Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Quels rep�res pour la crise ?
Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com


Il est aujourd�hui �politiquement correct� de rapprocher la crise financi�re qui s�vit depuis l�ann�e derni�re de la grande d�pression de 1929. Celle-ci est-elle effectivement le bon mod�le ? Scott Reynolds Nelson, professeur d�histoire au College William and Mary, est de ceux, bien rares, qui osent contester, non sans arguments de taille, cette th�se m�diatiquement consacr�e.
Qui oserait, en effet, mettre en doute l�un des grands artisans de cet �chafaudage th�orique qui n�est autre que l�actuel pr�sident de la Fed, Ben Bernanke, reconnu comme l�un des grands sp�cialistes des �v�nements de 1929 car son livre Essays on the great depression (paru en 2005) fait, nous dit-on, autorit� sur la question. Qu�a-t-il apport� de plus � la compr�hension de la grande crise ? Son approche est en fait essentiellement mon�tariste : pour lui, la cause des �v�nements de 1929 se situe dans la d�cision de la Fed de maintenir la parit� du dollar avec l�or, parit� � laquelle Nixon renoncera en 1971. Par ailleurs, Bernanke met en avant, comme facteur aggravant, la r�sistance des employeurs � utiliser l�arme du licenciement pour recourir de pr�f�rence � la r�duction du temps de travail journalier. Bernanke a, ainsi, substitu� � l�exp�rience commune de la grande crise une interpr�tation de �science �conomique�, essentiellement mon�tariste, et mettant en avant les revendications salariales comme la principale cause de d�s�quilibre des syst�mes �conomiques. Pour Scott Reynolds Nelson (*), la crise actuelle rappelle plut�t celle de 1873 ; pour lui elle est l�arch�type de la grande d�pression, n�e d�une bulle de cr�dit, et dans laquelle il voit de nombreux parall�les avec la situation de 2008 � nos jours avec, notamment, un risque de cons�quences d�vastatrices � la recherche de boucs �missaires � principalement les �trangers � pouvant allumer des pogroms. Ces rapprochements ne rel�vent pas du p�dantisme acad�mique. Ils sont instructifs parce que l�homme a instinctivement tendance � r�p�ter les m�mes erreurs. L�historien consid�re que la comparaison avec 1929 �n�est pas particuli�rement adapt�e� et lui pr�f�re la panique de 1873, un �v�nement sans doute ignor� de toute autre personne que ses coll�gues universitaires de l�histoire des affaires et du travail. Pourquoi doute-t-il de la pertinence du rapprochement avec 1929 ? �Selon la plupart des historiens et �conomistes, cette d�pression �tait plus li�e aux stocks �normes des usines, un krach de la Bourse et une incapacit� de l�Allemagne � payer ses dettes de guerre, ce qui l�a conduit � une forte pression sur les r�serves d�or britanniques. Aucun de ces facteurs n�est r�ellement un probl�me actuellement.� Cette premi�re s�rie d�indices est, en effet, irrecevable car l�industrie moderne dispose de moyens de contr�le pour adapter la production � la baisse de la consommation (on le voit bien avec l�industrie automobile) et il n�y a pas de probl�me international avec les r�serves d�or, tout simplement parce que les pr�ts des banques ne d�pendent plus de ces r�serves. Comme on peut l�observer au regard des indices qui suivent, les m�mes causes (le profit � tout prix) g�n�rent les m�mes effets (crises, ch�mage, pauvret� et paup�risation, banqueroutes, faillites, concentrations). En 1873, l��picentre de la crise est l�Empire austro-hongrois, fond� en 1867, dans les Etats unifi�s autour de la Prusse et de l�Empire germanique, et en France, o� les empereurs ont mis en place de nouvelles institutions charg�es d��mettre des pr�ts pour financer de grandioses constructions priv�es ou municipales, particuli�rement dans les capitales comme Vienne, Berlin et Paris. La facilit� d�acc�s au cr�dit provoqua, comme en 2008, un boum immobilier. Cons�quence : les terrains prennent une valeur infinie et les emprunteurs souscrivent voracement de plus en plus d�emprunts, en les garantissant par des maisons � moiti� ou pas encore construites ! Mais les fondamentaux �conomiques ne suivaient pas. Bien mieux, les Empires n�ont pas vu venir la nouvelle concurrence outre-Atlantique qui a bris� les anciens monopoles construits par les exportateurs de bl� de Russie ou d�Europe centrale. Ces �chos du pass� sont au c�ur des probl�mes actuels : �Apr�s 2001, des pr�ts furent accord�s aux primo acqu�reurs qui sign�rent pour des taux variables qu�ils ne pourraient vraisemblablement jamais payer, m�me dans le meilleur des cas. Les sp�culateurs de l�immobilier, esp�rant r�cup�rer facilement les propri�t�s, se d�cha�n�rent, en supposant que les prix des maisons n�arr�teraient pas de grimper. Ces dettes furent titris�es sous forme de titres complexes pour les compagnies de cr�dit et d�autres banques d�affaires, puis vendues � d�autres banques ; inqui�tes pour la stabilit� de ces titres, les banques ont achet� une esp�ce de police d�assurance appel�e �credit-derivative swap�, dont les g�rants se figuraient qu�elle prot�gerait leurs investissements. Plus de deux millions de demandes de saisies � notifications de non-paiement, de ventes aux ench�res ou de saisies par les banques � furent recens�es en 2007. Depuis, des milliards de dollars furent d�j� investis dans ce march� d�riv� des cr�dits. Est-ce que ces nouveaux instruments financiers �taient assez r�sistants pour couvrir tout le risque ? Comme en 1873, une pyramide financi�re complexe repose sur la t�te d�une �pingle.