Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
Mate un peu ce qu’ils ont fait de ce peuple, de ce pays !


Par Arezki Metref
arezkimetref@free.fr
Dimanche 2 janvier : Le luxe d'être pauvre
Un gardien de parking d’Azazga lâche à mon encontre le scoop suivant: «Nous les pauvres, on envie notre condition. On n'a rien, mais au moins on peut dormir sur nos deux oreilles.» Traduction : depuis que les rapts contre rançon se multiplient en Kabylie, bien des riches ou demiriches paieraient cher pour être pauvres.
La raison en est évidente. Pauvre comme Job, personne ne songera à t'enlever en échange de la richesse de Crésus. Du coup, la pauvreté devient un luxe. Il suffit, ajoute le gardien de parking, d'avoir son morceau de pain quotidien, du moins pour les enfants, et un toit. Le hic, c'est que ce morceau de pain, et surtout ce toit sont l'un comme l'autre ce qui fait défaut. L'année 2011 démarre dangereusement. La flambée qui touche le prix des denrées de première nécessité commence déjà à échauffer les têtes en même temps qu'elle chauffe les poches. Y a comme de l'électricité dans l'air, de l'eau dans le gaz. Il suffirait d'une allumette... «Mon peuple est dans la souffrance et il n’a pas de pain», Jean Sénac.
Lundi 3 : La Cinémathèque fait son cinéma
Dans ce fatras de désespérance, une bonne nouvelle : la réouverture de la Cinémathèque d'Alger. Je sais... Tu t'en tapes ? Eh bien, tu as tort, car c'est une nouvelle au moins aussi intéressante que l'ouverture en tralala du fameux centre commercial algéro-suisse de Bab-Ezzouar ou Dar-el-Beïda, je ne sais, je me perds dans le labyrinthe circonscriptionnel. Oui, c'est une bonne nouvelle, car il s'agit de la revivification d'un lieu culturel chargé d’Histoire et qui peut aussi être chargé d'espoir pour l'avenir. On sait depuis belle lurette que nous sommes devenus, nous autres Algériens, pour emprunter la formule de mon ami Abdelkrim Djaâd, «une république œsophagienne», mais il faut savoir parfois poser quelques limites à nos appétits. La Cinémathèque d'Alger en constitue une de limite. Je ne vais pas rappeler le rôle qu'elle a tenu à la fin des années 60 et 70, je n'évoquerai pas non plus la liste impressionnante et prestigieuse des réalisateurs qui y furent invités. Je veux juste répéter après d'autres qu'il n'y a pas de fatalité et qu'on peut encore entretenir un lieu de culture, une passerelle entre le passé et l'avenir. «Un tremblement de la racine de mes cheveux me prévient d’un désastre prochain», Ismaïl Abdoun.
Mardi 4 : Debza ouel khobza !
Je ne remercierai jamais assez Merzouk de m'avoir fait déposer le dernier album de son groupe Debza. Rappel rapide : il s'agit d'un groupe théatralo-musical créé dans le sillage de Kateb Yacine pour porter une parole subversive et juste. Ce dernier album n'est pas décevant, de ce point de vue, puisque enrobées dans de belles mélodies, les paroles fustigent l'arrivisme, le pouvoir aveugle et la puissance antiouvrière. C’est un cri de révolte et d’espoir jeté à la face cramoisie de tous les nouveaux riches qui ont acquis un statut sonnant et trébuchant sur le dos des morts de la décennie noire. C’est connu : chaque guerre a ses profiteurs et chaque paix ses prédateurs. Nous avons les deux en quelques-uns. Hasard, j’écoutais, en même temps que parvenaient les premiers échos des émeutes de ce début d’année, une chanson sur la révolte d’Octobre 1988 qui décrit la colère des jeunes de Bab-El-Oued. Elle finit sur l’air de «maouitini», ce nachid bien connu des patriotes de ma génération, transposé en ce credo : «Bab-El-Oued chouhada». On a l’impression que l’écho d’Octobre 1988 continue de se propager et de s’amplifier dans la déréliction des années 2000 faites de toc et de bluff et de misère pour beaucoup-beaucoup et de richesse instantanée et vertigineuse pour une poignée de repus égoïstes et sans pitié. Y’a de quoi pousser ce cri de colère, parole ! «Je vais jeter le cri des fauves en rôdaille, /Avant que ne se brise un sanglot mal scandé», Kateb Yacine.
Mercredi 5 : Feu !
