L'ENTRETIEN DU MOIS : L'ENTRETIEN DU MOIS :
� Autour de la personnalit� de Houari Boumedi�ne �


Suppl�ment num�ro 02
Jeudi 04 janvier 2007

( Entretien avec Paul Balta , men� par Mohamed Chafik MESBAH )

� Un homme sobre, attachant et profond�ment impr�gn� d�amour pour sa patrie� �


BIO EXPRESS DE PAUL BALTA
Paul BALTA est n� en 1929, � Alexandrie, en �gypte o� il a v�cu pr�s de vingt ans. Il est, totalement, M�diterran�en par ses racines. Son arri�re grand-p�re maternel, un Libanais, a �migr� en �gypte o� il a �pous� une �gyptienne copte. Par sa m�re, Paul Balta est, d�ailleurs, le cousin du c�l�bre sociologue �gyptien Anouar ABDELMALEK. Son grand-p�re paternel un chypriote grec s�est install� lui aussi en �gypte. Au court de son premier entretien, en 1958, avec le Pr�sident Gamal Abdel Nasser, celui-ci l�interpelle en ces termes : �Tu es donc moiti� fran�ais par ton p�re et moiti� arabe par ta m�re, mais en r�alit� tu es un peu plus arabe que fran�ais parce que chez nous la m�re compte plus�. Le pr�sident Boumedi�ne lui fera une remarque analogue, en 1973. C�est � Paris, au lyc�e Louis le Grand que Paul BALTA pr�pare de 1947 � 1949 le concours d�entr�e � l��cole normale sup�rieure. Constatant, cependant, que ses camarades, imbattables sur la Gr�ce et la Rome antiques, ignorent tout du monde arabe et de l�islam, il d�cide, apr�s une Licence d�histoire de l�art et un Dipl�me d��tudes sup�rieures de philosophie de devenir un passeur entre les rives de la M�diterran�e. Directeur du service microfilm au Centre de documentation du CNRS en 1955, il s�oriente vers le journalisme, finalement. � l�agence Associated Press en 1960, � Paris-Presse l�Intransigeant en 1965, puis au quotidien Le Monde � partir de 1970. Il y devient le sp�cialiste des mondes arabe et musulman. C�est ainsi qu�il est choisi pour �tre le correspondant du journal au Maghreb avec r�sidence � Alger de 1973 � 1978. C�est � cette occasion qu�il inscrit � son palmar�s 50 heures environ d�entretiens en t�te�- t�te avec Houari Boumedi�ne. Le Pr�sident alg�rien connaissait, en fait, ses �crits. Il lui avait dit d�embl�e: �vous expliquez le monde arabe de l�int�rieur�. Houari Boumedi�ne avait appr�ci� la nomination de Paul Balta � Alger et pensait qu�en s�entretenant avec lui avec franchise, il lui permettrait de mieux comprendre et de mieux expliquer l��volution de l�Alg�rie. D�Alger, Paul Balta rejoint T�h�ran pour couvrir la R�volution islamique de 1978 � 1979. Il regagne, enfin, Paris, pour diriger la rubrique Maghreb tout en s�occupant du Proche-Orient. Paul Balta a couvert, par ailleurs, les conflits isra�loarabes (1967-1973) ceux du Kurdistan et du Sahara occidental et la guerre Irak-Iran (1980-1988). Il quitte Le Monde pour devenir Directeur du Centre d�Etudes de l�Orient Contemporain de 1988 � 1994 avant d�animer de 1995 � 1998 le S�minaire de politique �trang�re consacr� au monde arabe et � l�islam au Centre de formation des Journalistes de Paris. Paul BALTA est l�auteur d�une vingtaine d�ouvrages, dont plusieurs avec son �pouse Claudine Rulleau. Citons, notamment, La politique arabe de la France (Sindbad, 1973), et La strat�gie de Boumedi�ne (Sindbad, 1978). Il a collabor� � de grandes revues internationales, en particulier le Middle East Journal de Washington et a assur�, �galement, une chronique mensuelle dans El Pais (Madrid) et Le Lib�ral (Casablanca) de 1990 � 1995. Il a particip�, enfin, � la cr�ation du trimestriel Confluences/M�diterran�e et fait partie de son comit� de r�daction. Membre du Conseil d�administration de la Fondation Ren� Seydoux pour le monde m�diterran�en depuis 1987, Paul BALTA est Chevalier de la L�gion d�honneur et de l�Ordre du M�rite, Officier des Arts et Lettres.

Paris, jeudi 7 d�cembre 2006. Me rendant au domicile parisien de Paul Balta, je me suis mis � me rem�morer le pass� et, notamment, cette r�ception offerte en d�cembre 1973 o� je fis sa connaissance pour la premi�re fois. Cette r�ception organis�e � l�H�tel Intercontinental cl�turait la visite officielle en France du Ministre alg�rien des Affaires Etrang�res dans la capitale fran�aise. Correspondant, � l��poque, de la Radio T�l�vision Alg�rienne � Paris, je me suis retrouv�, incidemment, au milieu d�un cercle restreint constitu�, notamment, de Paul Balta et d�Abdelaziz Bouteflika, Si Abdallah, le responsable du Protocole se tenant � distance. Je pus assister, ainsi, � une discussion faite toute de nuances et de subtilit�s, portant sur les usages culturels en Egypte plus que sur les ph�nom�nes politiques eux-m�mes. Je fus �tonn�, cependant, que le Ministre alg�rien des Affaires Etrang�res insista tant sur la filiation �gyptienne du tout nouveau correspondant du journal Le Monde � Alger. Une grille d�explication me sera fournie, bien plus tard, par Paul Balta lui-m�me, lorsqu�il m�apprendra que le Pr�sident Houari Boumedi�ne insistera tout autant, sinon plus ,sur ces racines arabes et �gyptiennes qui ont, incontestablement, suscit� au profit du correspondant du quotidien Le Monde � Alger un courant de sympathie qui ne s�est pas d�menti au fil du temps. Inutile de revenir sur les r�f�rences professionnelles de Paul Balta qui �tait, en effet, un sp�cialiste confirm� du monde arabe et musulman, j�allais dire du � Grand Moyen Orient � expression mise � la mode par les n�o-conservateurs am�ricains. Une appartenance affective au monde arabe et une connaissance m�thodique de ses r�alit�s multiformes � culture, sociologie, �conomie, pas exclusivement vie et institutions politiques �, c�est ce double profil qui a permis � Paul Balta de gagner la confiance de Houari Boumedi�ne. Ce n�est pas si peu. Ces consid�rations expliquent comment s�est port� le choix sur l�ancien correspondant du journal Le Monde � Alger pour t�moigner sur la personnalit� de l�ancien Chef de l�Etat alg�rien, �tant entendu que le t�moignage est appel� sur le profil moral et psychologique du leader disparu, pas tant sur son bilan � propos duquel peuvent exercer leurs talents politologues chevronn�s et autres professeurs �m�rites d��conomie. Comment l�id�e de porter t�moignage sur la personnalit� de Houari Boumedi�ne a-t-elle germ� avant de s�imposer dans cette s�rie d�entretiens ? Depuis quelque temps, le monde arabe subit une p�riode de r�gression marqu�e par le d�clin du nationalisme avec, en corollaire, une soumission de plus en plus nette aux diktats des puissances �trang�res. Ce sont les �chos recueillis aupr�s de la jeunesse de mon pays qui m�ont conduit � revisiter des visages disparus. Ce sont les sentiments d�effroi et d�indignation de cette jeunesse face � la d�mission des Chefs d�Etats arabes, chaque fois que le monde arabe est frapp� dans ses profondeurs - en Irak, au Liban et, de mani�re chronique, en Palestine-, qui est � l�origine du choix du personnage de Houari Boumedi�ne pour cet entretien. Cette jeunesse, contrairement � la g�n�ration � laquelle j�appartiens, ne se nourrit pas de fantasmes et conserve la t�te bien froide, les pieds plong�s dans la r�alit�. Cette jeunesse n�ignore pas que le rapport de forces, en termes mat�riels et diplomatiques, n�est pas en faveur du monde arabe, entendez par l�, les peuples arabes. Mais � d�faut de ripostes donquichottesques, il est permis d�esp�rer, au moins, des r�actions de dignit� Suis-je, � ce point, d�pass� par l�histoire si mon esprit a vogu�, ainsi, vers Boumedi�ne, Nasser et le Roi Fay�al ? Qui pouvait imaginer que Nasser, officier d�infanterie anonyme, allait, un jour, nationaliser le Canal de Suez ? Qui pouvait imaginer que Boumedi�ne, fils de paysans d�munis, allait, un jour, nationaliser les hydrocarbures de son pays ? Qui pouvait imaginer que le Roi Fay�al, souverain conservateur d�un royaume aux int�r�ts imbriqu�s � ceux des USA, allait, un jour, brandir, avec succ�s, la menace de l�embargo p�trolier ? Par del� leurs arts respectifs du commandement, la bonne gouvernance dirions-nous maintenant, je suis convaincu, personnellement, que c�est � l��thique de la conviction �, selon la d�finition qu�en fait Max Weber, qui explique la trajectoire de chacun de ces illustres dirigeants arabes. Un fondement moral � l�action politique, voil� ce que la jeunesse esp�re des dirigeants arabes actuels. Il n�est pas impossible pour les peuples arabes de relever la t�te, m�me si leurs dirigeants la baissent. Il faut refuser cette r�signation morose face � un avenir qui est � construire. Les portes de l�espoir ne sont pas ferm�es� A travers, donc, pour chaque cas, le t�moin le plus appropri�, un entretien � venir �voquera la personnalit� de ces trois dirigeants du monde arabe, en commen�ant par Houari Boumedi�ne pour des consid�rations de commodit�. Soulignons, pour le cas pr�sent, que le t�moin choisi, Paul Balta, a tenu � soumettre son t�moignage, par mon interm�diaire, � la validation de ceux des compagnons de jeunesse ou de maquis de Houari Boumedi�ne qu�il a �t� possible de contacter et de ses collaborateurs dans les rouages de l�Etat ainsi que de certains membres de sa famille. Pour ma part, je prends la libert� de me d�lier de l�obligation de r�serve qui me lie vis-�-vis des lecteurs du quotidien Le Soir d�Alg�rie et, au-del�, de l�opinion publique nationale. Dans le cas pr�cis, je refuse d��tre un r�colteur passif de t�moignages. Je revendique le droit � exprimer mon attachement affectif � Houari Boumedi�ne, cet homme d�exception. Par Dieu, comment ne pas tirer fiert� d�appartenir � un peuple qui a enfant� un tel homme ?
Mohamed Chafik MESBAH

