Contribution : ÉMEUTES, BAISSE DES PRIX
Et coup de sifflet final ?


Par Zineddine Sekfali, ancien ministre
Les évènements que l’on vient de vivre ressemblent peu à ceux d’octobre 1988. Cela cependant ne diminue en rien leur gravité et ne limite nullement leur portée. Leur caractéristique essentielle ou leur différence par rapport à 1988 est qu’ils ont touché toute l’Algérie, du nord au sud, et d’est en ouest, en passant par le centre, provoquant des dégâts considérables dans tous les chefs-lieux de wilaya et dans bien d’autres villes de moindre importance.
Pour cela, ces évènements ne peuvent raisonnablement être ni minimisés ni réduits à un simple «coup de fièvre», rapidement jugulé et éteint. En vérité, ils sont socialement très graves et politiquement lourds de sens, même s’ils sont peu comparables à ceux d’octobre 1988. Certes, les lectures de ce qui s’est produit et les prévisions quant à ce qui s’ensuivra dans les prochains jours et semaines divergent, selon les responsables politiques, et varient d’un média à l’autre et d’un observateur à l’autre ; mais personne ne peut contester que ces émeutes sont l’aboutissement d’une dégradation économique et sociale délétère qui a atteint son paroxysme avec la mise en vigueur de la loi de finances pour 2011. Le souhait de tous est qu’elles vont clore une période détestable marquée par une politique économico-sociale sinueuse et de graves affaires de corruption, pour devenir le point de départ d’une nouvelle ère marquée par des mesures correctives, techniques et politiques. D’où la nécessité urgente de passer de la phase sécuritaire à celle de la reconstruction, sachant que tout pouvoir politique qui s’en remet souvent aux services de sécurité, pour régler les problèmes politiques, économiques ou sociaux, finira un jour par leur rendre des comptes. Les jeunes gens qui sont sortis dans les rues au début de ce mois, d’abord à Babel- Oued puis un peu partout dans le pays, ne sont pas issus de familles privilégiées ou rentières ; ces jeunes-là que le destin a largement gâtés n’ont en effet rien à revendiquer : ils ne manquent de rien et disposent même du superflu, dans le pays et à l’étranger ! La jeunesse qui a déferlé dans les rues est celle qui hante les cités surpeuplées ; c’est la jeunesse qui subit le chômage et la crise du logement ; c’est celle des laissés-pour-compte qui ne sont pas satisfaits de leur sort. Les dernières hausses des prix de quelques denrées de première nécessité les ont frappés violemment et de plein fouet, par leur ampleur et leur soudaineté ; ces hausses dont tout le monde convient qu’elles étaient excessives ont été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Il y a un moment où les frustrations longtemps comprimées, les injustices tellement indécentes et les inégalités si flagrantes deviennent insupportables et explosent. Ces émeutes ont mis à nu une profonde fracture sociale, faisant apparaître deux catégories de jeunes Algériens : une minorité favorisée et une majorité de déshérités. Or, comme pour conjurer l’angoisse d’un tsunami populaire ravageur, on n’a parlé d’eux, dans certains médias, que comme des « bandiya», d’encagoulés ( moultamoune), de voyous ( mounharifoune), de séditieux (mouchaghiboune), ou comme dit l’autre, de «racaille». Certes, il n’y a pas de doute que des «casseurs» ont profité de la colère des protestataires et se sont infiltrés parmi eux pour commettre des violences et se livrer au pillage. Cela n’est pas spécifique aux Algériens ; cela arrive aussi dans les Etats développés et «policés» où les pauvres sont minoritaires. Mais réduire tout ce qui s’est passé durant quatre à cinq jours à une poussée de délinquance, aussi inattendue que passagère, est abusif. Il y a déjà plusieurs mois que des protestations violentes ont lieu sporadiquement dans certains quartiers de la capitale ou ailleurs, et le binôme «émeutes-répression » s’est quasiment imposé dans notre quotidien. Ce phénomène, à force de se répéter, est devenu presque banal ; certains analystes et observateurs ont vu dans l’émeute, sinon l’ultime recours du citoyen qui revendique ses droits, du moins l’unique façon pour lui de se faire entendre, par l’Etat et ses représentants… On