Le Soir Retraite : FACE A LA COL�RE DU PEUPLE DES �SANS-GRADE� ET A LA TR�S FORTE HAUSSE DES IN�GALIT�S SOCIALES
D�sarroi, c�cit� politique et impuissance des gouvernants


Martin Hirsch est un scientifique fran�ais de renomm�e. Il pr�sidait, il n�y a pas longtemps encore, l�Agence sanitaire fran�aise, pr�sidence dont il a d�missionn� pour des raisons de divergences avec le gouvernement. Mais il est aussi connu pour son militantisme humanitaire et pour les droits sociaux pour les plus d�favoris�s. Ce n�est pas un hasard s�il pr�side aujourd�hui aux destin�es de l�association fran�aise Emma�s proche de l�abb� Pierre. Il est aussi ma�tre des requ�tes au Conseil d�Etat. Hirsch est une des voix les plus autoris�es en France sur les questions de protection sociale et les in�galit�s.
Le lendemain du non fran�ais massif au r�f�rendum sur la Constitution europ�enne en mai dernier, Hirsch est intervenu tr�s souvent sur les plateaux des t�l�visions fran�aises pour livrer son diagnostic sur ce rejet et proposer une d�marche pour sortir la France de sa profonde crise sociale. Il y a quelques jours, il publiait dans le quotidien fran�ais Le Monde � �dition du 23 juillet 2005 � un point de vue intitul� �Sans-grade et �lites face � face�. Ce texte est de tr�s haute facture et l�analyse qui y est d�velopp�e est d�une grande lucidit�. Il nous a sembl� de le faire conna�tre de nos lecteurs. M�me si comparaison n�est pas raison, les similitudes entre le contexte fran�ais et les dramatiques r�alit�s sociales en Alg�rie existent, la coupure entre les gouvernants et le peuple des exclus et des �sans-grade� est une r�alit�, l�absence de strat�gie efficace pour r�duire la pr�carit�, les in�galit�s sociales et le ch�mage est une donn�e majeure, et la c�cit� politique de l�Ex�cutif s�installe dans une dangereuse chronicit�. Dans sa tribune, Hirsch commence par d�crire l�atmosph�re qui r�gne chez ceux que l�on nomme les grands : ��Quand on fr�quente le milieu des classes dirigeantes et celui des �sans-grade�, on ne peut �tre que frapp� par un double d�sarroi, parfaitement sym�trique. L�-haut, la France est d�crite comme dans un �tat �pr�insurrectionnel�. �N'est-ce pas que cela va exploser ?�, dit-on dans les d�ners. �Cela ne pourra pas durer longtemps comme cela !�, rench�rit-on sur les terrasses. �Quand pensez-vous qu'aura lieu l'insurrection ?�, interroge-t-on dans les couloirs des cabinets minist�riels.�� Alors que parmi les sans-grade, la France d�en-bas, selon lui, �le sentiment pr�vaut que rien ne change, que les m�mes erreurs sont commises par les �lites, o� l'aveuglement r�gne�. A juste titre, Hirsch trouve m�me curieux de voir �les classes dirigeantes int�rioriser aussi fortement le principe d'une insurrection, comme si elle �tait justifi�e et m�rit�e !� : c�est dire aussi que ces gouvernants sont quand m�me inform�s et conscients que l�explosion sociale est imminente, si rien n�est fait � d�efficace et de durable � pour la pr�venir. Les �meutes populaires qui se sont multipli�es ces derni�res semaines en Alg�rie, notamment dans nombre de grandes villes du Sud et de l�extr�me-sud du pays, sont r�v�latrices du d�sarroi, de la c�cit� politique et de l�impuissance des gouvernants. Ces derniers n�opposent comme seuls �rem�des imm�diats� � ces d�flagrations des �sans-grade�, la r�pression tous azimuts et la th�se �cul�e de la manipulation des manifestants par des forces occultes non identifi�es : chacun ses ovnis ! que la question des in�galit�s a �t� �vacu�e du d�bat politique et qu�il faut la remettre sur le devant de la sc�ne. Et de s�interroger � propos de ces in�galit�s : �Lesquelles sont inacceptables, par nature, selon leur niveau, ou en fonction de leur caract�re transitoire ou durable ? Lesquelles seraient l�gitimes ? Comment agir sur leurs causes et non pas simplement att�nuer leurs effets ?� Pour lui cette r�gle est sans appel : �On ne peut pas r�former un pays quand flotte un sentiment d'injustice ni �tre exigeant vis-�-vis de l'effort, sans convaincre que celui-ci est �quitablement r�parti.� Le diagnostic aussi : �Les �carts d'esp�rance de vie entre cat�gories sociales sont forts en France et s'accentuent.� Et de poser les bonnes questions pour trouver les bons rem�des, � partir d�exemples concrets : �Comment, dans ces conditions, retarder uniform�ment l'�ge de la retraite ? Quant � ce qui est reproch� aux hauts revenus, ce n'est pas tant qu'ils sont hauts, c'est surtout qu'ils continuent � augmenter quand pauvret� et ch�mage s'aggravent. Il ne suffit pas de dire qu'il y aurait d'un c�t� des personnes surprot�g�es qui feraient obstacle � toute r�forme, favoriseraient les rigidit�s de la soci�t�, jalouses de leur statut, au d�triment de tous les pr�caires. Ce discours sous-entend qu'automatiquement, un peu moins de protection pour les uns se traduirait par un peu plus de facilit� et de stabilit� pour les autres. Or, on constate au contraire une diffusion des ph�nom�nes de pr�carit�.� Pour Hirsch, in�galit�s et protections sont les deux param�tres-cl�s du contrat social. Et que faute de doctrine sur les unes et sur les autres, le d�bat sur le mod�le social reste superficiel et hypocrite. Il n�h�site pas d�ailleurs � railler cette notion du fameux mod�le social fran�ais qui se r�sume simultan�ment � des d�penses �lev�es, des d�ficits qui se creusent, un ch�mage haut, une pauvret� qui s'�tend, et des in�galit�s qui ne s'att�nuent pas, et toute somme suppl�mentaire investie dans le dispositif fran�ais ne provoque pas un gain r�el de protection. Et de rappeler, � propos du syst�me de protection sociale : �N'oublions pas que la r�forme des retraites se fait pr�cis�ment au moment o� l'on voit remonter le nombre de ceux de plus de 60 ans qui vivent au-dessous du seuil de pauvret�. Quant � la r�forme de l'assurance-maladie, ses �conomies sont virtuelles, ses menaces sur l'�gal acc�s aux soins sont s�rieuses�. Pour Hirsch dans ce contexte, les attaques comme les d�fenses du �mod�le fran�ais� � qu�il renvoie dos-�-dos � sont souvent � la fois vicieuses et maladroites, comme en atteste la rh�torique sur la Grande-Bretagne. Il n�h�site pas d�ailleurs � mettre en garde ceux qui en France seraient tent�s de passer par �la purge sociale thatch�rienne�.