Rep�res biographiques in�dits
Mohamed Chafik MESBAH :
Paul Balta, comment votre itin�raire de journaliste en est-il venu � croiser celui de l�Alg�rie et plus pr�cis�ment celui de Houari BOUMEDI�NE ?
Paul Balta :
C�est dans le cadre de ma profession que j�ai eu le plaisir de conna�tre Houari Boumedi�ne qui �tait Chef de l�Etat en Alg�rie. J�ai exerc�, en effet, en qualit� de correspondant du journal Le Monde pour le Maghreb avec r�sidence en Alg�rie, de 1973 � 1978. J�ai eu l�occasion, donc, de rencontrer Houari Boumedi�ne de mani�re p�riodique durant ce s�jour. La premi�re rencontre s�est d�roul�e deux jours avant la IV�me Conf�rence des chefs d��tat des pays non align�s laquelle s�est tenue � Alger du 5 au 9 septembre 1973.
MCM : Comment s�est d�roul� votre premi�re prise de contact avec Houari Boumedi�ne ?
PB
: Vous avez raison d�insister sur ce premiercontact car il fut d�terminant pour la suite de mes rapports avec Houari Boumedi�ne. J�ai vite compris qu�il s��tait document� sur ma personne, connaissait parfaitement mon itin�raire, notamment mes origines �gyptiennes et n�ignorait rien, presque rien, de mes �crits. Je fus loin d��tre �tonn�, donc, qu�il ait ainsi pris connaissance, dans le texte, de la plupart de mes articles sur le Proche-Orient avant m�me mon arriv�e � Alger. Il y eut, donc, d�s le d�part, une certaine chaleur qui ne se d�mentira pas au fil du temps.
MCM
: Quels sont les th�mes que vous aviez abord� avec lui ?
PB
: Je venais de publier La politique arabe de la France et des articles sur l�enseignement de l�arabe ; le tout �tait sur son bureau. Apr�s un tour d�horizon, en fran�ais, au cours duquel il m�avait interrog� sur mes entretiens avec de Gaulle, Pompidou, Nasser, je m��tais avanc� � dire : �Monsieur le Pr�sident, je crois que vous accordez vos interviews officielles en arabe.� Il avait approuv� d�un signe de t�te. J�ai poursuivi : �Cela ne me d�range pas, Monsieur le Pr�sident, sachez, seulement, qu�au Coll�ge des Fr�res des �coles chr�tiennes, � Alexandrie, mes professeurs �gyptiens m�avaient enseign� un arabe classique, un peu archa�que.�. Le Pr�sident Boumedi�ne m�avait coup�, alors, d�un : �H�las, h�las ! Et cela n�a pas chang� !� D�une extr�me courtoisie, il avait eu un geste d�excuse pour m�avoir interrompu avant de m�inviter � poursuivre. Je lui avais alors expliqu� que j�avais acquis seul, sur le tard, mon vocabulaire �conomique et politique ; je lui demandais, donc, de parler plus lentement lorsque nous aborderions ces probl�mes. Grand seigneur, il avait r�pondu : �Monsieur Balta, vous avez beaucoup fait dans vos �crits pour la culture des Arabes et leur dignit�. Nous avons commenc� en fran�ais, nous continuerons donc en fran�ais !� Et il en fut ainsi pendant quelque cinquante heures d�entretiens en t�te-�-t�te, qu�il m�a accord�s en cinq ans de pr�sence en Alg�rie, entretiens qui furent caract�ris�s, je tiens � le pr�ciser, par une grande libert� de ton.
MCM
: Vous venez d��voquer avec moi les conditions quelque peu inhabituelles dans lesquelles vous avez �t� choisi en qualit� de correspondant du journal Le Monde � Alger�
PB
: Des conditions inhabituelles, en effet. L�Ambassadeur d�Alg�rie � Paris, M. Mohamed Bedjaoui, m�apostropha un jour pour me f�liciter de ma d�signation en qualit� de correspondant du Monde � Alger pour en remplacent de P�roncel- Hugoz qui �tait en partance. Intrigu�, je pris contact avec mon Directeur, Jaques Fauvet, qui, � l��vidence, avait �t� gagn� � ce choix. Il ne me l�imposera pas, cependant� Une solution fut d�gag�e par mon affectation � Alger avec comp�tence, toutefois, pour tout le Maghreb, de la Lybie � la Mauritanie. Au cours de cette premi�re interview avec Houari Boumedi�ne, je n�avais pas manqu�, d�ailleurs, de lui exprimer ma surprise � propos de cette d�marche. Voici sa r�ponse : � Vous appartenez au monde arabe par votre m�re. C�est important car chez nous la m�re compte plus. Vous connaissez le monde arabe et vous l�expliquez de l�int�rieur, c�est pourquoi j�avais souhait� que vous soyez nomm� correspondant � Alger �. Et d�ajouter � Voil�, maintenant vous �tes des n�tres �.

MCM : Quelle influence, l�enfance d�sh�rit�e de Houari Boumedi�ne avec son lot de privations v�cues au sein d�une famille de paysans pauvres de la r�gion de Guelma, a-t-elle provoqu� sur la mue du jeune Mohamed Boukharouba qui deviendra le dirigeant r�volutionnaire Houari Boumedi�ne ?
PB
: Mohammed Boukharouba, � l�homme au caroubier �, qui prendra le nom de Houari Boumedi�ne, a vu le jour � Ain Hasseinia, pr�s de Guelma. Alors que plusieurs biographes le font na�tre entre 1925 et 1932, il m�a affirm�, luim�me, que sa date de naissance exacte �tait le 23 ao�t 1932. De m�me, alors qu�on �crivait son nom d�emprunt � le pseudonyme r�volutionnaire - de diff�rentes fa�ons, c�est lui qui a tenu � m�indiquer la bonne orthographe, BOUMEDI�NE. Il avait m�me pris le soin de l��crire sur une carte. N� dans une famille de paysans pauvres, son p�re �tait arabophone et sa m�re berb�rophone. Il incarnait ainsi, vraiment, l�Alg�rie dans sa diversit�. Il a pass� son enfance, en effet, parmi les fellahs dont il a conserv� la rusticit�. Il n�aimait pas parler de cette enfance, mais il m�avait confi� que, d�s cette �poque, il s��tait senti passionn�ment nationaliste. La r�pression dont il a �t� t�moin, le 8 mai 1945, dans sa localit� de naissance m�me avait renforc� ce sentiment et lui avait fait prendre conscience du conflit qui opposait les nationalistes alg�riens aux autorit�s fran�aises. Je ne l�ai pas entendu dire explicitement cette phrase qui lui est bien attribu�e : � ce jour l�, j�ai vieilli pr�matur�ment. L�adolescent que j��tais est devenu un homme. Ce jour l�, le monde a bascul�. M�me les anc�tres ont boug� sous terre. Et les enfants ont compris qu�il faudrait se battre les armes � la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour l� �. Cette phrase est repr�sentative de l��tat d�esprit de Houari Boumedi�ne durant son enfance, il est clair que toute sa trajectoire de r�volutionnaire porte l�empreinte de ce r�veil brutal � la r�alit� coloniale.
MCM
: Les t�moignages permettent d��tablir, � pr�sent, que Houari Boumedi�ne a bien suivi, pour un temps, les cours de l��cole publique fran�aise. Cet �pisode a-t-il, r�ellement, compt� dans sa vie ult�rieure ?
PB
: Un jour o� je lui faisais observer qu�il ma�trisait bien la langue fran�aise, il m�avait pr�cis�, ce qui ne figurait alors dans aucune de ses biographies, qu�il avait rejoint, � six ans, l��cole primaire fran�aise, qui �tait loin de la maison familiale et o� il se rendait � pied. Il y avait acquis les bases qui lui serviront pour se perfectionner dans cette langue, une fois adulte. Ses parents l�avaient mis aussi, parall�lement, dans une �cole coranique ou il apprendra, parfaitement, les soixante versets du livre saint de l�islam. Il est entr�, peu apr�s, � la M�dersa El Kittania de Constantine o� l�enseignement �tait dispens�, totalement, en arabe. Il est certain, cependant, qu�il avait d�j� contract� le go�t de la lecture, en fran�ais. Il l�a, vraisemblablement, conserv� toute sa vie. Certains t�moins m�ont rapport� qu�il lui arrivait de r�citer, mais dans un cadre restreint car il �tait tr�s pudique, � La mort du loup �d�Alfred de Vigny ou m�me � La retraite de Russie � de Victor Hugo. Au cours de nos t�te-�-t�te, il est advenu qu�il recourt, pour �tayer son argumentation, � des ouvrages fran�ais, ceux de Jacques Berque notamment, cet enfant de Frenda devenu professeur au Coll�ge de France qu�il admirait particuli�rement. Par ailleurs, je sais qu�il lisait, r�guli�rement, Le Monde. Il m�a �t� rapport� qu�il avait contract� l�habitude de lire ce quotidien depuis qu�il avait pris le commandement de l�Etat-Major G�n�ral de l�ALN � Ghardimaou en Tunisie. Devenu Pr�sident de la R�publique, il conservera cette habitude. Un motocycliste lui apportait directement, d�s leur arriv�e � l�a�roport, quelques exemplaires du journal que lui-m�me et ses collaborateurs consultaient avec attention.
MCM
: Vous aviez indiqu� que durant les longs entretiens qu�il vous a accord�s, il utilisait la langue fran�aise. Jusqu�� quel degr� la maitrisait-il ?
PB
: C��tait un style simple et �pur� qu�il utilisait et un vocabulaire correct et accessible. J�avais remarqu� qu�il ne faisait pas de fautes de syntaxe. Mais le plus frappant c��tait bien son choix du mot le plus juste pour d�signer les choses ou d�crire les �v�nements�
MCM
: Soyons plus pr�cis. Nourrissait-il de la pr�vention contre la culture occidentale ?
PB
: Il est certain que Houari Boumedi�ne �tait profond�ment convaincu de la n�cessit� de r�tablir la langue et la culture arabe dans leur statut souverain en Alg�rie. Il tenait grand soin � ce que ses discours officiels soient r�dig�s dans la langue arabe. Il manifestait, sans doute, de la pr�vention contre la francophonie, con�ue comme un mouvement de domination politique de la France sur ses anciennes colonies. Par contre, il faisait preuve d�une grande ouverture d�esprit pour la culture occidentale en g�n�ral dont il voulait promouvoir les rapports d��changes avec la pens�e arabe et musulmane. Cet int�r�t s�est v�rifi� par l�attention soutenue qu�il a accord� aux �ditions Sindbad, fond�es, en 1972, par mon ami Pierre Bernard. Cet ami avait, incontestablement, innov� dans le champ intellectuel en France par une vulgarisation intelligente et de qualit�, aupr�s des lecteurs francophones, de tous ces inestimables apports � la civilisation universelle que penseurs et po�tes du monde arabe et musulman ont procur�. Le nom de certains de ces penseurs ou �crivains avaient �t� sugg�r�s par Boumedi�ne lui-m�me, au cours des nombreux entretiens qu�il avait eu avec Pierre Bernard.
MCM
: Qu�il s�agisse des ann�es d�enseignement pass�es � la m�dersa El Kittania de Constantine, de la m�morable travers�e de la fronti�re tunisienne ou du s�jour dans la capitale �gyptienne lui-m�me, peu d�informations sont disponibles. Cette p�riode a jou�, pourtant, le r�le de ferment dans la transformation de la personnalit� de Houari Boumedi�ne...
PB
: Certainement. Comment s�est effectu� le d�part pour le Caire ? Comment se d�roulait le voyage ? Cela aussi � son importance. Apr�s l�enseignement de la Medersa El Kittania, Mohamed Boukharouba et trois autres compagnons d��tudes d�cident de rejoindre le Caire. Par le franchissement de la fronti�re tunisienne puis la travers�e du territoire libyen. En cours de route, le groupe se scinde en deux. Mohamed Boukharouba fera le voyage avec Mohamed Chirouf lequel consignera, plus tard, dans un t�moignage �mouvant, les �preuves subies et les stratag�mes auxquels aura recours le futur Houari Boumedi�ne pour recueillir quelques menues ressources. Ils parviennent au Caire, cependant, en 1953 ou Houari Boumedi�ne s�inscrit au lyc�e � El Kheddiwya �, le seul �tablissement du genre ou le fran�ais est enseign� en deuxi�me langue. Parall�lement, il prend une inscription � l�Institut d�Etudes Islamiques de l�universit� mill�naire d�Al-Azhar qui fait autorit� dans le monde musulman. L�universit� ayant �t� fond�e par les Fatimides, la dynastie venue du Maghreb, une bourse mensuelle de 3 livres y est vers�e aux �tudiants nord-africains. Houari Boumedi�ne change, � plusieurs reprises de domicile, au gr� des d�cisions de la d�l�gation ext�rieure du PPA-MTLD qui deviendra celle du FLN et o�, officient, notamment, Mohamed Khider et Ahmed Ben Bella. Houari Boumedi�ne se stabilise � � la Maison des Etudiants Arabes � o� il adopte un comportement solitaire et r�serv�, se liant, prudemment, � quelques rares compagnons, tel que Mouloud Kassem pour lequel il conservera un attachement chaleureux et dont il fera un Conseiller puis un Ministre au lendemain de l�ind�pendance. Il faut mentionner, pour l�anecdote, que Houari Boumedi�ne qui participe � une manifestation d��tudiants alg�riens contre le Consulat de France au Caire est interpell� par la police �gyptienne mais rapidement rel�ch�. Il se lie d�amiti� avec un r�fugi� politique alg�rien d�nomm� Ali Mougari, militant activiste du PPA-MTLD qui encourage l�adh�sion des jeunes �tudiants alg�riens � la cause nationaliste. C�est lui, d�ailleurs, qui suscitera ces stages acc�l�r�s de formation militaire au profit des �tudiants qui auront d�cid� de combattre le colonialisme en Alg�rie. Houari Boumedi�ne participe � l�un de ces stages qui, consacr� � la sp�cialit� � minage et sabotage � se d�roule de novembre 1954 � f�vrier 1955. Aussit�t apr�s, c�est l��pisode c�l�bre du convoiement du bateau � Dina � pour approvisionner en armes les maquis de l�ALN. Le monde arabe traverse, alors, une p�riode de transformation profonde, avec une r�surgence du sentiment nationaliste, o� l�Egypte, apr�s la prise du pouvoir par les � Officiers Libres � que dirige le Colonel Nasser, joue, �videmment, un r�le de plus en plus important. Durant cette p�riode, Houari Boumedi�ne qui se montre avide de lectures diverses, �uvres litt�raires et chroniques historiques en passant par l�actualit� imm�diate, noue des contacts qui laisseront leur empreinte avec les milieux politiques �gyptiens. Naturellement, cette p�riode ne pouvait pas ne pas influencer Houari Boumedi�ne dont la d�termination � passer au combat militaire se forge, rapidement.
MCM
: Vous laissez appara�tre, pourtant, l�impression que Houari Boumedi�ne conservait un souvenir ambivalent de ce s�jour cairote�
PB
: Il m�est apparu, en effet, que cet interm�de cairote avait laiss� na�tre dans l�esprit de Houari Boumedi�ne un sentiment de d�sappointement. Il est arriv�, en effet, que j��voque, incidemment, avec Houari Boumedi�ne cet �pisode en faisant part de mon �tonnement personnel de n�avoir pas pu entendre parler des Maghr�bins, pendant mon enfance � Alexandrie, puisque je les ai d�couverts seulement lorsque je suis all� faire mes �tudes sup�rieures � Paris. Il m�avait r�pondu, alors, avec une mine d�sol�e : � J�ai moi-m�me d�couvert avec �tonnement et consternation que les �gyptiens et par extension les peuples du Machrek et leurs dirigeants ne connaissaient ni le Maghreb ni les Maghr�bins. Lorsqu�ils en parlaient ou lorsqu�ils les rencontraient, ces gens traitaient les Maghr�bins avec condescendance et m�me avec m�pris �. D�autre part, sur le plan mat�riel, la vie au Caire, dans les conditions qui ont �t� les siennes, a �t�, sans doute, �prouvante. Houari Boumedi�ne �tait d�muni d�argent et ne mangeait pas � sa faim. Mais d�j� c��tait quelqu�un de r�serv�, d�obstin� et de volontaire. Ces qualit�s lui ont permis de tirer profit de cet �pisode plut�t que de se r�signer � ses contrari�t�s.
MCM
: Sur ses premi�res ann�es au maquis de Houari Boumedi�ne, les t�moignages recoup�s font d�faut. Il semble, toutefois, avoir inscrit, d�embl�e, sa trajectoire parmi les chefs de la r�volution�
PB
: Oui, incontestablement, Houari Boumedi�ne a entam� sa carri�re r�volutionnaire sous de bons auspices. En f�vrier 1955, � l�issue de la formation militaire acc�l�r�e juste �voqu�e, il est choisi pour participer au convoiement clandestin, � bord du bateau � Dina �, d�un lot d�armes destin� � l�ALN. Il rencontre juste apr�s le d�barquement qui intervient, finalement, � Melilla, au Maroc espagnol, Larbi Ben M�Hidi, qui assure le Commandement de la zone V de l�ALN, la future wilaya V. Apr�s un interm�de forc� � Melilla, Houari Boumedi�ne entreprend avec Larbi Ben Mhidi le franchissement de la fronti�re pour rejoindre le territoire national. Il est nomm� contr�leur pour toute la Zone V, une fonction o� s�imbriquent les charges de commissaire politique et d�inspecteur. Cela lui permet de conna�tre, rapidement, tout l�encadrement de la zone. Apr�s le d�part de Larbi Ben Mhidi qui rejoint le CCE, la nouvelle direction du FLN, c�est Abdelhafid Boussouf qui lui succ�de. Houari Boumedi�ne qui devient l�un de ses adjoints acc�de, en 1957, au grade de Commandant. Lorsque le CCE est remani� et que Boussouf y fait son entr�e, Houari Boumedi�ne le remplace � la t�te de la wilaya � nouvelle d�nomination de la zone apr�s le Congr�s de la Soummam �. C�est dans cette wilaya que, pour brouiller les cartes ou pour marquer la dimension nationale qu�il veut conqu�rir, ce natif de l�Est adopte son pseudonyme de r�sistant,compos� d�un pr�nom usuel tr�s r�pandu dans l�Ouest, Houari, et du nom de Boumedi�ne,celui du saint patron de la mosqu�e de Tlemcen. Sa carri�re politico-militaire commence, alors, r�ellement. Il est choisi, successivement, pour commander le COM Ouest d�s 1958 puis, en 1960, il est d�sign� Chef de l�Etat-Major G�n�ral de l�ALN, nouvellement mis en place.
MCM
: Peut-on d�celer d�j� ses orientations id�ologiques ou, � d�faut, ses projets politiques ?

