Actualités : LE SOCIOLOGUE SLIMANE MEDHAR ANALYSE LES DERNIÈRES ÉMEUTES EN ALGÉRIE
«Les augmentations, cause occasionnelle de la déflagration»


La violence sociale est une réalité observable en Algérie. Elle tend même à structurer un comportement social. Cette violence a besoin d’être analysée, comprise et expliquée par des spécialistes. Aussi, nous avons donné la parole à Slimane Medhar, sociologue émérite et auteur de nombreux travaux sur la violence sociale, dont un livre intitulé justement La violence sociale en Algérie. Professeur de psychologie sociale à l’université de Bouzaréah, Slimane Medhar a également publié Traditions contre développement, Violence à l’égard des femmes et Théorie de la confrontation psychologique, source de l’affrontement. Dans cet entretien, il analyse, sans démagogie politicienne, la violence sociale dans son essence, ses manifestations mais aussi dans ses conséquences.
Le Soir d’Algérie : Le pays vient de vivre une situation d’insurrection juvénile violente et généralisée. Seriez-vous de cet avis qui voudrait que ce soit le surenchérissement sur les prix de certains produits alimentaires de base qui en est la cause, la seule ?
Slimane Medhar :
Tout indique qu’il s’agit beaucoup plus de troubles limités dans le temps et dans l’espace que d’une insurrection généralisée. Quoi qu’il en soit, rien ne permet de raccorder ces troubles à l’augmentation des prix du sucre et de l’huile, comme il est affirmé depuis quelques jours juste pour dédramatiser la situation. Cette augmentation ne peut être appréhendée que comme une cause occasionnelle de cette déflagration. Autrement, il faudrait expliquer pourquoi les augmentations précédentes n’ont pas incité les jeunes à faire preuve d’actes destructeurs. En même temps, il faudrait expliquer pourquoi les adultes, plus précisément les parents qui apprécient l’inflation, ne se sont manifestés que pour appeler au calme. Enfin, il faudrait expliquer également pourquoi les filles ont gardé le silence. Ne sontelles pas concernées par ce qui se passe ? Ou bien s’agit-il des répercussions de ce qui demeure encore inchangé, à savoir la répartition des rôles sociaux et de l’espace entre les sexes ?
La contestation sociale est de plus en plus marquée par la violence. On ne peut pas dire que cette dernière est la tare congénitale typique de l’Algérien. Ce comportement est certainement le produit de facteurs et de situations bien déterminés, n’est-ce pas ?
Ce qui a été avancé au sujet de la violence relève dans beaucoup de cas de l’ineptie. La violence n’est nullement spécifique à une société plutôt qu’à une autre. Elle est partout, depuis toujours. Elle représente le dénominateur commun de l’humanité. Par conséquent, elle n’est ni accidentelle, ni gratuite. Ceux qui la pratiquent savent donc ce qu’ils font, même si certains d’entre eux sont des déséquilibrés ou des délinquants. Dans ces conditions, tout incite à avancer que la violence a des fonctions sociales et un rôle sociologique. Seule l’analyse scientifique permet cependant de le montrer. Des travaux ont été publiés à ce sujet. Mais les gens ne lisent pas. L’analphabétisme est une réalité. Il ne concerne pas seulement ceux qui ne savent pas lire et écrire, mais également ceux qui ignorent et qui refusent de connaître l’organisation et le fonctionnement réguliers de leur société. De fait, les publications scientifiques n’encombrent pas les librairies. Et les lecteurs susceptibles de s’y intéresser ne sont pas les plus nombreux. Le rapport à la lecture et à l’épanouissement intellectuel est semblable au rapport au sport et à l’entretien corporel. Dans les deux cas, il est pour le moins limité. Les raisons en sont d’ordre psychosociologique et culturel. Elles relèvent du statut de l’écrit. C’est ce qui demeure encore inconnu. Les investigations que nécessitent les clarifications de cet axe d’avenir demandent du temps et, par conséquent, des efforts.
Les dernières émeutes qui ont ébranlé la capitale et d’autres villes du pays ont été menées par des jeunes adolescents ou à peine sortis de l’adolescence. Des jeunes qui sont nés et ont grandi dans la violence armée, le terrorisme. La question qu’il convient peut-être de poser, c’est de savoir si la violence armée alimente la violence sociale, mais aussi de quelle manière ?
