Actualit�s : Dans la grisaille d�Alger
Par Le�la Aslaoui


Premier r�cit 
Comme � chaque rentr�e scolaire, Zohra se demande quel moment elle choisira pour remettre les trois listes de fournitures scolaires � Lakhdar son mari. C�est hier que leurs enfants les ont rapport�es de l��cole. Elle les a fait dispara�tre � l�int�rieur du buffet de cuisine. Celle de son a�n� est la plus longue. �Normal, se dit sa m�re, Hakim est au CEM� Mais elle se rend compte que Youcef et A�da qui sont au primaire, sont aussi exigeants.
Quand donc l�affrontera-t-elle ? Au d�ner ? Impossible. Il lui enverra les assiettes � la figure. Apr�s le d�ner ? Il l�accusera comme les autres fois d��tre la cause de ses insomnies. Demain matin ? Ses �clats de voix r�veilleront ses voisins de palier. Hakim la harc�le et ne cesse de reposer la m�me question : �Alors lui as-tu donn� ma liste ?� Il est f�ch� et s�en prend � sa m�re. La moustache � peine naissante, � treize ans, il lui parle comme il a entendu son p�re s�adresser � elle. Ce qu�il sait par contre, c�est qu�il a envie de s�en sortir. C�est pour cela qu�il s�efforce de s�appliquer et de se situer parmi les bons �l�ves. Il ne veut pas ressembler � son p�re, son grand-p�re, son oncle, � sa m�re, tous analphab�tes. Il r�ve d�une grande et belle maison, d�une voiture rutilante. Pour l�instant il est l� � dar... personne en haut ne sait qu�il existe un brillant �l�ve � dar... Et lorsqu�il rapporte de bonnes notes, Lakhdar ne sait pas lui dire autre chose que : �Apr�s tout, c�est pour toi et avec tout ce que je d�pense, ce serait malheureux que tu aies de mauvais r�sultats.� Il est fier, tr�s fier de son fils mais on ne peut pas faire de compliments lorsqu�on n�en a jamais re�us. Et puis Lakhdar n�a pas le temps d��tre tendre, affectueux car la vie, � sa vie � ne lui a octroy� qu�un passe-temps et un droit : compter... compter ce qu�il d�pense, ce qu�il lui reste pour terminer le mois... pour nourrir ses sept enfants... les habiller... payer le loyer... les frais de transport pour se rendre � l�usine, l��lectricit�... que dire des rentr�es scolaires ! Un v�ritable cauchemar ! Pourquoi donc a-t-il eu la lubie �d��migrer� ver la capitale en 1962 ? Dans son village, on le connaissait et respectait. On disait �Lakhdar ould Hadj�. Il �tait heureux et ne levait jamais la main sur Zohra sa cousine et sa femme. Il �tait ouvrier agricole et n�avait pas l�impression d��tre pauvre. Apr�s le d�ner, celle-ci s�arme de courage et lui tend les trois feuilles sans dire un mot. Avant m�me qu�il ne la saisisse par les cheveux, elle se h�te de s��loigner. Son visage s�assombrit, il la rejoint dans la pi�ce commune. 
- Ne crains rien, je ne vais pas te frapper. Il me reste 2000 DA pour terminer le mois. Demain matin j�ach�terai pour 1000 DA de fournitures scolaires. J�ach�terai celles des gar�ons, surtout Hakim. A�da n�ira plus � l��cole. Apr�s tout, ce n�est qu�une fille, un jour ou l�autre elle se mariera. 
- �Pourquoi donc ce serait elle que l�on sacrifierait ? Elle passera son examen de 6e cette ann�e et sera au CEM l�an prochain, son enseignante a dit � Hakim qu�elle r�ussira sans difficult�, dit Zohra doucement, de mani�re � ne pas s�attirer les foudres de Lakhdar. 
- J�ai d�cid� qu�elle n�ira plus � l��cole et c�est irr�vocable. Lakhdar regarde encore les listes. Elles sont longues... longues. Heureusement que les quatre autres enfants sont petits. A�da pleure � chaudes larmes. 
- Inutile de te mettre dans cet �tat. Un gar�on doit assurer son avenir, le dipl�me d�une fille c�est le mariage. Il est normal que ton p�re agisse ainsi, lui dit Zohra sans m�nagement. 
Deuxi�me r�cit 
Hier, en d�but d�apr�s-midi, on lui a ramen� le cercueil de son fils. �Pas le droit de l�ouvrir�, lui a-t-on dit. Elle n�en avait nullement l�intention, qu�aurait-elle trouv� ? de la poussi�re ? une t�te ? un tronc ? une jambe ? ou peut-�tre rien du tout ? Que reste-il donc d�un corps d�chiquet� par une bombe, je vous le demande ? Elle pleure en silence. Elle ne crie pas, ne hurle pas car Halima ne sait pas pousser de cris. On ne le lui a jamais appris. D�s l�enfance, on lui a enseign� que la pire des douleurs et la seule respectable est celle qui a pour nom : dignit�. Les femmes �bien-pensantes�, venues pr�senter leurs condol�ances, sont convaincues qu�elle ne r�alise pas �sinon elle crierait�, disent-elles. D�trompez-vous mesdames, s�il est un malheur dont une m�re prend conscience rapidement, c�est bien la mort de son enfant. D�trompez-vous mesdames, Halima ne jouera pas pour vous faire plaisir, le num�ro dont vous �tes friandes, celui de �tomber dans les pommes�. Elle ne sait pas le faire. Elle regarde le cercueil. Il avait vingt-deux ans, il avait multipli� les demandes de sursis, il avait esp�r� �tre exempt� du service national sans succ�s. Vint le jour o� il fallut r�pondre � l�appel. Halima se dit alors que les ann�es infernales n��taient plus que de mauvais souvenirs... Salim �tait cantonn� � Sidi-Bel-Abb�s, elle ne l�avait pas vu depuis juillet 2006. Soudain elle prit peur lorsque des militaires comme lui tomb�rent dans des embuscades. Son a�n� lui manquait terriblement et si jamais... Non, pas elle... Non, pas son enfant... Pourquoi elle ? oui, pourquoi elle ? la mort choisit-elle les m�res ? Choisit-elle les fils ? Pourtant Halima ne cessait de dire : �Non, pas moi�. Et puis lorsque le gendarme a frapp� � sa porte le 9 novembre 2006, Halima a aussit�t devin�. �C�est au retour d�une op�ration, il est mort en homme, victime du GSPC � Kadiria�, dit-il. Halima ne se lamente pas, elle pleure en silence. Que reste-t-il de son enfant ? Elle pleure l�Alg�rie assassin�e. Elle pleure le fils mutil�. Au moment o� les hommes soul�vent le cercueil, une femme lance un youyou strident. Celui que seuls les martyrs m�ritent. On entend Halima dire � son fils : �Adieu mon enfant ador�, je te fais le serment de ne jamais leur pardonner ce qu�ils nous ont fait.� Elle regarde ses quatre autres gar�ons. �Mes enfants n�iront plus se faire charcuter pour la r�conciliation. Je vous le promets�, dit-elle � haute voix comme si elle se parlait � elle-m�me. 
L. A.

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