PB
: A propos d�id�ologie, il serait pr�somptueux de parler, pour l��poque, d�un d�bat d��coles. Tous les maquisards �taient anim�s, exclusivement, par l�id�al de l�ind�pendance nationale. Cela �tant, Houari Boumedi�ne, tr�s avare de confidences forge, peu � peu, ses convictions. Il se m�fiait, secr�tement, des hommes politiques, les membres du CCE install�s � l��tranger. Il estimait qu�ils s��taient embourgeois�s dans les capitales arabes o� ils s�abandonnaient � des intrigues pour favoriser leurs seules ambitions personnelles. Le FLN dont il reconna�t la valeur symbolique et le r�le d�terminant dans la mobilisation du peuple alg�rien contre la colonisation lui appara�t, malgr� tout, comme un mouvement d�chir� par des luttes intestines. Tous les ingr�dients du conflit � venir avec le GPRA sont r�unis. Mais Houari Boumedi�ne reste, alors, tr�s prudent. Il ne se livre pas � des critiques ouvertes et ne manifeste pas d�ambition disproportionn�e qui le disqualifierait, aussit�t, aupr�s de ses ain�s du CCE puis du GPRA.
MCM
: Comment expliquer son ascension rapide dans la hi�rarchie militaire jusqu�� �tre, de fait, le premier responsable de l�ALN ?
PB
: Je l�ai soulign�, auparavant, c�est une formation militaire acc�l�r�e qu�il subit au Caire. Il ne s�agit pas d��tudes militaires au sens classique du terme. Il fait preuve, toutefois, d�un sens de l�organisation, de l�autorit� et de la discipline qui lui valurent d��tre promu, de pr�f�rence � ses pairs, au poste de Chef d�Etat-Major de l�ALN en janvier 1960. L�, �galement, le train de vie spartiate qu�il s�impose, l�aptitude au commandement qu�il manifeste lui permettent de surpasser ses pairs militaires. Il y r�ussit, d�autant mieux, qu�il est capable d�anticiper les �v�nements. Il s�applique � faire des unit�s �parses et bigarr�es dont il h�rite, une v�ritable arm�e, une force organis�e et disciplin�e. D�j�, il est conscient que ce sera la seule force � m�me de garantir, une fois l�ind�pendance acquise, l�unit� nationale et territoriale.
MCM
: Vous parlez de capacit� d�anticipation. Houari Boumedi�ne avait d�j� pour projet de conqu�rir le pouvoir ?
PB
: Cette capacit� d�anticipation, je veux l�illustrer en rappelant la substance d�un entretien que j�avais eu avec Gamal Abdel Nasser le 16 juillet 1958, Nasser m�avait affirm�, alors, que � De Gaulle ferait la paix en Alg�rie �. Je lui avais demand� : � Tu as des informations secr�tes � ? R�ponse : � Non, pas du tout, les relations politiques et diplomatiques sont coup�es avec Paris, mais c�est mon analyse personnelle. Comme de Gaulle est un grand nationaliste, il finira par comprendre le sens du combat des nationalistes alg�riens. Et comme c�est aussi un grand patriote, il comprendra que l�int�r�t de la France est de faire la paix pour pouvoir renouer les relations diplomatiques, �conomiques et culturelles avec tous les pays arabes �. Houari Boumedi�ne voyait loin et tenait compte de tous les param�tres de la guerre. Il me dira plus tard que lorsqu�il avait �t� nomm� chef d�Etat-Major de l�ALN, Nasser lui avait, en effet, fait part de son analyse sur les projets probables du G�n�ral de Gaulle et il s�en �tait toujours souvenu� C�est devenu, aujourd�hui, une question r�currente que de s�interroger sur les intentions de Houari Boumedi�ne durant la p�riode de l�Etat-Major G�n�ral de l�ALN. Le projet lui a bien �t� pr�t�, apr�s coup, d�avoir organis�, de bout en bout, sa trajectoire en fonction de la prise du pouvoir. Il est difficile d��tablir avec certitude un lien de causalit� aussi direct. Ce qui est certain, c�est que Houari Boumedi�ne, passionn� de chroniques historiques, avait compris, t�t, que la prise du pouvoir �tait subordonn�e � trois pr�alables, en l�occurrence un projet, une �quipe et des moyens�
Attitudes personnelles de Houari Boumedi�ne
MCM
: Houari Boumedi�ne est r�put� de comportement aust�re, mat�riellement d�sint�ress�, accordant un int�r�t accessoire aux plaisirs de la vie... Disposez-vous d�anecdotes pour illustrer ce portrait ?
PB
: Discret mais efficace, timide mais fier, r�serv� mais volontaire, autoritaire mais humain, g�n�reux mais exigeant, prudent dans l�audace, voil� comment m�est apparu Boumedi�ne lorsque j�ai eu � le conna�tre et � l�observer. Homme du soir il aimait se retrouver, de temps � autre, tant qu�il �tait encore c�libataire, avec quelques amis aupr�s desquels il se montrait enjou� et rieur, selon ce que m�ont affirm� plusieurs d�entre eux. Il m�a �t� rapport� que du temps de l�Etat-Major de l�ALN, il conservait, jalousement, un vieux microsillon de flamenco qu�il lui arrivait, discr�tement, d��couter. Il aimait jouer, aussi, aux �checs sans �tre un joueur �m�rite, il arrivait que ses partenaires de jeu, tri�s sur le volet, le battent volontiers� Sinon, c��tait un homme frugal et aust�re qui travaillait avec acharnement. Lorsque la Wilaya V organise, � partir de l��t� 1957, une formation presque acad�mique au profit des soixante douze �tudiants incorpor�s pour �toffer l�encadrement des zones et secteurs militaires mais qui rejoignirent, presque tous, le futur MALG, les services de renseignement de guerre,Houari Boumedi�ne, � l�insu des stagiaire, s�appliquait, tout chef de wilaya qu�il �tait, � �couter, de nuit, les enregistrements sonores des cours dispens�s.
MCM
: Ses go�ts gastronomiques �taient, semble-t-il, des plus sommaires�
PB
: Ses g�uts gastronomiques �taient sans pr�tention et, en fait, il avait fini par contracter l�habitude des plats servis dans l�arm�e. Parce qu�il le trouvait trop copieux, il lui arrivait de demander � son cuisinier, le m�me depuis l��poque de l�Etat-major � Ghardimaou, un repas plus all�g� identique, pr�cis�ment, � celui qu�il prenait au sein du casernement. Il �vitait, syst�matiquement, les sucreries mais raffolait des galettes de pain faites � la main. En fait, aucun luxe n�avait prise sur lui, sinon celui de fumer. Ce sont des Bastos, d�abord, qu�au maquis de la Wilaya V il consommait, puis, � l��tat-major de l�ALN, des Gitanes sans filtre qu�il brulait, sans s�accorder de r�pit. A tel point que l�un de ses collaborateurs de l��poque s�est permis cette image lapidaire : � Il br�lait une seule allumette le matin, ensuite il allumait chaque cigarette avec le m�got encore incandescent de la pr�c�dente �. Pr�sident de la R�publique, il opte, cependant, pour les cigares cubains que lui envoyait Fidel Castro. Avec le burnous en poils de chameau, c�est le seul luxe qu�il se soit permis.
MCM
: Par rapport � l�argent, quel �tait son �tat d�esprit ?
PB
: Il �tait anim� par une profonde conviction, l�argent de l��tat appartenait � la nation et ne devait pas �tre dilapid�. Cette conviction a guid� son comportement, de bout en bout de sa vie. Lorsque un tract un tract avait circul� l�accusant d�avoir ouvert un compte bancaire personnel � l��tranger. Voici quelle fut sa r�plique spontan�e: � Lorsqu�un Chef d��tat ouvre un compte � l��tranger, c�est qu�il a l�intention de quitter son pays. Ce n�est absolument pas mon cas� �.Ce n��tait pas son cas, en effet, lui qui n�a jamais utilis� ses fonctions pour se livrer � la corruption ni empocher de l�argent. Devenu Pr�sident de la R�publique, il usait toujours de son seul salaire et s�interdisait les d�penses somptuaires qu�il aurait pu facilement imputer au budget de l��tat. Lorsqu�il lui arrivait de se rendre � l��tranger, il s�interdisait tout aussi bien les achats luxueux. Contrairement � certains Chefs d��tat d�autres pays arabes, il ne s��tait pas fait construire ni un ni plusieurs palais luxueux, ni en Alg�rie ni � l��tranger. Pour ses d�placements par route, il disposait de voitures confortables, sans plus. Il consid�rait que ce serait du gaspillage que d�avoir des Rolls Royce ou des Mercedes. Sachant que je connaissais bien les pays du Golfe o� j�avais effectu� de nombreux reportages, il m�avait racont� qu�un des �mirs lui avait offert une de ces voitures rutilantes et luxueuses qu�il avait aussit�t fait parquer dans un garage. Son chauffeur me l�avait montr�e. Apr�s sa mort, elle �tait toujours sur calles, inutilis�e� A sa mort, ses d�tracteurs ont d�couvert, avec �tonnement, qu�il ne d�tenait aucun patrimoine immobilier, aucune fortune personnelle et que son compte courant postal �tait approvisionn� � hauteur, seulement, de 6 000 dinars �
MCM
: Pourtant, la corruption r�gnait dans les all�es du pouvoir. A-t-il manqu� de d�termination pour en venir � bout ?
PB
: Il avait ferm� les yeux, en effet, sur les agissements de certains de ses compagnons. Lorsque j�ai soulev� avec lui la question, il m�avait r�pondu : � j�aurais voulu m�en s�parer, mais je n�ai pas trouv� d�autres gestionnaires aussi capables pour les remplacer �.Mais, il est v�rifi�, � pr�sent, qu�il projetait de limoger, � la faveur du congr�s du FLN qui devait se tenir, les Membres du Conseil de la R�volution impliqu�s dans la corruption�
MCM
: Vis-�-vis de sa famille et de ses amis, faisait- il preuve de faiblesse ou de complaisance ?
PB
: Il �tait tr�s r�ticent � �voquer sa vie priv�e. Je sais n�anmoins qu�il �tait tr�s attach� � sa m�re et lui donnait pour vivre une partie de son salaire. Des t�moins m�ont n�anmoins racont� qu�il s��tait disput� avec elle, alors qu�elle �tait en vacances � Chr�a, une station d�hiver proche d�Alger. Sa m�re lui avait demand�, en effet, de faire exempter son fr�re cadet Said des obligations du service national. Houari Boumedi�ne ayant oppos� un refus cat�gorique, sa m�re le mena�a de se plaindre aupr�s du gouvernement. Furieux, il quitta les lieux en lui r�torquant : � le gouvernement s�en remettra � moi et je rejetterai ta requ�te� �. Quelque temps plus tard, en effet, Said le fr�re cadet accomplissait, dans des conditions tr�s ordinaires, son service national... Houari Boumedi�ne avait formellement interdit, �galement, que ses proches usent de son nom pour tirer quelque privil�ge aupr�s des administrations publiques. Une fois que son oncle avait pris contact avec un wali pour obtenir certains avantages, Houari Boumedi�ne d�p�che, imm�diatement, un �missaire officiel pour sermonner ledit wali, menac� de sanctions s�v�res s�il donnait suite � pareilles sollicitations. Smail Hamdani qui avait exerc� comme Secr�taire G�n�ral-Adjoint aupr�s de Boumedi�ne, fut confront� � une situation analogue, le fr�re du Pr�sident l�ayant sollicit� pour une requ�te de privil�ge. Voici la consigne stricte que Houari Boumedi�ne signifia, � l��poque, � son collaborateur: � Gare ! Il y a une ligne rouge � ne pas franchir entre les probl�mes de la famille et ceux de l��tat �.
MCM
: Le mariage de Houari Boumedi�ne ne perturbe pas ces habitudes spartiates ?
PB
: En 1973, quelques mois avant le IV�me Sommet des Non-align�s en septembre, alors qu�il �tait d�j� quadrag�naire, Houari Boumedi�ne avait �pous� officiellement Anissa El-Mensali, jeune avocate du Barreau d�Alger issue d�une vieille famille de la bourgeoisie alg�roise. Leur rencontre remonte � 1969, comme elle l�explique elle m�me : � On s�est mari�s apr�s une longue histoire d�amour. On vivait naturellement, comme le reste du peuple. Je n�avais pas de privil�ges. On vivait dans une petite villa de deux chambre � coucher, attenante � la Pr�sidence de la R�publique � Anissa Boumedi�ne est �crivaine et chercheuse. Sp�cialiste de litt�rature arabe, elle se consacre, � pr�sent, � des recherches sur les hydrocarbures, l�agriculture et bien d�autres domaines, pour, notamment, d�fendre le bilan du Pr�sident disparu. Naturellement, le comportement de ce c�libataire endurci sera influenc� par le mariage. Silhouette �lanc�e, visage �maci�, chevelure ch�tain roux d�couvrant un large front, regard per�ant, moustache �paisse masquant la cicatrice laiss�e par un attentat dont il avait �t� victime en 1968, Boumedi�ne avait une distinction naturelle mais il ne pr�tait gu�re d�attention � sa fa�on de s�habiller. � la suite de son mariage, donc, � une �poque o� l�Alg�rie qui s�affirme sur la sc�ne internationale re�oit de nombreux chefs d��tat, il apporte plus de recherche dans le choix de ses costumes, change souvent de cravate et remplace son traditionnel burnous marron assez rugueux par un superbe burnous noir en poil de chameau dont deux oasis sahariennes ont la sp�cialit�. Sauf exception, son bureau de la pr�sidence ne reste plus allum� une bonne partie de la nuit et, selon ses collaborateurs, il lui arrivait de rentrer chez lui quelques heures pendant la journ�e et souvent pour d�jeuner.
MCM
: Houari Boumedi�ne n�avait, donc, pas d�amis ?

