Contribution : Silences et bavardages du pouvoir

Par Saïd Tikouk
De toutes les déclarations publiques faites à brûle-pourpoint par les membres du gouvernement pour «éclairer» une opinion publique algérienne dépitée, désorientée et avide de comprendre les tenants et les aboutissants de la succession effrénée et dramatique des «événements d’octobre» de ce début de mois de janvier, celles parcimonieusement distillées par Abdelaziz Belkhadem au journal londonien Echark El- Awsatet à la presse nationale, du cœur du brasier du dernier week-end, sont éloquentes à plus d’un titre.
Elles fournissent à elles seules de précieuses grilles et pistes de décodage de l’opaque et glauque bouillon de culture politico- économico-social qui a caractérisé et nourri la déferlante meurtrière qui s’est subitement emparée la semaine passée de nos villes et villages. Elles sont, en tous cas, parfaitement révélatrices des vraies raisons, qui «pourraient avoir été» à l’origine de l’immense gâchis qu’a connu notre pays en ce début de deuxième décennie du troisième millénaire ! D’abord, parce qu’elles émanent du seul et unique ministre d’Etat de l’actuelle majorité gouvernementale, de surcroît secrétaire général du parti disposant de la majorité au Parlement, toutes chambres confondues et, ensuite, parce qu’entre les deux Si Abdelaziz, il y a une vraie et inoxydable proximité, que ne sépare physiquement que le modeste et factice mur de la Présidence, délimitant les espaces de travail de ces deux personnalités politiques de premier plan de l’Etat algérien. Abdelaziz Belkhadem est en effet le seul ministre «sans portefeuille» qui dispose d’un bureau à «demeure» au Palais d’El- Mouradia. Enfin, et surtout, c’est parce qu’elles interviennent dans un contexte caractérisé par le silence pour le moins troublant et quasi surréaliste des deux seuls personnages de l’Etat qui sont constitutionnellement investis du pouvoir souverain de rendre compte à la nation et de s’adresser à elle dans les situations de «péril imminent» : le chef de l’Etat, en sa qualité de garant de la stabilité des institutions de la République, et le Premier ministre, dans ses nouvelles fonctions constitutionnelles de coordinateur des actions de gouvernance du pays. Ces deux autorités supérieures qui incarnent dans tous les pays modernes et civilisés la haute symbolique de l’unité de la nation et de l’Etat n’ont pas — pour de sordides calculs politiques qui transparaissent jour après jour — daigné intervenir dans le débat public. Ayant horreur du vide comme du désert politique qui se fait jour autour de lui, Si Abdelaziz, qui est aussi investi du très officiel et envié titre de représentant personnel du chef de l’Etat, a en fait parlé pour «son chef»… d’Etat ! Qu’a-t-il dit ? Au très londonien journal arabe Echark El-Awsat, il susurre presque à demi-mot qu’il venait de mettre en garde les P/APC de son parti contre «quelque chose qui se tramait contre Bouteflika». Le même jour, et devant le bureau politique du parti du FLN composé de ventripotents gérontocrates dont la moyenne d’âge dépasse de loin les trois quarts de siècle, il charge avec la furia d’un dinosaure rescapé des lointains âges géologiques de la politique de notre pays la jeunesse algérienne de tous les maux : «Et puis, c’est quoi cette façon à chaque fois de recourir à la casse comme moyen d’expression? Si on gagne un match, on casse. Si on le perd, on casse aussi. C’est inacceptable !» En recourant ainsi à la technique passée de mode chez nous au cours de la dernière décennie de la communication à géométrie variable, réservant la noble information à caractère éminemment politique à la presse étrangère et en utilisant les canaux de la presse algérienne pour dire sa haine d’une jeunesse, Si Abdelaziz Belkhadem ne vise qu’un seul objectif : servir son maître pour que ce dernier consente à lui renvoyer l’ascenseur, en ces temps de bourrasques politiques particulièrement violentes. Au moment précisément où la Maison Algérie brûle et que celle du FLN prend eau de toutes parts, jouer le rôle de groom scrutant les mouvements pendulaires d’ascenseur entre lui et son chef, pour plomber de nouveau l’horizon électoral 2014, rend compte du niveau d’autisme dans lequel s’est définitivement enfermé aujourd’hui le parti qui a libéré l’Algérie du colonialisme et avec lui toute la classe dirigeante du pays. Triste destin en effet que celui d’une prestigieuse formation politique historique qui s’énorgueillissait hier encore d’avoir dans ses veines la sève toujours écumante et intacte de la bande de jeunes et fervents patriotes du CRUA, qui fut à l’origine de sa création et qui diabolise aujourd’hui «djoumlaten oua tafsila» toute la jeunesse algérienne qu’il condamne sans ménagement aucun. Une jeunesse qui n’a d’autre tare, en fait, que celle congénitale, d’être née après les émeutes d’octobre 88, que