Les solutions existent pour faire red�marrer la croissance et l'emploi
Pour Hirsch, le rem�de existe : il ne faut pas passer par trente-six chemins. �Un : comment faire pour que le retour au travail se traduise syst�matiquement par un gain de revenus, sans pour autant diminuer la protection des ch�meurs et des allocataires de minima sociaux ? Deux : comment passer d'un syst�me uniforme de m�diocre compensation financi�re de l'exclusion � un accompagnement personnalis� et contractualis� des personnes en difficult� ? Trois : comment faire en sorte que la notion de s�curit� sociale professionnelle soit autre chose qu'un slogan mais connaisse un v�ritable contenu ?� Tout en s�interrogeant sur l�existence d�une autre voie que l'accroissement des in�galit�s et la r�duction des protections, m�me transitoires, pour faire red�marrer la croissance et l'emploi ? Et de s�inqui�ter sur la capacit� des gouvernants actuels de son pays � pouvoir s'atteler � ces chantiers : �On sous-estime leur faiblesse !� Il est estime que si la situation est si d�sesp�rante, �c'est aussi parce qu'on a le sentiment que m�me les meilleures politiques, � les supposer con�ues, ne pourraient pas �tre mises en �uvre. L'Etat est moins respect�, parce qu'il ne satisfait pas aux deux conditions qui inspirent le respect : la justice et l'efficacit�. Incapacit� � d�cider, peur de la concertation, impuissance masqu�e par des incantations vaines ou de la communication spectaculaire�. Ce tableau effrayant sur l�Etat en d�liquescence pourrait s�appliquer ais�ment au contexte alg�rien. Pour compl�ter et �tayer ce tableau, Hirsch revient sur les causes et les cons�quences du non fran�ais au r�f�rendum sur l�Europe : �L'Etat n'a pas tir� pour lui-m�me les cons�quences de la construction europ�enne et de la d�centralisation. Prendre une d�cision aujourd'hui s'apparente � ouvrir un coffre muni de quatre serrures, avec quatre d�tenteurs de cl�s, jamais l� au m�me moment. Les conseils g�n�raux ont des comp�tences en mati�re sociale, mais l'appareil statistique ne permet pas � un pr�sident de Conseil g�n�ral de conna�tre le nombre d'enfants pauvres dans son d�partement. Le droit au logement opposable ne voit pas le jour, notamment parce qu'on ne saurait pas quelle collectivit� d�signer comme responsable. Dans un pays construit autour d'un Etat fort, les dysfonctionnements de la machine d'Etat sont plus graves qu'ailleurs.� Et gare aux solutions qui consistent selon lui � faire dans l�inflation des lois, ce qu�il appelle �la fuite en avant l�gislative�, un syndrome qui a d�j� contamin� l�Ex�cutif alg�rien. Il d�cerne d�ailleurs, � titre de d�cision malheureuse prise en France en 2004 et tr�s contest�e en son temps par les partenaires sociaux, �la palme de l'ann�e derni�re (qui) revient � la loi qui a cr�� le revenu minimum d'activit� : le nombre de d�put�s qui l'ont vot�e est sup�rieur au nombre de personnes qui en ont b�n�fici� !� Il consid�re qu�aujourd'hui, la complexit� est telle qu'il faudra bien, dans la m�me p�riode, �transformer drastiquement notre organisation administrative et s'attaquer aux probl�mes de fond�. Il n��pargne pas pour autant la soci�t� civile qui a une lourde responsabilit� : �C'est elle qui contraindra notre classe politique � tirer v�ritablement les le�ons des d�saveux successifs pour que se construise un v�ritable projet de soci�t�.� L�Alg�rie n�est pas � l�abri d�une tr�s nette et brusque d�t�rioration de la situation sociale : se voiler la face serait une erreur politique d�une particuli�re gravit�. Continuer � ignorer cette col�re des �sans-grade� m�nera � toutes les faillites. Il est temps de r�agir avant qu�il ne soit trop tard. C�est l�affaire de tous les Alg�riens. Mais les gouvernants ne pourront pas dire qu�ils ne savaient pas. Et l�argent du p�trole ne pourra pas grand-chose.
Djilali Hadjadj

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