PB : L�homme d�affaires Messaoud Zeggar comptait, � ma connaissance, parmi ses rares amis. C��tait l�une des rares personnes, en effet, qu�il lui arrivait de fr�quenter familialement, si vous me permettez l�expression. Messaoud Zeggar jouait, en m�me temps, un r�le de bons offices aupr�s des milieux officiels et des lobbys aux Etats-Unis d�Am�rique, notamment apr�s la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Apr�s la mort de Houari Boumedi�ne, l�enqu�te de s�curit� et la proc�dure judiciaire d�clench�es apr�s l�arrestation de Messaoud Zeggar ont d�montr� combien le Pr�sident d�funt �tait peu accessible aux sir�nes de l�argent. Houari Boumedi�ne qui �tait habit� par le culte de l�Etat restait, toujours, vigilant. M�me � propos de Messaoud Zeggar, en effet, il ne s��tait pas abstenu de notifier au responsable des relations alg�ro-am�ricaines � la Pr�sidence de la R�publique cette consigne �loquente : � C�est Messaoud (Zeggar) qui doit nous procurer des informations sur les Am�ricains, pas � nous d�en fournir � notre sujet ��.
Le comportement individuel de Houari Boumedi�ne
MCM
: Houari Boumedi�ne �tait r�put� tr�s strict dans son comportement professionnel avec ses collaborateurs les plus proches. Avez-vous id�e de la mani�re dont se d�roulaient ses rapports avec l��quipe qui travaillait autour de lui ?
PB
: J�ai pu constater lorsque je me rendais � la Pr�sidence ou lorsque je couvrais un voyage pr�sidentiel dans le pays que Houari Boumedi�ne entretenait des rapports empreints de courtoisie, pour le moins de correction, avec ses collaborateurs. Qu�il s�agisse de ministres, de conseillers, de secr�taires, de gardes du corps ou de chauffeurs, il se comportait avec une �gale humeur, une grande s�r�nit� et des gestes pond�r�s. Cela ne l�emp�chait pas, sur le plan du travail, d��tre des plus exigeants, tout comme il l��tait avec lui-m�me. Houari Boumedi�ne n�imposait pas, forc�ment, son rythme de travail � tous ses collaborateurs. Prenant conscience, ainsi, qu�il les �puisait au travail, eux-m�mes aussi bien que leurs familles, il consentit, volontiers, � les autoriser � s�journer avec leurs familles un mois l�an � la r�sidence du Club des Pins, sous r�serve qu�ils renoncent, implicitement, � leur cong� annuel�
MCM
: Comment Houari Boumedi�ne proc�dait- il pour choisir ses collaborateurs ?
PB
: L�organisation du pouvoir autour de Houari Boumedi�ne �tait articul�e, pour l�essentiel, autour de trois cercles. � Le noyau dur �, tout d�abord, selon l�expression que lui-m�me a utilis� au cours de la c�l�bre interview qu�il avait accord� � Francis Janson. Il s�agit de sa garde rapproch�e, en quelque sorte, compos�e des membres �minents du groupe d�Oujda, tri�s sur le volet, durant l��pop�e de la wilaya V et de l�Etat-Major G�n�ral. Ce premier cercle �tait �largi cependant, � certains chefs militaires, singuli�rement le Colonel Chabou � qui, de son vivant, la gestion des affaires militaires avait �t�, quasiment, d�l�gu�e. Ce premier cercle, coopt� sur une base ou les affinit�s subjectives ont pu jouer un r�le, pouvait se permettre, parfois, de rares familiarit�s avec Houari Boumedi�ne. Le deuxi�me cercle �tait constitu� des collaborateurs imm�diats de la Pr�sidence et de certains autres Hauts Commis de l�Etat, choisis en fonction de crit�res objectifs, comp�tences et disponibilit�. Ils pouvaient acc�der, dans un cadre strictement professionnel, � Houari Boumedi�ne sans pouvoir s�autoriser, toutefois, aucune familiarit�. Le troisi�me cercle que nous appellerons � entourage p�riph�rique � n�en faisait pas moins l�objet d�attention certaine de la part de Houari Boumedi�ne. Il s�agit de cet ensemble qui �tait d�sign� par l�appellation commode de � cadres de la nation �. Houari Boumediene qui �tait guid� par un souci permanent de pr�server l�unit� nationale - � telle enseigne qu�il avait interdit que les notices biographiques officielles des responsables comportent leur lieu de naissance- supervisait, de loin mais attentivement, cet ensemble en prenant soin de d�celer,au passage, les comp�tences qu�il savait r�cup�rer � son service ,mais surtout en veillant � ce que le n�potisme et le r�gionalisme ne soient pas �rig�s en r�gle au niveau des institutions et des grands corps de l�Etat. Il n�interf�rait pas, toutefois, dans la gestion directe, encore qu�il recevait, p�riodiquement, les responsables de certaines institutions n�vralgiques, la Banque centrale, SONATRACH, la Soci�t� Nationale de Sid�rurgie et la Soci�t� Nationale des Ciments entre autres...
MCM
: Comment fonctionnait, � ce propos, les rouages du pouvoir du temps de Houari Boumedi�ne ?
PB
: Vous voulez �voquer, sans doute, l�influence respective des trois cercles de pouvoir que je viens d��voquer sur le processus de d�cision ? La r�alit� est bien complexe. Au fil du temps, il est certain que le � noyau dur � n�avait plus la m�me emprise sur Houari Boumedi�ne qui a fini par acqu�rir son autonomie totale vis-�-vis du Conseil de la R�volution aussi bien que du groupe d�Oujda. Pour illustrer mon propos, je me contente de relater l�information qui m�a �t� rapport�e par un t�moin direct. Houari Boumedi�ne qui accordait une importance consid�rable � la protection sanitaire de la population avait pr�sid�, en effet, dans les ann�es soixante dix, une r�union consacr�e � l�industrie pharmaceutique en Alg�rie. Des membres �minents du groupe d�Oujda, membres du Conseil de la R�volution et Ministres de premier plan dans le gouvernement, y avaient pris part, n�approuvant pas les projets jug�s ambitieux du PDG de la Pharmacie Centrale que dirigeait, alors, Mohamed Lemkami, un ancien officier de la wilaya V que Boumedi�ne connaissait. Contre toute attente, c�est son collaborateur p�riph�rique, le PDG de la Pharmacie Centrale, que le Chef de l�Etat avait appuy� au d�triment des autres membres �minents du gouvernement pr�sents�
MCM
: Quelles sont les sp�cificit�s du mode de gouvernement chez Houari Boumedi�ne ?
PB
: Houari Boumedi�ne est connu pour ne pas �tre impulsif. Il prenait le temps n�cessaire pour laisser m�rir les d�cisions qu�il prenait, pour ainsi dire, � point nomm�. Souvenez-vous de trois �v�nements majeurs qui ont jalonn� l�itin�raire de Houari Boumedi�ne : la victoire sur le GPRA en 1962, le renversement de Ben Bella en 1965 ou le d�jouement du coup de force du Colonel Zbiri en 1967. Il laissait le m�rissement jouer � plein puis, sit�t que le fruit �tait pr�t, il le cueillait. Au cours des premi�res ann�es du Conseil de la R�volution, tout particuli�rement, Houari Boumedi�ne consultait, syst�matiquement, ses membres presque requis, en r�union pl�ni�re, de s�exprimer. Au fil du temps, la consultation a concern� plus les institutions de l�Etat, pour l�avis technique, et les organisations de masse, pour l�aspect politique. Comment ne pas �voquer, � cet �gard, l�exp�rience r�ussie du Conseil National Economique et Social qui fonctionnait, avec sa composante tr�s riche et intelligemment diversifi�e, � l�image d�un laboratoire d�id�es, voire d�un Parlement transitoire� Il est certain que Houari Boumedi�ne avait pris go�t au pouvoir, un pouvoir qu�il avait renforc�, peu � peu. Sa pers�v�rance dans l�effort lui permettait de s�informer en profondeur sur les dossiers en examen et sa m�moire fabuleuse d�en m�moriser les donn�es .Il avait fini par s�imposer, m�me techniquement, � ses ministres aupr�s desquels il se montrait de plus en plus exigeant. Le pouvoir n��tait pas, cependant, pour lui une fin en soi, c��tait un moyen de faire �voluer les structures du pays, d�assurer son d�veloppement, d�am�liorer le niveau de vie du peuple alg�rien et de peser sur l�ordre international.
MCM
: Quel souvenir gardez-vous des collaborateurs de Houari Boumedi�ne avec lesquels vous entreteniez des relations ?
PB :
� la Pr�sidence, j��tais, surtout, en contact, professionnellement parlant, avec le Dr. Mahieddine Amimour, charg� des relations avec la presse. Nos rapports �taient courtois et il �tait d�une grande disponibilit�. J�ai bien connu, �galement, le Dr. Taleb Ibrahimi, Ministre de l�Information et de la Culture durant la p�riode o� j��tais correspondant du Monde � Alger. Homme de tr�s grande culture, arabe et fran�aise, il a beaucoup contribu� � me faire conna�tre et comprendre l�Alg�rie. Autre proche collaborateur de Boumedi�ne que j�ai bien connu, Abdelaziz Bouteflika qui a eu le privil�ge d��tre, � l��chelle internationale, le benjamin puis le doyen des ministres des Affaires �trang�res. Il m�a souvent re�u en t�te � t�te et fourni des �clairages pertinents qui m�ont beaucoup aid� dans mon travail.
MCM
: Houari Boumedi�ne prenait un plaisir certain aux bains de foule .C��tait pour mesurer sa popularit� ou bien, leader romantique, �prouvait-il un plaisir charnel d��tre en contact avec son peuple ?
PB
: La r�alit� est difficile � cerner. Certainement, vivait-il en osmose avec son peuple. Son visage d�gageait un air radieux, presque lumineux, lorsqu�il inaugurait les villages socialistes de la R�volution Agraire. Il �tait tr�s fier d�avoir rendu leur dignit� aux fellahs d�munis. C�est � leur contact et � celui des �tudiants qu�il s�est d�barrass� de son apparence r�serv�e. Au d�but, il faisait, certes, ses discours en arabe classique et peu d�Alg�riens le comprenaient parfaitement. Instruit par l�exp�rience de Ben Bella, il se m�fiait d�un certain charisme et de l�adh�sion sentimentale des masses qu�un d�magogue pouvait retourner � son profit. Il m�avait dit tr�s simplement : � Je savais alors que je n��tais pas un tribun. L�adh�sion que je souhaitais obtenir devait �tre fond�e sur l�intelligence, la conscience politique et l�action concr�te �. Toutefois, comme c��tait un pragmatique, il avait, rapidement, compris que s�il voulait faire passer son message, il devait faire un effort. Cet gr�ce � cet effort, qu�il est parvenu � communiquer de mani�re vivante et directe avec son peuple. Sur le plan de la forme, il s�est mis, en effet, � prononcer ses discours dans une langue compr�hensible par les masses populaires des villes et des campagnes. Cela lui a alors valu des bains de foule. A-t-il �prouv� un plaisir charnel ? Peut-�tre, mais pour lui ce n��tait pas l�essentiel. Encore une fois, l�essentiel, pour lui, �tait de mobiliser le peuple et d�assurer le succ�s du triple objectif qu�il s��tait fix�, construire l��tat, parfaire l�ind�pendance politique par la r�cup�ration des richesses nationales, poser les bases du d�collage �conomique.

