ce tas de ferraille charg� de minerai � grimper la pente soukahrassienne dont on dit qu’elle n’a pas sa pareille au monde. Presque � la force de ses bras ! La porte claque. Il se retourne. Yamouna rentre le linge car l’orage vient d’�clater… Dehors, le temps va, immortel. Une fleur sauvage pousse entre les rails. Juste � c�t� d‘une trace de sang s�ch�. Le temps va… M. F.

P. S. : Ben Bella, l’ancien pr�sident, a dit que la place de Benchicou n’est pas en prison. Vous aussi, dites quelque chose. Dites et restez debout ! Dites et regardez la lumi�re bien en face ! Quoi ? Il n’y a qu’une vie ? Mais sachez aussi qu’il n’y a qu’une mort. Ne perdez pas votre temps � vous abaisser et � vous taire. Regardez Ben Bella ! Il a pouss� dans le sens de la hauteur ! Quelle aubaine pour tous ceux qui vont assister � son jubil�. Il �tait grand et le restera m�me si nous ne partageons pas son enthousiasme pour l’amnistie. Mais �a, c’est une autre histoire…

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