le FLN a lui-même concoctées et ourdies, pour assurer sa survie politique, dans une Algérie qui couvait une fièvre «d’ouverture » qu’il a toujours farouchement combattue. En livrant aux gémonies toute la jeunesse algérienne, Belkhadem se livre en fait à un reniement contre-nature particulièrement lâche et indigne : un vrai refus de reconnaissance de paternité de ses propres enfants illégitimes. Pire, un abandon de famille ! Des enfants qui ne connaissent de l’Etat que Belkhadem leur propose que «l’état d’urgence» de leur piteuse et dramatique situation dans leurs immenses prisons urbaines et rurales. Un père qui n’hésite pourtant pas à être fier de ses ouailles, comme en cette fin de novembre 2009 où il était à l’aéroport d’Alger pour accueillir à leur retour les «casseurs» patriotes de la périlleuse expédition d’Omdurman au Soudan, en mission kamikaze aéro-commandée par l’Etat… Plus de vingt années après «octobre 1988», nous sommes toujours au même point avec «janvier 2011». Abdelaziz Belkhadem, qui était en 1990 président d’une Assemblée populaire nationale à majorité FLN d’un pays qui s’apprêtait à ramper sous les fourches caudines du FMI, est aujourd’hui secrétaire général du FLN, ministre d’Etat, représentant personnel du chef de l’Etat et... Il a fini par devenir le deuxième personnage politique d’un pays dont la richesse permet à ses dirigeants de réussir au moins d’un mois la performance politico-managériale, ahurissante et insolite à la fois de pouvoir augmenter de mwgardiens d’une République qui chancelle (avec un rappel de deux ans) et d’injecter près de 3 000 milliards de centimes pour contenir les feux de la «haine destructrice» des enfants de l’état d’urgence qui risquaient de mettre le feu à tous les symboles du luxuriant bazar qui envahissent de manière de plus en plus ostentatoire leur morne univers quotidien ! Ouyahia, probablement interdit de parole publique en sa qualité de Premier ministre, qui était hier seulement triomphateur et hautain en ergotant et lançant à la cantonade devant les «représentants de la nation» au Parlement, s’esclaffant de rires repus de suffisance : «Celui qui a mal à la tête coupe la route et brûle les pneus !» Il est aujourd’hui contraint de faire lire par son inénarrable chargé de la communication au RND, Miloud Chorfi, ancien présentateur de JT à l’ère du FLN triomphant, un communiqué au ton monocorde où il s’en prend violemment à… d’invisibles et souterrains lobbies. Des lobbies aussi opaques et invisibles que le Conseil interministériel qu’il a tenu pour s’automutiler et dont on n’a montré aucune image choquante pour l’opinion sur l’«Unique» ! Entretemps, les émeutiers et brûleurs de pneus de la cité Diar Echems, dont la satisfaction des revendications enflammées figure à son positif bilan 2010, ont fait des petits et sont passés de nouveau à l’action, dépossédant notre Premier ministre de ce qui lui reste de crédibilité et d’illusion, lui que le mercato politique continue de nous présenter invariablement revêtu des atours d’un commis de l’Etat inaltérable et incorruptible. Un Etat qui recule devant le feu qui avance…. L’hydre de l’économie informelle souterraine qui affleurait déjà depuis longtemps qui se dresse aujourd’hui menaçante et le pouvoir fiscal régalien de l’Etat qui s’«écrase» quand il ne bat pas en retraite, lamentablement ! Des autoroutes qui défient de leurs longues et interminables perspectives aux lignes modernistes et l’espace carrossable qui se réduit comme des peaux de chagrin. Les trottoirs chargés des produits de l’informel qui débordent et des chaussées qui rétrécissent ! Last but not least, lisez bien ces dernières déclarations de l’ubuesque Dahou Ould Kablia, tout nouveau ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales : «Les jeunes n’ont obéi qu’à des instincts revanchards » ou encore «le seul sport qui intéresse les jeunes, c’est la rapine et le vol». Mettez cette déclaration à côté de celle de Belkhadem, d’Ouyahia et de tous les autres et vous comprendrez pourquoi nos jeunes d’aujourd’hui, contrairement à ceux d’octobre 88 hier, ne font plus de différence entre biens publics et biens privés y compris ceux de leurs propres voisins de palier… et pour quelles raisons ces derniers choisissent la cruelle offrande de leurs corps aux poissons en haute mer, plutôt que de rêver d’être enterrés dans le ventre généreux si accueillant de la profonde terre d’Algérie. Méditez là et vous devinerez aisément pourquoi nous avons eu si peur pendant les cinq longs jours qui faillirent ébranler l’échouage collectif si fragile qu’est subitement devenu notre pays en ce début de décennie, nous qui pensions en toute bonne foi qu’elle allait être autre que celle des deux précédentes, pour sauver l’image de marque du pays du «million et demi de chouhada».
S. T.

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