MCM : Houari Boumedi�ne qui avait fini par accorder de l�int�r�t aux r�gles du protocole pr�sidentiel veillait � ce que l�Alg�rie soit, correctement, repr�sent�e dans les c�r�monies solennelles. Comment, dans la conduite des entretiens diplomatiques, par exemple,cet imp�ratif �tait pris en compte par Houari Boumedi�ne ?
PB
: Il est incontestable que vers la fin de son r�gne, Houari Boumedi�ne avait �t� gagn� au go�t de l�action diplomatique. Il voulait donner � l�Alg�rie une place qu�elle n�avait jamais occup�e auparavant sur la sc�ne internationale. Le Sommet des Non-align�s de 1973 a constitu� une �tape fondamentale qui a servi de tremplin. L�apoth�ose de ce red�ploiement diplomatique fut, incontestablement, la participation de Houari Boumedi�ne, en avril 1974, � la Session sp�ciale de l�Assembl�e g�n�rale de l�ONU o� il a prononc� un discours m�morable sur le Nouvel ordre �conomique international. Le voyage effectu� aux Etats-Unis en 1974 reste, � cet �gard, un mod�le de perfection dans l�organisation mat�rielle, mais aussi dans la pr�paration de la substance des entretiens. Regardez le visage �panoui du Pr�sident alg�rien, � l��poque, pour vous convaincre du sentiment de revanche au profit du Tiers Monde qu�il devait ressentir. Houari Boumedi�ne qui a d�couvert, graduellement, la multiplicit� et la complexit� des probl�mes internationaux s�est pris au jeu. Je l�ai d�j� mentionn�, il a am�lior� sa formation et il a appris � ma�triser les dossiers techniques. Il savait aussi se mettre � l��coute de ses collaborateurs et pratiquait le travail en �quipe. Comme je l�ai �crit dans le livre que je lui ai consacr� avec mon �pouse, il est pass� �des intuitions spontan�es aux analyses argument�es, de l�incantation � l�action, de la d�nonciation des situations iniques � l�organisation de la lutte�.
MCM
: Je voulais �voquer, plus sp�cialement, la symbolique du protocole chez Houari Boumedi�ne, dans son usage diplomatique�
PB
: Vous voulez mettre l�accent sur l�aspect symbolique du protocole pr�sidentiel tel que le concevait Houari Boumedi�ne ? Ses compagnons et ses proches vous confirmeront que tout r�volutionnaire qu�il �tait, il avait fini par y accorder une importance telle que le regrett� Abdelmadjid Allahoum, son Directeur du Protocole, �tait le seul � pouvoir lui imposer des horaires fixes. Houari Boumedi�ne a fini, en effet, par se plier aux usages protocolaires, surtout, vis-�-vis des �trangers. Probablement, l�usage du burnous, habit traditionnel en Alg�rie, comportait-il, pour lui, une signification symbolique particuli�re, une mani�re d�afficher l�identit� retrouv�e du peuple alg�rien. Le protocole demeurait, autrement, assez sobre, sans aspect ostentatoire�
MCM : Le r�gime de Houari Boumedi�ne �tait assimil�, � tort ou � raison, � un r�gime militaire. Comment appr�ciez-vous les rapports, bien particuliers en effet, que Houari Boumedi�ne entretenait avec l�arm�e ?
PB
: Les questions militaires n��taient pas, � proprement parler, de mon domaine de comp�tences.
MCM
: Vous ne pouvez pas avoir �t� aussi familier de la situation politique en Alg�rie et vous ne pouvez pas avoir consacr� un ouvrage � la strat�gie de Houari Boumedi�ne sans avoir envisag� cette question qui est au c�ur de l�itin�raire de l�ancien Chef de l�Etat alg�rien ?
PB
: Si vous insistez, voici, de mon point de vue, les observations susceptibles d��tre �mises � propos des rapports de Houari Boumedi�ne � l�institution militaire. Premi�re observation, d�ordre technique et organisationnel. Houari Boumedi�ne sachant que l�arm�e, au lendemain de l�ind�pendance, serait la seule force soud�e et homog�ne, capable d�impact sur le terrain avait consacr� son �nergie � la forger � l��preuve du franchissement des barrages jamais abondonn�. Il a su transformer des groupes de combattants �pars en de v�ritables unit�s de combat. Apr�s l�ind�pendance, il a r�ussi l�int�gration des wilayates au sein de la nouvelle Arm�e Nationale Populaire. Ce n�est pas si peu dire. Il a �t�, incontestablement, le fondateur de l�Arm�e alg�rienne, au sens moderne du terme. Deuxi�me observation, d�ordre politique et institutionnel. Houari Boumedi�ne ne voulait ni d�une arm�e classique, consign�e oisivement dans les casernes, ni d�une arm�e de � pronunciamiento � selon le mod�le latino-am�ricain. Bref, il ne voulait pas d�une arm�e embourgeois�e, mais, au contraire, d�une arm�e vivant en osmose avec le peuple, totalement impliqu�e dans des t�ches de soutien au d�veloppement. Dans le m�me esprit, Houari Boumedi�ne qui a compt�, �videmment, sur l�arm�e pour conqu�rir le pouvoir, s�en est servi comme instrument mais sens lui permettre, � plus forte raison pour son compte propre, de s��riger en acteur autonome sur la sc�ne politique. Troisi�me observation, d�ordre symbolique et �motionnel. Houari Boumedi�ne a baign�, sa vie durant, au sein de l�arm�e et y a conserv�, fatalement, de fortes attaches. En rejoignant le maquis et en adoptant un pseudonyme qui le d�racinait, en quelque sorte, de ses attaches originelles, il avait choisi, d�une certaine mani�re, une nouvelle famille. Il n�a, d�ailleurs, recherch�, apr�s son d�part du Caire, aucun contact avec ses parents qu�il ne rencontrera qu�au lendemain de l�ind�pendance. Pour mieux conna�tre la troupe et se familiariser avec les cadres militaires, il avait pris l�habitude, depuis Ghardimaou, de provoquer des r�unions studieuses o� se d�battaient les questions les plus �pineuses, de l��valuation du groupe des d�tenus du ch�teau d�Aulnoy jusqu�aux dispositions des Accords d��vian, notamment dans leurs projections �conomiques. La tradition a �t� conserv�e apr�s l�ind�pendance, permettant � Houari Boumedi�ne de tisser des liens solides avec tous les cadres de l�ANP. Je ne fus pas surpris, pour ma part, lorsque m�a �t� rapport�e la formule charg�e de symbole qu�il utilisa, � l�occasion, d�une r�union impromptue qu�il provoqua, trois mois avant sa mort, au si�ge du Minist�re de la D�fense Nationale : � Comme toujours lorsque je suis accabl� je viens vous retrouver vous qui �tes ma seule famille �. Il est possible d�envisager, enfin, une quatri�me et derni�re observation. Il s�agit des projets que Houari Boumedi�ne nourrissait pour l�arm�e. Il m�avait confi� dans nos conversations sur le POLISARIO, que l��clatement du conflit du Sahara Occidental lui avait fait prendre conscience de la n�cessit� du renforcement du potentiel op�rationnel de l�arm�e et, donc, de la consolidation du budget d��quipement militaire. Simultan�ment, il avait renforc�, de mani�re d�terminante, la formation sp�cialis�e des cadres militaires sup�rieurs, y compris en les d�p�chant � l��tranger. Il entrait, parfaitement, dans ses projets d�avenir de remplacer les cadres h�rit�s de la guerre de lib�ration nationale, par des officiers issus, soit des �coles de Cadets de la R�volution, soit des bancs de l�universit� puisque les portes des forces arm�es leur avaient �t� ouvertes. Il est question, aujourd�hui, en Alg�rie de rajeunissement et de professionnalisation de l�arm�e, c�est, de toute �vidence, le fruit des efforts prodigu�s alors qui est r�colt� � MCM : Et les services de renseignement, faisaient- ils l�objet d�un traitement particulier ?
PB
: Je l�avais interrog� � ce sujet. Il s��tait montr� discret mais avait pr�cis� qu�ils relevaient directement, du Chef de l�Etat pour �viter les d�rapages.Houari Boumedi�ne s�appuyait, probablement, sur les informations et les �valuations des services de renseignement, cela s�est v�rifi� pour le conflit du Sahara Occidental, mais il n��tait pas prisonnier de ces seules sources�
Le potentiel intellectuel de Houari Boumedi�ne
MCM
: Nous avons �voqu� l��tat d�esprit de Houari Boumedi�ne vis � vis de la culture fran�aise, puis la mani�re dont il faisait face aux obligations diplomatiques de l�Alg�rie. Qu�en est-il de ses rapports avec les Chefs de l�Etat fran�ais successifs qui ont �t� ses vis-�-vis ?
PB
: A propos de ses rapports avec ses vis-�-vis en France comme vous le dites, je voudrais parler, d�abord, de ses rapports avec de Gaulle. De Gaulle voulait pr�server l�avenir de la coop�ration alg�rofran�aise malgr� les passions suscit�es par le conflit des deux c�t�s de la M�diterran�e. De Gaulle consid�rait que l�Alg�rie pouvait constituer, pour la France, un partenaire id�al vers le Tiers Monde. � L�Alg�rie repr�sente pour la France la porte �troite du Tiers Monde � disait-il. Il m�avait fait part, d�s 1967, de sa consid�ration pour Boumedi�ne lequel venait d�acc�der au pouvoir. D�ailleurs, vers la fin de la guerre, un de ses collaborateurs avait �tabli et comment� une liste des chefs de l�ALN ; devant �Boumedi�ne�, il avait �crit : � obscur colonel qui ne semble pas vou� � un grand avenir � ; le g�n�ral avait barr� et rajout� �je pense exactement le contraire �. L�homme du 18 juin 1940 avait d�j� compris les motivations de celui qui deviendra l�homme du 19 juin 1965. Les deux communiquaient � travers leurs ambassadeurs. En 1967, invit� par de Gaulle � Paris pour une visite de travail, Boumedi�ne avait d�clin� l�offre car il souhaitait une visite d��tat, avec cort�ge sur les Champs-�lys�es et d�p�t de gerbe � l�Arc de Triomphe. Mais un tel c�r�monial �tait pr�matur� compte tenu des blessures non encore cicatris�es. Je ne pense pas qu�une animosit� r�dhibitoire ait oppos�e Houari Boumedi�ne � Georges Pompidou qui a dirig� la France de 1969 � 1974, Georges Pompidou a bien renouvel� l�invitation, mais la nationalisation des hydrocarbures intervenue en f�vrier 1971 entra�na l�ajournement du projet. Finalement, c�est Giscard d�Estaing, pour lequel Houari Boumedi�ne manifestait de la pr�vention � et r�ciproquement � qui effectuera la visite d��tat en Alg�rie, en 1975. Les r�sultats de la visite furent d�cevants et Houari Boumedi�ne m�avait alors, comme pas d�pit, soulign� son � admiration pour de Gaulle, ce visionnaire, r�novateur de la politique arabe de la France �. Il a, publiquement, confirm� ce jugement dans son message de condol�ances, � la mort du g�n�ral en 1970: �je m�incline devant le patriote exceptionnel� qui �a su concevoir dans une vision noble et g�n�reuse (...) l�avenir des peuples alg�rien et fran�ais�.
MCM
: Les t�moignages corroborent l�image d�un Houari Boumedi�ne pragmatique, peu prisonnier des dogmes, plut�t ouvert aux imp�ratifs du monde moderne. Au total, Houari Boumedi�ne est, selon vous, un homme d�Etat ouvert sur la modernit� ou un homme d�Etat pass�iste ?
PB
: Je le dis avec force, Houari Boumedi�ne, loin d��tre un pass�iste est un volontariste ouvert sur la modernit�. Qu�il s�agisse, en effet, des droits de la femme, de l�acc�s aux sciences modernes ou m�me des options li�es � l�id�ologie, il faisait preuve d�un esprit d�ouverture certain. Il �tait plut�t favorable � l�islam moderniste de l�Association des Ul�mas plut�t qu�� l�islam pl�b�ien se nourrissant de charlatanisme. Il m�avait dit, un jour, � Lorsque les filles des campagnes entreront � l�universit�, ce sera la vraie r�volution. � Mais arr�tons-nous, d�abord, au pragmatisme dans la m�thode auquel vous faites aussi allusion. Rappelez-vous que pour �difier la mosqu�e Emir Abdelkader � Constantine, devenue, depuis lors, universit� islamique, il fallait d�placer un cimeti�re. Personne n�accepta d�assumer cette responsabilit� qui �chut, en d�finitive, � Boumedi�ne luim�me. Un des meilleurs exemples de son hostilit� aux dogmes n�est-ce pas aussi le discours qu�il avait prononc� au Sommet de la Conf�rence des �tats islamiques � Lahore en 1974 ? � Les exp�riences humaines dans bien des r�gions du monde, disait-il, ont d�montr� que les liens spirituels (�) n�ont pas pu r�sister devant les coups de boutoir de la pauvret� et de l�ignorance pour la simple raison que les hommes ne veulent pas aller au Paradis le ventre creux. (...). Les peuples qui ont faim ont besoin de pain, les peuples ignorants de savoir, les peuples malades d�h�pitaux �. Sur le plan �conomique, c�est bien du temps du- Pr�sident Houari Boumedi�ne que le secteur priv� a b�n�fici� de conditions optimales pour prosp�rer � l�abri de barri�res douani�res �tanches. De grosses fortunes se sont b�ties alors mais, peut �tre, effectivement que les capitaines d�entreprise qu�il esp�rait voir �merger n�ont pas suivi. Avec les USA, la position presque antagonique entre les diplomaties des deux pays n�a pas emp�ch� un renforcement substantiel des relations �conomiques bilat�rales. Sur les questions de politique internationale, justement, il faisait preuve d�un m�me pragmatisme. Il faut garder � l�esprit la politique de bon voisinage, toute empreinte de r�alisme, inaugur�e avec les pays du Maghreb et qui ne sera remise en cause qu�au lendemain de l��clatement du conflit du Sahara Occidental. Faut-il souligner, il m�avait, d�clar�, personnellement, qu�il n�envisageait pas d�un bon �il la prise du pouvoir par les militaires au Maroc car, pr�voyait-il, � ils seraient plus royalistes que le Roi ! �. Des p�rip�ties particuli�res avec ses interlocuteurs �trangers attestent, �galement, de son pragmatisme. A Henry Kissinger qui �tait venu plaider aupr�s de lui, en 1973, une solution am�ricaine pour la Palestine, Houari Boumedi�ne eut cette r�plique dont l�onde de r�sonnance se fit ressentir au sommet arabe de Rabat : � l�Alg�rie ne pratique pas la surench�re. Elle ne peut qu�appuyer les d�cisions des Palestiniens. Exiger plus qu�eux, c�est de la d�magogie ; moins, c�est de la trahison �. Lorsque le Chancelier Willy Brandt exprima, lors de sa visite � Alger, son scepticisme � propos des chances de succ�s du Nouvel Ordre Economique international, � Un tel chambardement est impossible � dit-il, il s�attira cette r�plique toute de pragmatisme de la part de Houari Boumedi�ne : � Oui, c�est vrai, ce syst�me est dur � changer. Mais l�essentiel est de reconna�tre, d�abord, qu�il est injuste. Nous voulons revoir avec vous ce syst�me b�ti en notre absence. Les voies, les moyens, les m�thodes sont � discuter, � n�gocier �.

