Le Soir des Livres : Pas seulement une histoire de prison
Par Mourad Brahimi


J�ai souvent entendu dire que les Alg�riens ne lisent pas, ou alors si peu, que dans les librairies ne se vendent que les livres scolaires, de recettes de cuisine ou tout au plus de quelques c�l�brit�s de la litt�rature universelle. Les Oranais ont d�menti cette id�e ancr�e dans les esprits en venant nombreux, malgr� la pluie, � une rencontre litt�raire ce samedi 6 mars au Centre de recherche et d�information (Cridssh) de l�Universit� d�Oran.
L�id�e de cette rencontre venait de mon ami, Youcef Merahi, secr�taire g�n�ral du Haut-Conseil � l�amazighit�, mais aussi po�te et �crivain. Il tenait � ce qu�on organise une vente-d�dicace � Oran, lui pour son dernier roman Je br�lerai la mer et moi pour Rien qu�une empreinte digitale parus tous deux chez Casbah Editions. J�avais d�j� particip� � deux ventes-d�dicaces, l�une au Salon international du livre, l�autre chez Ali Bey � la librairie du Tiers-Monde, et dans les deux cas je n�avais pas support� rester assis derri�re une table � attendre que les �clients� se pr�sentent. C�est pourquoi nous avons opt�, avec l��diteur et l�accord du Cridssh, pour une rencontre avec le public. La r�ussite de cet �v�nement litt�raire n�est pas venue seulement de la grande affluence du public (la salle des conf�rences du Centre de recherche �tait pleine de professeurs, chercheurs, �tudiants, hommes de lettres, �lus, magistrats, anciens ministres, retrait�s, jeunes dipl�m�s au ch�mage�) mais bien de la qualit� des interventions. Pendant que j��crivais, je me disais que la plupart des lecteurs risquaient de ne retenir de mon livre qu�une histoire de prison, et j��tais persuad� que certaines id�es forces, que j�exprimais en peu de mots, ne pouvaient que rester dans l�inconscient du lecteur, noy�es qu�elles �taient dans la multitude d�histoires de d�tenus que je racontais sous forme de courtes nouvelles d�un ou deux paragraphes qui pars�ment le livre. Aussi �tais-je �tonn� d�entendre dans la salle quelqu�un dire que mon r�cit �tait aussi un hommage rendu � la femme. Cette phrase je l�avais d�j� entendue de la bouche du professeur Abdelkader Djeghloul quand il avait lu le manuscrit, et j�avais pens� que seul un lecteur professionnel de la trempe de l��minent professeur �tait capable de d�celer un tel hommage � travers quelques mots que ma pudeur a laiss� s��chapper. Je discutais avec une lectrice des difficult�s que j��prouvais � d�crire certaines sc�nes et lui confiais que j�avais eu beau �crire et r��crire le passage o� j�essaie de raconter ces moments de lutte contre la folie, je restais convaincu de l�avoir rat�, que j�aurai aim� faire sentir au lecteur ce que je ressentais en ce moment : la perte de la raison. Elle m�a r�pondu alors que c��tait justement ce passage qui l�avait fait pleurer. De nombreux lecteurs m�ont appel� aussi pour me dire que mon livre les avait fait pleurer. J�en ris aujourd�hui, car moi, j�avais pleur� il y a 18 ans. Si Arezki Bouzida, membre fondateur du collectif des avocats de la R�volution, et Me Ali Djeghloul avaient eu des larmes lors de leurs plaidoiries, ce n�est certainement pas � cause de moi qui ne repr�sente dans cette histoire qu�une toute petite empreinte digitale, c��tait bien l�Alg�rie et ce qui advenait d�elle qui les faisait pleurer. Bouzida l�avait cri� haut et fort : �Qui veut mettre une soci�t� � genoux frappe la t�te : ses cadres�. Et d�ajouter : �Aujourd�hui, plus que jamais, nous sommes appel�s � choisir notre camp : d�fendre la justice et la libert� ou nous soumettre � la volont� des corrompus. Ces criminels qui dissimulent l�horreur de leurs forfaits en livrant aux tribunaux les hommes et les femmes qui se sont engag�s au service de l�Etat et de l�int�r�t g�n�ral !� Mais il n�y a pas que les intellectuels et les lettr�s qui ont compris les enjeux des luttes actuelles. En prison, lorsque la t�l� avait annonc� les assassinats de policiers, la moiti� de la salle s��tait lev�e le premier jour pour applaudir comme pour une victoire sportive : �Ou���� ! Un de moins�. Le deuxi�me jour, ils �taient moins nombreux � applaudir. Le troisi�me c��tait l�angoisse, la peur. Un jeune qui n�avait fait ni l�ENA ni aucune autre �cole sinon celle de la d�linquance m�avait expliqu� : �Tu sais, ceux qui tuent les policiers n�en veulent pas aux policiers. C�est l�Etat alg�rien qu�ils veulent d�truire. Ils ne veulent pas que l�Alg�rie ait un Etat debout.� J�ai beaucoup appris des prisonniers comme j�apprends, aujourd�hui, des lecteurs. Je m�aper�ois que ce qui me semblait �tre infiniment petit dans mon r�cit n�est pas pass� inaper�u. Un cadre poursuivi par la justice m�a r�cemment appel� pour me dire qu�il comptait utiliser les arguments d�velopp�s dans le Proc�s pour sa d�fense devant la cour d�appel. J�ai �t� aussi heureux d�apprendre de la bouche m�me de celui qui fut directeur g�n�ral des affaires p�nitentiaires pendant les faits que je d�cris, puis chef de cabinet du gouvernement, que ce livre lui avait ouvert les yeux au point d�acheter une douzaine d�exemplaires pour les offrir. Un magistrat de la Cour supr�me, que je connaissais n�avoir aucune indulgence envers les prisonniers, �met le v�u de voire ce livre traduit en arabe et remis, par le ministre de la Justice, � l�ensemble des magistrats. Lorsqu�un lyc�en vous parle avec enthousiasme de telle sc�ne du livre qui l�a marqu�, de telle histoire, de telle anecdote comme s�il parlait d�un film qu�il a aim�, qu�un ami vous appelle pour vous dire qu�il a lu votre livre, que sa femme l�a lu, que sa fille l�a lu, que son fr�re le lit, lorsqu�un autre vous �crit pour vous dire, �j'ai commenc� � lire ton livre, et m�me que je me le dispute avec Madame ; on va finir par d�couper le bouquin !� Tout cela vous donne envie de pleurer de bonheur. Mais la r�action qui m�a le plus marqu� est celle d�un ami � qui on avait remis, il y a quelques ann�es, le manuscrit la veille de son incarc�ration. Quand il a �t� lib�r�, il m�a confi� : �Heureusement j�avais lu ton livre. Autrement, je crois que d�s la premi�re nuit, j�aurai perdu la raison. � La rencontre d�Oran ainsi que les r�actions des lecteurs sont la preuve que l�acte d��crire, de publier, de s�exprimer est important. Dans certains cas, il se r�v�le vital. En ayant le courage de publier, en 1992, Le cri d�une femme, suivi des pr�cisions du b�tonnier Arezki Bouzida sur ce qu�il a appel� �l�affaire Brahimi�, Le Soir d�Alg�rie avait bris� le silence ; il avait particip� � faire �clater la v�rit�, me rendre la libert�, et sans doute me sauver la vie. Je rends hommage et serait �ternellement reconnaissant � cet acte de courage ainsi qu�� Casbah Editions qui a choisi de publier le r�cit de cette empreinte digitale.
M. B.

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