Chronique du jour : A FONDS PERDUS
La grande désillusion


Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com

Le mythe du «capitalisme populaire» semble avoir vécu. L’illusion qu’il suffit de prêter une poignée de dollars à quelques petits paysans et pauvres artisans démunis pour promouvoir la propriété privée des moyens de production est en passe de figurer au musée des nombreuses arnaques et mystifications de l’Histoire.
L'initiative avait pourtant fait grand bruit. Au point où, en novembre 2002, un sommet lui était consacré à New York — avec 2 000 délégués de plus de 100 pays – et que les Nations unies avaient décrété 2005 année internationale du microcrédit. Pour faire durer l’illusion, le 13 octobre 2006, la mise en place et le développement à grande échelle de ce système ont été récompensés par le prix Nobel de la paix attribué conjointement au professeur d'économie bangladais Muhammad Yunus et à la banque qu'il a créée, la Grameen Bank. L’idée lui était venue au cours d'une séance de travaux pratiques d'un cours d'investissement, lorsqu’il demanda à ses étudiants d’interroger les fabricants de tabourets en bambou des villages les plus proches. Les 42 femmes artisanes avaient besoin de 27 dollars au total pour développer leur activité. Une somme dérisoire que les banques refusaient de financer, d’autant que les clients paraissaient insolvables. C’est de cette expérience académique que datent la théorie et le mythe du microcrédit. C’est l’histoire d’une idée généreuse au départ mais vite récupérée. En effet, les organismes qui pratiquent la micro-finance assurent un produit individuel flexible, ressemblant de plus en plus aux produits bancaires classiques, alors que la forme initiale reposait sur la méthodologie du crédit collectif, puisant dans une épargne locale et faisant appel à la caution solidaire et la supervision des pairs pour couvrir le risque de crédit. On compte aujourd’hui 70 à 80 millions de prétendants à l’accès à la propriété ou «micro-emprunteurs» ayant bénéficié de ressources financières dérisoires (les montants moyens sont de l'ordre de 150 à 200 euros), destinées à mettre en valeur une terre, acheter une machine à coudre pour créer une activité d'habillement, et, de plus en plus, à acquérir un bien de consommation durable ou à faire face à des besoins vitaux (dépenses de santé) ou festifs (marier un enfant). C’est en Inde que l’expérience a connu son plus grand succès et ses dévoiements les plus marquants. Faute de venir à bout du système inique des castes, quelques institutions s’y consacrent pleinement, comme SKS Microfinance, Spandana, Share ou Asmitha. Depuis peu, le système semble battre de l’aile dans son pays de prédilection : l’Inde. C’est de l'Etat de l'Andhra Pradesh, qui comptabilise à lui seul le tiers de l’activité du secteur, qu’est venue l’alerte : les emprunteurs n’arrivent plus à faire face aux échéances de remboursement. Ceux-ci ont chuté de 50 à 90 % ! Conséquences : ils se retrouvent à court de financement. Le rapprochement avec les «subprimes» est dans tous les esprits. Il s’agirait d’un «subprime des pauvres», une bulle (au sens propre du mot) à caractère systémique, née de la multiplication inconsidérée de microcrédits accordés sans discernement (certains emprunteurs ont contracté des crédits auprès de trois ou quatre établissements, en raison de l’intensification de la concurrence). Même si l’enjeu est incommensurablement moins signifiant, ici, les victimes ne sont pas sommées de libérer leurs appartements et jetées à la rue comme en Amérique ; elles sont poussées au suicide. Des pères de famille mettent fin à leurs jours pour avoir été incapables de remboursement des crédits destinés à couvrir des dépenses médicales vitales ! L’appréciation qu’en fait le gouvernement de l'Andhra Pradesh se passe de commentaire : il s’agirait carrément d’un «brigandage» pratiqué par de véritables usuriers, générant des «hyperprofits» (les taux d'intérêt dépassent souvent les 25 ou 30 %) au prix de véritables «atrocités» ! Contraint de réagir, ce même gouvernement soumet désormais à des conditions draconiennes l’activité du microcrédit : les remboursements s’effectuent sur un rythme mensuel (et non plus chaque semaine), et dans un lieu public (pour éviter toute pression au domicile des emprunteurs). Pour SKS, un organisme de microcrédit qui a pignon sur rue, «le coût des fonds est de 9%, les frais de distribution des crédits de 9% aussi, les taxes représentent 3% et les provisions pour créances douteuses 1,5%». Soit un seuil plancher de 22,5%. Dans un élan de générosité douteuse, SKS a annoncé qu’elle ramenait ses taux de 27% à 24% ! Pourtant, l’argent n’a jamais été si bon marché à travers le monde. Comment un altruisme initialement salué par tous, s’est-il brisé dans les récifs de la finance ordinaire, sans foi ni loi ? Chasse le naturel, il revient au galop ! L’argent retrouve ici sa vocation première : générer de l’argent. Touchant habituellement des secteurs faiblement capitalisés, employant souvent une main-d'œuvre féminine, le microcrédit a gagné par la suite des secteurs de plus en plus larges. Il s’est notamment peu à peu transformé en crédit à la consommation pour faire passer des classes populaires au pouvoir d’achat à peine balbutiant sous l’emprise du marché, à l’occasion d’opérations diverses destinées à financer des achats courants, le mariage de sa fille ou le remboursement du microcrédit précédent. C’est ce qu’on appelle habituellement créer de la demande supplémentaire ou additionnelle, selon les auteurs. «Le marché partage le lit avec votre épouse», avait pour habitude de nous dire un professeur français d’économie qui tenait en horreur nos vieux rêves socialisants. Sa métaphore est plus vraie que jamais. Le processus de «normalisation » du microcrédit est simple à décrire. Les institutions spécialisées dans le microcrédit ont recouru aux canaux spéculatifs traditionnels (fonds spéculatifs, «hedge funds» et autres) pour soutenir leur croissance fulgurante et faire face à une demande croissante de fonds dont la destination s’est progressivement écartée des nobles objectifs de départ. Bien mieux, ces mêmes institutions se disent condamnées à faire du résultat pour s'introduire en Bourse afin d’y lever des capitaux. Enfin, là aussi, l’ingénierie financière a redoublé d’imagination pour mettre en place de nouveaux produits, comme la micro-assurance liée aux non-remboursements de crédits, en remplacement des réseaux d'assurance et de solidarité traditionnelle relativement efficaces qui favorisaient le remboursement régulier des prêts. D’autres voies restent à prospecter pour faire face au tsunami de l’injustice et de la désolation sociale et la quête d’une «économie sociale et solidaire», comme alternative à un capitalisme sauvage, demeure plus que jamais d’actualité(*). Elle repose sur les coopératives, mutuelles et associations, en clair des cadres d’organisation du travail qui contrecarrent la notion d’assistés idéologiquement associés aux plus démunis par le libéralisme. Cette économie sociale et solidaire est-elle «la grande alternative au capitalisme» ?
A. B.
(*) Un très bel ouvrage vient de lui être consacré : Démocratiser l'économie. Le marché à l'épreuve des citoyens par Tarik Ghezali et Hugues Sibille, Grasset, 2010, 140 p.

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