MCM : Avez-vous connaissance, � ce propos, de la mani�re dont Houari Boumedi�ne pr�parait ses rencontres internationales, non plus sur le plan du protocole, mais au plan de la substance des n�gociations ?
PB
: Je n�avais pas acc�s � de telles informations. Mais les t�moignages dont je dispose laissent croire qu�il y accordait une grande importance et qu�il se documentait avec s�rieux sur les dossiers qu�il devait traiter avec ses interlocuteurs �trangers. Sur les dossiers des relations maghr�bines ou inter-arabes, il avait acquis une grande m�itrise qui lui permettait de m�moriser, bien � l�avance, les donn�es dont il pouvait avoir besoin dans ses entretiens. Les acteurs de l��poque attestent, ainsi, qu�il a marqu� de sa pr�sence, le sommet arabe de Rabat o� l�OLP avait �t� investie du statut de repr�sentant exclusif du peuple palestinien. Les affinit�s tiss�es entre lui et le Roi Fay�al y ont �t� pour beaucoup, ce qui a d�sar�onn� les autres participants. A propos des relations alg�ro-am�ricaines g�r�es par la Pr�sidence de la R�publique apr�s la rupture des relations diplomatiques, il signifia au titulaire de la mission cette seule consigne combien lourde de symbole : � Avec les Am�ricains, il nous suffit de nous pr�munir contre leur capacit� de nuisance �. Naturellement, le conflit du Sahara Occidental rev�tait, � ses yeux, une importance consid�rable. Au plan affectif et strat�gique. J�ai �t� impr�gn�, d�embl�e, par la certitude qu�il accordait � cette question un int�r�t exceptionnel, lorsque de retour d�un voyage d��tudes que je venais d�accomplir au Sahara Occidental en 1975, je fus assi�g� de questions par lui, singuli�rement � propos de l�existence d�une � conscience nationale sahraouie � et de l�esprit combatif des r�sistants sahraouis.
MCM
: Pour mieux comprendre la personnalit� de Houari Boumedi�ne, il faudrait, peut �tre, souligner ses pr�dilections en mati�re de lectures, ses go�ts musicaux ou artistiques�
PB
: Au cour de nos entretiens, il avait �voqu� des auteurs comme Jacques Berque, l��gyptien Taha Hussein et bien d�autres lectures. N�anmoins, Anissa Boumedi�ne qui est devenue l�amie de notre couple a bien voulu satisfaire, tant soit peu, ma curiosit� historique. Ses lectures �taient tr�s �clectiques mais portaient, essentiellement, sur les chroniques d�histoire politique, les biographies d�hommes d�Etat, des recueils de po�sies arabe et fran�aise. Sa biblioth�que, qu�elle a sauv� apr�s sa mort, comptait, notamment, les diwans des po�tes arabes Abu Al Atahya, chantre du tassawuf et Al Moutanabbi, ce preux chevalier de la po�sie arabe. Il conservait, jalousement, la fresque andalouse intitul�e � Le fou d�Elsa �, que Louis Aragon lui avait d�dicac� personnellement. Pour ce qui concerne ses go�ts musicaux, j�ai d�j� �voqu� sa faiblesse pour le flamenco du temps de l�Etat-Major. J�ai appris que devenu Chef de l�Etat, il �coutait, religieusement, � le concerto d�Aranjuez �, r�miniscence, sans doute, d�un attachement profond � l�Andalousie musulmane. Cela ne l�emp�chait pas de go�ter � toute la panoplie de la chanson alg�rienne, notamment les m�lodies de Aissa El Djarmouni voire les chansons � th�me politique de Rabah Driassa sans oublier les m�lop�es de Cheikh Raymond qui devaient r�veiller en lui le souvenir du vieil Constantine ou il avait pass� un moment de sa jeunesse. Je ne peux pas attester de la chose, mais il m�a �t� rapport� qu�il lui est arriv� de faire vibrer, voluptueusement, le vieux piano � queue qui ornait l�un des coins du Palais du Peuple� Enfin, apr�s la mort de la grande chanteuse �gyptienne Oum Kalthoum, en 1975, il m�avait dit combien il l�appr�ciait et avait �voqu�, � ce propos, Warda Al jazairia, � qui il avait demand�, en 1972, de c�l�brer le dixi�me anniversaire de la lib�ration. Elle l�avait fait puis s��tait exil�e au Caire parce que son mari lui avait interdit de chanter. Boumedi�ne avait regrett� son d�part, mais etait fier qu�une Alg�rienne devienne aussi c�l�bre en Egypte.
Les convictions de Houari Boumedi�ne
MCM
: Il est difficile de d�coupler la personnalit� de Houari Boumedi�ne avec les cr�dos qui ont fond� sa trajectoire politique : justice sociale, d�veloppement �conomique, rayonnement diplomatique de l�Alg�rie. Comment, de mani�re succincte, pr�senteriez- vous les convictions de Houari Boumedi�ne ?