Conversations entre gens bien élevés à table. On y vient fatalement. Je ne sais qui le premier a posé la question : jusqu’à quand tiendra-t-on ? Ça finira par des émeutes tout ça, c’est moi qui te le dis. Il y a un parfum d’Octobre 1988 dans l’air. Quelque chose de sourd et de douloureux est en phase d’exploser. Ça va faire des dégâts, je te le certifie. Ça ne peut plus durer. Tu as vu un peu comment les gens vivent. Ce n’est pas le diable qu’on tire par la queue, le diable fluet et diaphane, mais un diable qui a la complexion d’au moins un éléphant. Et avec ça, comme pour remplir la vacuité de leurs yeux désertés, on plante devant eux l’étalage de la richesse indécente. Tout le monde tire à hue et à dia. C’est la kermesse du sang, la loterie dérégulée. Le gâteau est par là, tu vois. Tends la main et tu prends ta part. Seulement, comme il est loin, le gâteau, il faut l’avoir long, le bras. Et la majorité a le bras raccourci. Mais c’était sûr que ça allait péter. Il ne pouvait pas en être autrement. «Quand trop de sécheresse brûle les cœurs, /Quand la faim tord trop d’entrailles, / Quand on rentre trop de larmes, /Quand on bâillonne trop de rêves, /C’est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher, /A la fin, il suffit du bout de bois d’un esclave, /Pour faire, /Dans le ciel de Dieu /Et dans le cœur des hommes/Le plus énorme incendie», Mouloud Mammeri.
Jeudi 6 : Partez !
Ça y est, c’est parti. On a brûlé cette nuit la poste de Bachdjarrah, dit-on. La rue bruisse de rumeurs sur la magnitude du séisme. A Bab-El- Oued, les gosses sont sortis, le soir, tout dévaster. Cela se serait produit après la prière à la mosquée Sunna. Et comme une flamme qui court à ras de sol brûlant la mèche longue, d’autres quartiers d’Alger et d’autres villes d’Algérie sont touchés par les émeutes. C’est que partout le prix du beurre a quasiment doublé et celui de l’huile a connu trois hausses en quelques jours. On en a ras-le-bol, voilà tout ! Les types, ils te le disent. Comment veux-tu vivre avec cette misère ? Ça rappelle cette histoire qui se serait passée justement peu avant Octobre 1988. Un ouvrier en grève reçoit la visite de son ministre de tutelle. Ce dernier lui fait comprendre que c’est impossible que soit satisfaite la revendication d’augmentation des salaires. L’ouvrier répond que ce n’est pas ce qu’il attend de son ministre. Il voudrait juste qu’il l’aide à répartir son budget mensuel de manière à pouvoir vivre car il n’y arrive pas. Ça fait des années que les inégalités se creusent. Une minorité émet des borborygmes d’opulence qu’on entendrait du fin fond du pays où la paupérisation sévit. Une écrasante majorité n’arrête pas, elle, de s’enfoncer dans la misère perdant, dans cette déchéance, les derniers lambeaux de dignité. Regarde ce qu’ils ont fait de ce peuple et de ce pays ! On payerait des saboteurs, ils ne feraient pas mieux. Et avec ça, ils ont du cynisme à en remplir leurs comptes à l’étranger ! Quand on entend l’autosatisfaction du Premier ministre devant l’APN, on se pince pour se réveiller du mirage. Mais il nous refait le coup de Chadli en septembre 1988 ! De toutes les façons, c’est une loi de la nature qu’une corde trop serrée casse. Si jusque-là, on recensait une dizaine d’émeutes par jour, la nouveauté, c’est la synchronisation spontanée. Le pouvoir s’est vraiment illusionné de croire qu’il pouvait réellement avoir le beurre et l’argent du beurre. «Je suis né dans l’enfer/J’ai vécu dans l’enfer/ et l’enfer est né en moi», Youcef Sebti.
Vendredi 7 : Pas si vile que ça !
Discussion avec un ami tunisien. Lui : c’est la première fois qu’on commence avant vous. Moi : c’est vrai, c’est la première. Lui : mais vous, vous savez y faire. Moi : oui, on a de l’expérience, on peut même exporter notre technologie de l’émeute. Lui : mais, chez vous, même l’émeute est chaotique. Moi : forcément ! Lui : ce que je veux dire, c’est qu’elle se confine à la casse ! Moi : c’est un coup de colère, une indignation à la Stéphane Hessel. Lui : pourquoi n'y a-t-il pas de relais par la société civile comme chez nous où les avocats manifestent pacifiquement. Moi : pourquoi n'y a-t-il pas de relais dans la société civile… pourquoi… pourquoi… «Et les enfants d’aujourd’hui/Et ceux qui naîtront demain/Ne vous demandent rien/ Laissez-nous vivre/ En paix», Ahmed Azeggagh.
A. M.

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