La violence peut être d’ordre social, physique ou armé. Un lien raccorde ces trois types de violence. Mais il ne s’établit nullement au niveau des individus. Ce n’est pas parce que quelqu’un a connu tel ou tel type de violence qu’il agit de manière violente à son tour. Le lien entre ces trois types de violence s’établit au niveau des grands ensembles sociaux au sein desquels l’individu n’a jamais représenté une entité sociale distincte, mais un simple élément de puzzles qui le contiennent et l’immobilisent. De fait, la violence sociale représente un facteur d’organisation et de gestion de la vie sociale quotidienne. Elle anime différentes articulations (bruit, saleté, corruption…) dont la complémentarité épuise les individus et enraye leur participation au renouvellement. La violence sociale permet de distinguer une société développée d’une société en difficulté. Contrairement aux sociétés avancées, la violence sociale encombre notre vie quotidienne. Elle est inlassablement provoquée, subie et entretenue. Résultat : en fin de journée, on est éreinté sans avoir rien maîtrisé. La preuve en est que les individus n’agissent suivant les indications de la solidarité et de l’entraide que lors des moments de grands dangers. De fait, ils passent leur temps à se nuire mutuellement. En revanche, la violence physique consiste à obliger l’individu récalcitrant à se conformer aux exigences sociales, exigences dont l’impact social ne peut être désormais apprécié qu’en termes de délabrement et de sous-développement. Enfin, la violence armée éclate lorsque la violence sociale ne parvient plus à entretenir la dynamique de la société. Différentes périodes le montrent. Elles attestent que notre histoire est hachée de phases aussi violentes que celle que nous connaissons depuis la dernière décennie du XXe siècle. Il suffit de revenir à Ibn Khaldoun pour le vérifier.
Dans votre livre référence La violence sociale en Algérie, vous concluez à ce que la violence sociale, parce que permanente, représente un réel danger, contrairement à la violence armée qui, elle, est sporadique. Ce danger peut-il se comprendre aussi comme risque d’effondrement des fondements de l’Etat ?
Le danger que représente la violence sociale est effectivement incommensurable. Elle épuise l’énergie et le temps des individus et des groupes sociaux. Comment peut-on alors envisager la préservation du bien public, de l’intérêt général, ou bien la construction et l’entretien de l’Etat, des structures publiques, du service public ou de tout autre phénomène social dans ces conditions ? L’essoufflement individuel et collectif ne le permet point, même si certains le souhaitent de temps à autre.
La violence sociale s’est également structurée, si la formulation est juste, à l’ombre du ou des systèmes et régimes politiques qui ont gouverné le pays depuis l’indépendance. Quelle part les choix politiques ont dans la germination et l’évolution de la violence sociale ?
Je suis outillé pour montrer et, au besoin, démontrer que la violence fait partie intégrante du système social traditionnel. Ce système est très complexe. Son emprise sociale est inégalable. Il habite le conscient et, tout particulièrement, l’inconscient individuels et collectifs. Il occupe l’espace social au sens physique et symbolique. Et il submerge la vie sociale d’une manière partielle ou globale à l’occasion des événements familiaux et des rites religieux. Il est cependant occulté. Les gens l’ignorent et ils refusent de le connaître. L’un des derniers individus qui a manifesté ce refus est un recteur d’université. Mon éditeur l’a informé de ma dernière publication ; il lui a précisé que ce travail porte sur le système social traditionnel et il lui a demandé de me permettre de prononcer une conférence dans l’université qu’il gère, à ce sujet. Il a refusé catégoriquement. Il cultive ainsi l’ignorance qu’il est censé combattre. Est-ce paradoxal ?
Pensez-vous que la transition économique du genre de celle que l’Algérie tente péniblement d’opérer constitue un facteur aggravant de la violence sociale ? Aurait-il fallu, pour éviter les explosions sociales telles qu’on les vit depuis au moins une décennie, propulser parallèlement les émancipations politiques ?
L’économie qui prédomine en Algérie est une économie de souk. Elle est animée par des intermédiaires dont les moyens d’action privilégiés sont la débrouillardise et la spéculation. Les emplois que crée ce type d’économie sont contraires à la notion de service public. Ils n’enrichissent les uns que pour appauvrir les autres. Telles sont, rapidement et sommairement signalées, les principales répercussions des réseaux relationnels autour desquels s’articule la vie sociale de manière préférentielle. Tout, ou presque tout en dépend. Ils représentent l’organe moteur du mode de vie traditionnel, mode de vie qui génère, entretient, complique et propage le sous-développement. Ces réseaux sont improductifs et parasitaires. Ils sont allergiques à l’analyse scientifique. Les mécanismes qui les animent sont relatifs à la ruse, au mensonge, à la corruption, à la spéculation et la manipulation... Il est difficile, pour ne pas dire impossible de couvrir l’intérêt général suivant les exigences de la vie actuelle lorsque ces mécanismes sont automatiquement et régulièrement mis en œuvre.
En 1988, le soulèvement populaire, manipulé ou spontané, là est peut-être la question, a forcé la décision politique à une ouverture démocratique. Apparemment, il ne faut pas s’attendre à de telles réponses et décisions aujourd’hui. Qu’est-ce qui fait la différence ?
Il serait utile d’analyser Octobre 1988 et janvier 2011, puis de comparer ces deux moments. Ce travail n’a pas encore été accompli. Les déclarations des uns et des autres ne peuvent nullement s’y substituer. Et les ressemblances que comportent ces deux moments ne peuvent point écarter des préoccupations leurs différences. De fait, ce n’est point le même type de jeunes qui est à l’origine d’Octobre 1988 et de janvier 2011. L’ampleur, la diversité et les répercussions de leurs actions sont également dissemblables.
Entretien réalisé par Sofiane Aït-Iflis

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