PB : Il est certain que les convictions de Houari Boumedi�ne reposent, d�abord, sur un socle moral. Qu�il s�agisse des r�volutions industrielle, culturelle ou agraire, Houari Boumedi�ne �tait guid�, exactement � l�image de son peuple, par une soif presque insatiable de justice. La justice sociale pr�valait, � ses yeux, sur toutes les autres consid�rations. La R�volution Agraire qu�il a lanc� contre la volont� de milieux agissants au sein du pouvoir r�pondait, selon lui, � un devoir de justice vis-�-vis des fellahs qui avaient d�clench� et soutenu la guerre de lib�ration nationale. Cet attachement affectif � la terre et aux fellahs, c�est une grille de lecture essentielle pour comprendre la personnalit� de Houari Boumedi�ne. L�un de ses collaborateurs m�a relat� le sentiment de fiert� qu�il avait pu observer -l��motion- sur son visage au moment ou il lui annon�ait, dans les ann�es soixante dix, la r�ussite au baccalaur�at, parmi les majors, de la fille d�un fellah�
MCM
: Vous admettez, au plan politique, que la nature du syst�me reste celle du parti unique ?
PB
: Bien �videmment. Il faut raisonner, en effet, dans le contexte d��poque. Le parti unique, lui m�me, n�exercait pas la r�alit� du pouvoir, l�Etat ayant �t� investi du r�le de moteur du d�veloppement. Encore une fois, le d�veloppement �conomique et la justice sociale constituaient la priorit� pour Houari Boumedi�ne. L��radication des maladies transmissibles, l�acc�s � l��ducation pour toute la population, la garantie du plein emploi, voil� ses objectifs prioritaires. Avait-il, � l�esprit, alors, la th�se qui �dicte que le d�veloppement �conomique, en assurant de meilleures conditions de vie � la population, d�bouche sur des aspirations � caract�re politique ? A voir� Il est clair, cependant, que sa vision de la d�mocratie politique, au sens moderne du terme, �tait plut�t pragmatique. Il estimait, en effet, que le d�veloppement �conomique et la justice sociale �taient des pr�alables � un r�gime d�mocratique. A ses yeux, mise en place de v�ritables assises �conomiques et construction de l�Etat constituaient les garanties d�un exercice effectif de la d�mocratie. Il �tait tr�s fier, ainsi, d�avoir institu� les Assembl�es populaires communales en 1967 puis les Assembl�es populaires de wilayas en 1969. Au cours d�un entretien qui s�est d�roul� d�but 1975, il m�avait dit : �Pour ce qui est de la d�mocratie, mes pr�d�cesseurs ont fait les choses � l�envers en commen�ant par l�Assembl�e nationale, c�est comme s�ils avaient mis la pyramide sur la pointe. Moi, j�ai commenc� par la base.�. Lui ayant fait observer que ces institutions, APC et APW, remontaient � bient�t dix ans et qu�il fallait envisager la mise en place d�une Assembl�e Nationale, il me r�pondit : �Je crois que nous ne sommes pas m�rs�. Moi : �Qui nous ?� Lui: �Le peuple alg�rien�. Je lui exprimais mon �tonnement car ce peuple avait donn� les preuves de sa maturit� politique au cours de huit ans de guerre mais aussi, depuis l�ind�pendance, en acceptant bien des sacrifices pour favoriser le d�veloppement � marche forc�e, il prit le temps de la r�flexion avant de s�exclamer : �Non, nous ne sommes pas m�rs. En effet, contrairement aux APC et aux APW, l�Assembl�e nationale sera une vitrine int�rieure et ext�rieure. Je ne voudrais pas qu�elle soit la vitrine de nos divisions et de nos r�gionalismes�. Il ne tardera pas � mettre en �uvre, cependant, une s�rie de r�formes, de l�adoption, en 1976, de la Charte nationale, puis de la Constitution, imm�diatement apr�s, jusqu�� l��lection du Pr�sident de la R�publique au suffrage universel. L�Assembl�e Populaire Nationale sera bien mise en place en 1977. J��voquerais plus tard les projets que Houari Boumedi�ne tenait, apparemment, � mettre en oeuvre.