� Un ch�teau de cartes. Les m�mes processus se font jour sur le terrain de �l��conomie r�elle� : �La version du XIXe si�cle des containers de produits �made in China�et exp�di�s � Wal-Mart consistait en l�gumes des fermiers du Middle-West am�ricain. Ils utilisaient d�j� les silos � grains, les tapis roulants et d��normes bateaux � vapeur pour exporter des trains entiers de bl�. L�Angleterre, le plus grand importateur de bl�, se convertit � ce bl� bon march� assez rapidement vers 1871. Vers 1872, le k�ros�ne et l�alimentation industrielle montaient en fl�che au c�ur de l�Am�rique, d�valorisant la graine de colza, la farine et la viande de b�uf. Le krach eut lieu en Europe centrale en mai 1873, quand il devint clair que les pr�visions r�gionales pour une croissance �conomique continue �taient trop optimistes. Les Europ�ens durent faire face � ce qu�ils appel�rent l�invasion commerciale am�ricaine. Un nouveau superpouvoir industriel �tait n�, dont les bas co�ts prenaient � la gorge le commerce europ�en et le style de vie europ�en.� Aujourd�hui, la d�localisation a r�alis� ce processus en un clin d��il. Sur le plan financier, les deux crises ont ceci de commun ou de comparable que les banques continentales s��croulaient. Les banques qui accumulent du cash ne font pas de pr�ts � court terme. Les grandes et petites entreprises courent un risque de mort, faute de cr�dits � br�ves �ch�ances pour acheter les mati�res premi�res, exp�dier leurs produits et entreposer les stocks. Il ne faut n�anmoins pas croire au jeu du hasard ou de l�accident. La pr�dation qui r�git le syst�me accentue la concentration de la production industrielle et des banques : � Pour les plus grandes firmes industrielles des Etats-Unis � celles qui avaient des contrats garantis et la possibilit� de passer des march�s � prix r�duits avec les compagnies de chemins de fer � ces ann�es de panique valaient de l�or. Andrew Carnegie, Cyrus McCormick et John D. Rockefeller avaient assez de capitaux en r�serve pour financer leur propre croissance continue. Pour de plus petites entreprises, qui comptaient sur une demande saisonni�re et sur des capitaux ext�rieurs, la situation devint terrible. Les r�serves de capital s�ass�ch�rent et les industries aussi. Carnegie et Rockefeller rachet�rent leurs concurrents � prix cass�s. L��ge d�or des Etats-Unis avait commenc� en ce qui concerne la concentration industrielle�. Entre 1873 et 1877, de nombreuses petites entreprises et ateliers mirent la cl� sous la porte, des dizaines et des centaines de travailleurs, dont beaucoup d�anciens soldats de la Guerre civile, devinrent des temporaires. Les listes de l�aide sociale explos�rent dans les villes principales, avec un taux de ch�mage � 25% (100 000 travailleurs) rien qu�� New York City. La panique fut suivie par les gr�ves les plus violentes de l�histoire de l�Am�rique. Quel pronostic peut-on �mettre au regard de ce rapprochement ? En termes d�enseignements, si on accepte le rapprochement avec le krach de 1873, il faudra patienter plus de quatre ans pour esp�rer voir le bout du tunnel. � Les gagnants de cette panique, une fois sortis d�affaire, pourraient �tre les firmes � financi�res ou autres � qui ont des r�serves de cash substantielles. On pourrait voir � l�horizon une consolidation importante des entreprises, ainsi qu�une r�ponse nationaliste avec des fortes barri�res douani�res, un d�clin du commerce international, et la prise des immigrants comme boucs �missaires pour l�acc�s aux rares emplois. L��chec des discussions de l�OMC en juillet, commenc�es � Doha il y a sept ans, sugg�re l�arriv�e d�une nouvelle vague de protectionnisme. � Enfin, la panique de 1873 a montr� que le centre de gravit� du cr�dit mondial s��tait d�plac� vers l�ouest �d�Europe centrale vers les Etats-Unis. La panique actuelle sugg�re un nouveau d�placement � des Etats-Unis vers la Chine et l�Inde.�.
A. B.
(*) Cette th�se est publi�e par Scott Reynolds Nelson, dans The Chronicle, du 17 octobre 2008. Parmi ses �crits, on compte : Steel Drivin� Man : John Henry, the Untold Story of an American legend (Oxford University Press, 2006).

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