MCM : Nous avons �lud� les rapports entretenus par Houari Boumedi�ne avec l��lite nationale�
PB
: Je r�p�te, Houari Boumedi�ne �tait visionnaire et pragmatique. Tirant les le�ons de l�histoire, il savait qu�avant le d�clin, la civilisation arabo-islamique avait �t� � la pointe de la modernit� du VIII� au XV� si�cle. Il voulait contribuer � renouer avec cet �ge d�or. C�est pourquoi il a, d�embl�e, apport� une attention consid�rable � l��lite en g�n�ral et aux universitaires en particulier. Par deux reprises, en qualit� de Chef de l�Etat-Major G�n�ral de l�ALN, en 1961, puis en qualit� de Chef de l�Etat, dans les ann�es soixante dix, il a ouvert, bien grandes, les portes des forces arm�es aux �tudiants. Apr�s une p�riode de fronde apparue au lendemain du coup d�Etat du 19 juin 1965, la communaut� estudiantine a progressivement adh�r� � la d�marche de Houari Boumedi�ne constituant m�me un de ses points d�appui dans la soci�t�. Pour les a�n�s, il suffit de se rappeler que Houari Boumedi�ne a surpass� les divergences politiques initiales qui l�opposaient � tel ou tel groupe et qu�il s��tait attach� � mobiliser au service de la politique de d�veloppement qu�il avait mise en �uvre, toutes les potentialit�s humaines disponibles , des � centralistes � du PPA-MTLD, jusqu�aux anciens membres du GPRA en passant par les redoutables cadres du MALG de Abdelhafid Boussouf. S�agissant de mani�re plus sp�cifique, des hommes de l�art, il faut se rappeler qu�il a apport� un soutien consid�rable aux �crivains, aux artistes et aux cin�astes. Je peux dire qu�il y a eu une � �cole de peinture alg�rienne � illustr�e par des artistes que j�ai connus, comme la grande Baya, Khadda et bien d�autres. � l��poque, le cin�ma alg�rien, avec sa nouvelle vague symbolis�e par Bouamari, a �t� le plus productif du Maghreb. M�me Kateb Yacine et Issiakhem, trublions devant l�Eternel s�il en fut, purent, malgr� l�hostilit� d�une partie du pouvoir, produire et prosp�rer. Au lendemain de la mort de Houari Boumedi�ne, en 1978, Kateb Yacine rencontrant l��pouse du d�funt lui remit un exemplaire du livre que venait de publier, � Paris, Sindbad � L��uvre en fragments � avec cette d�dicace manuscrite qui se passe de commentaire : � Au seul v�ritable Pr�sident qu�ait connu l�Alg�rie �.
MCM
: Houari Boumedi�ne avait-il pour mod�le des personnages de l�histoire ?
PB
: Des membres de sa famille m�ont indiqu� qu�il se ref�rait, souvent, � Omar Ibn El Khettab, compagnon du proph�te, connu pour son esprit de rigueur et de justice� Je sais, par ailleurs, il me l�a dit, qu�il �prouvait du respect pour le Roi Fay�al d�Arabie ainsi que le Pr�sident Nasser. Encore qu�il ait reproch� � ce dernier d�avoir manqu� de clairvoyance et de fermet� dans la gestion des questions militaires. Il m�a �t� rapport�, �galement, qu�il aimait citer dans ses moments d�inspiration au si�ge de l�Etat-Major G�n�ral de l�ALN � Ghardimaou la phrase de Saint Just, un des artisans de la R�volution fran�aise de 1789 : �Ceux qui font les r�volutions � moiti� creusent leurs propres tombes �. De mani�re plus certaine, ses compagnons d�armes rapportent qu�il vouait une admiration profonde pour Larbi Ben Mhidi figure embl�matique de la R�volution alg�rienne et qu�il �voquait, souvent, apr�s leur mort au combat en 1961, son rempla�ant, � la t�te de la wilaya V, le Colonel Lotfi, mod�le parfait de l�intellectuel engag� ainsi que le Commandant Ferradj, r�put� pour son esprit de bravoure peu commun.
Cultiver le souvenir de Houari Boumedi�ne�
MCM
: Le t�moignage que vous d�livrez � propos de Houari Boumedi�ne peut para�tre partial... Vous ne craignez pas d��tre accus� de vous livrer � l�apologie du r�gne de l�ancien Chef de l�Etat alg�rien alors qu�il a �t�, tout de m�me, marqu� par des assassinats politiques ?
PB
: Je suis particuli�rement mal plac� pour aborder ces questions que je confie � l�expertise des historiens. Mais, toutes choses �tant �gales par ailleurs, l�assassinat de Mehdi Ben Barka dans la r�gion parisienne peut-il �tre imput� au G�n�ral de Gaulle personnellement ?
MCM
: Que faites-vous, cependant, de la fiabilit� de votre t�moignage qui doit servir, aussi, aux historiens qui auront � reconstituer la trame de cette p�riode charni�re de l�histoire de l�Alg�rie ?
PB
: Pour ce qui concerne la v�racit� des faits rapport�s, je me suis fi� � ma m�moire et � mes archives. De surcroit, j�ai convenu, avec vous, que le texte de l�entretien soit soumis � validation aupr�s des compagnons de Houari Boumedi�ne, de ses anciens collaborateurs et des membres de sa famille. Cela �tant, il est vrai que ce t�moignage peut sembler occulter le r�le respectif du contexte historique, du peuple alg�rien et de l��quipe qui l�entourait dans l�affirmation de la personnalit� de l�ancien Chef de l�Etat. Ce t�moignage insiste trop sur l�osmose qui le liait � son peuple, sur l�importance qu�il accordait � l��quipe qui l�entourait et sur son sens aigu de l�opportunit� historique pour qu�il soit n�cessaire de s�y attarder. Bien entendu, il incombe aux universitaires alg�riens d�approfondir la r�flexion sur ces aspects essentiels pour l�histoire contemporaine de l�Alg�rie et de r�aliser une biographie du d�funt, selon les normes modernes de la science historique�
MCM
: Pierre Bernard, le fondateur des Editions Sindbad, que j�ai eu le plaisir de conna�tre avait entam�, avant sa mort, la r�daction d�une biographie de Houari Boumedi�ne. Cette �uvre, largement entam�e, s�appuyait, notamment, sur l�enregistrement des t�moignages directs du Pr�sident d�funt. Avez-vous id�e de ce que sont devenues ces archives, cette partie du patrimoine du peuple alg�rien ?
PB
: Je dois bien dire que sa famille, les Bernard d�Outrelandt, n�avait aucune sympathie pour les Alg�riens, les Arabes et les musulmans. Elle d�plorait les orientations favorables aux Arabes et aux Musulmans de sa maison d��dition, mais n�y pouvait rien. Il avait d�ailleurs quitt� la demeure familiale, en banlieue, o� se trouvaient une partie de ses archives, pour s�installer � Paris, pr�s des �ditions Sindbad. Quand il est tomb� malade, en 1995, alors m�me qu�il �tait hospitalis�, ses s�urs ont vid� son appartement parisien pour parer au cas o� il aurait fait une donation. Mon �pouse, Claudine Rulleau, qui a �t� son bras droit pendant vingt ans, a essay� de les joindre pour sauver ses archives, en vain. Au lendemain de la mort de Houari Boumedi�ne, les pouvoirs publics alg�riens n�ont plus aid� les Editions Sindbad qui ont �t� rachet�es, apr�s le d�c�s de Pierre Bernard, par Actes-Sud. L�Alg�rie ne s�est pas int�ress�e non plus aux manuscrits des entretiens de Pierre Bernard avec Boumedi�ne. Connaissant l�application que Pierre Bernard avait mis � pr�parer cette biographie de Boumedi�ne et le temps que l�ancien Chef de l�Etat avait consacr� � ce projet, je partage votre sentiment que ces manuscrits sont une partie de la m�moire du peuple alg�rien. H�las, mon �pouse et moi-m�me pensons que ces manuscrits ont �t� d�truits.
MCM
: Partagez-vous les pr�ventions entretenues sur l�origine de la mort de Houari Boumedi�ne ?
PB
: Je crois que le Dr Taleb Ibrahimi est la personne la plus qualifi�e pour donner son t�moignage sur la maladie de Houari Boumedi�ne. M�decin de formation, il est sp�cialiste d�h�matologie. C�est lui, en particulier, qui a accompagn� Houari Boumedi�ne � Moscou pendant ses soins. Il �tait charg�, enfin, d�informer le Conseil de la R�volution sur l��volution de la maladie du Pr�sident de la R�publique. C�est lui qui m�avait confi�, les larmes aux yeux, alors qu�il �tait Ministre Conseiller � la Pr�sidence, que Boumedi�ne avait urin� du sang, peu de temps, donc, apr�s ma derni�re entrevue avec lui, fin ao�t 1978. Des analyses secr�tement effectu�es en France avaient confirm� la gravit� du mal. Le Dr Taleb Ibrahimi et Abdelaziz Bouteflika avaient conseill� � Houari Boumedi�ne d�aller se faire soigner en France. Il avait refus� car il �tait pr�occup� par le secret qui devait entourer sa maladie. Les deux responsables lui avaient alors sugg�r� l�Autriche ou l�Allemagne en raison du d�veloppement de la m�decine dans ces deux pays. Houari Boumedi�ne qui avait d�embl�e �cart� les  USA pour des consid�rations de politique et de s�curit�, a opt�, en d�finitive, pour Moscou. Le Dr Taleb Ibrahimi m�a expliqu�, par la suite, que les m�decins russes avaient commis des erreurs de diagnostic qui lui ont �t� fatales. Boumedi�ne avait alors d�cid� de regagner Alger pour mourir sur sa terre natale. Il est �tabli qu�il souffrait de la maladie de Waldenstrom, une maladie tr�s rare du syst�me lymphatique , dont est mort Georges Ponpidou. Voil� les seules informations dont je dispose. Il m�est impossible de sp�culer sur une autre origine de la mort de Boumedi�ne, m�me si le contexte diplomatique de l��poque peut laisser imaginer que sa disparition convenait � certaines parties�
MCM : Vous ne convenez pas, n�anmoins, que Houari Boumedi�ne, nonobstant la ferveur manifest�e par le peuple alg�rien au cours de son inhumation, n�a pas r�ussi � organiser sa succession ?
PB :
La maladie puis la mort l�ont devanc� par rapport � ses projets. Comment auraitil organis� son d�part ou sa succession, nous en sommes r�duits � des sp�culations.
MCM : Quel est le souvenir le plus �mouvant que vous conservez de vos rencontres successives avec Houari Boumedi�ne ?
PB :
Plut�t que d��voquer un simple souvenir m�me �mouvant, permettez-moi d�insister sur les projets d�avenir que semblait pr�parer Houari Boumedi�ne. Au cours de nos derniers entretiens, il m�avait donn� � penser qu�il projetait de lib�raliser le r�gime. Le Monde ayant d�cid� mon rappel pour m�envoyer en Iran pour couvrir la R�volution, j�avais rencontr� Boumedi�ne, fin ao�t 1978, pour l�en informer et lui faire mes adieux. Il avait exprim� sa d�ception et vivement insist� pour que je reste : �Vous avez v�cu la mise en place des institutions, il faut aller jusqu�au bout. Il va y avoir des changements importants. J�envisage pour la fin de l�ann�e ou le d�but de 1979, un grand congr�s du parti. Nous devons dresser le bilan, passer en revue ce qui est positif mais surtout examiner les causes de nos �checs, rectifier nos erreurs et d�finir les nouvelles options. T�moin de notre exp�rience vous �tes le mieux plac� pour juger ces �volutions.� Intrigu�, je lui avais pos� quelques questions : � envisagez-vous d�ouvrir la porte au multipartisme ? D�accorder plus de place au secteur priv� ? De lib�raliser la presse ? De faciliter l�organisation du mouvement associatif?� Il avait esquiss� un sourire qui allait dans le sens d�une approbation: �Vous �tes le premier � qui j�en parle, je ne peux �tre plus explicite pour le moment, mais faites-moi confiance, vous ne serez pas d��u�.
MCM : Relatez-nous la mani�re dont vous avez pris cong� de Houari Boumedi�ne ?
PB :
Comme je l�ai indiqu�, Houari Boumedi�ne voulait solliciter mon maintien � Alger alors que la Direction de mon journal avait d�cid� de m�affecter � T�h�ran. Mes responsables �taient pass�s outre cette fois, pr�f�rant que je couvre la R�volution islamique en Iran. Je suis donc retourn� en informer le Pr�sident alg�rien qui me fit part de sa d�ception : � Je ne peux que m�incliner, mais je d�plore que vous ne puissiez pas �tre t�moin des r�formes importantes qui vont couronner dans le sens de l�ouverture celles dont vous avez �t� t�moin depuis l�adoption de la Charte nationale �. Je suis donc parti � T�h�ran o� j�ai appris la maladie de Houari Boumedi�ne. J�ai �t� rappel� � Paris quelques jours avant l�annonce officielle de sa mort, le 27 d�cembre, pour r�diger sa n�crologie. Oui, je garde un souvenir imp�rissable de cet homme sobre, attachant et profond�ment impr�gn� d�amour pour sa patrie�

 

Prochain entretien : Jeudi 1er Fevrier 2007
Th�me : � Immeuble Yacoubian �, chronique de l�Egypte moderne
Invit� : Alaa El Aswany, romancier �gyptien




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