ne peut du reste s’empêcher de rappeler ici la question qu’une honorable «sénatrice» a posée à notre non moins honorable Premier ministre, peu de jours avant les émeutes : «Voulez-vous m’expliquer, lui dit-elle avec une feinte naïveté devant le Conseil de la Nation réuni en séance plénière, pourquoi il y a inadéquation entre les chiffres et statistiques du gouvernement, d’une part, et la réalité socioéconomique sur le terrain, d’autre part ?» ! Elle trouvait, affirmait-elle, sérieusement inquiétant le développement de la harga et souhaitait qu’on s’attaquât à ce phénomène social tout à fait nouveau chez nous, autrement que par la répression. On a envie d’ajouter que la répression des harraga, pratiquée depuis un peu plus de deux ans aujourd’hui, n’a pas découragé les candidats à la harga, puisque celle-ci se pratique désormais pendant l’hiver, avec les risques que l’on sait. Une fois encore, il y a des problèmes que la répression ne peut pas solutionner. On rappellera que le 8 janvier 2011, les ministre réunis sous la présidence du Premier ministre ont suspendu l’application de certaines dispositions de la loi de finances pour 2011, loi qu’ils avaient eux-mêmes conçue, élaborée et décidée, que le Parlement a ensuite approuvée à la quasi-unanimité, et que le président de la République a signée et promulguée fin décembre 2010 pour entrer en vigueur à partir du 1er janvier 2011. Les directions politiques des partis de l’alliance, majoritairement représentés au Parlement et au gouvernement, avaient approuvé à l’unisson cette loi de finances aux effets pervers, avaient déjà «essuyé le couteau» sur les «spéculateurs» et «les jeunes inconscients». On déplore que les représentants du peuple — députés et sénateurs — ainsi que les représentants des travailleurs salariés — UGTA en tête — ont tous manqué de perspicacité et de lucidité. Avaient-ils réellement conscience de ce qu’ils décidaient et approuvaient ? Bref, ont-ils réellement mesuré l’impact de cette loi ? On se demande, après ces émeutes sanglantes et dévastatrices que le pays vient de subir, si le Parlement et les syndicats servent encore à quelque chose… De plus, qui a vu un élu ou un célèbre syndicaliste aller à la rencontre des manifestants, qu’ils sont censés représenter, pour les raisonner et les calmer ? Nos représentants étaient tous aux abonnés absents, et n’était la police qui, dans ces émeutes a essuyé les plâtres, le pays serait à feu et à sang, pour reprendre l’expression d’un chef de parti politique et député qui a voté, sans réserve, la loi de finances et du même coup, les hausses des droits et taxes qu’elle induisait. C’est avec un sans-gêne choquant, qu’ils se sont tous, dès les premières protestations, essayé de se défausser sur d’autres, de leurs propres responsabilités. Puis, lorsque la TV, la radio et les médias ont annoncé que le gouvernement avait décidé d’exonérer des droits et taxes les produits suivants : sucre, huile et farine, toute honte bue, ils ont fini par admettre les uns après les autres que la hausse des prix des produits de large consommation était due aux nouvelles mesures fiscales et réglementaires qu’ils ont décidées, et à admettre par là même que les émeutes n’étaient pas sans cause et qu’elles auraient pu être évitées. Le pouvoir politique avouait donc implicitement que la situation désastreuse ainsi provoquée — c’est le mot qu’il convient d’employer dans ce cas — est bien de son fait et non du fait des commerçants de gros ou de détail, ni d’un quelconque ennemi intérieur ou extérieur. Par la même occasion, et sans doute dans la précipitation, il faisait marche arrière devant les grossistes, notamment en suspendant la mise en application des payements par chèques. S’agissant des prix, s’il n’appartient plus — libéralisme oblige — au gouvernement de fixer les prix de vente de tous les produits, il est toujours de son devoir d’en surveiller l’évolution et de «réguler» l’économie. Le gouvernement ne fixe pas les prix, mais il a les moyens d’agir sur les flambées de prix. Point n’est besoin d’être économiste ou expert de je ne sais quoi, pour savoir que les produits et services de large consommation ou de première nécessité, comme le sucre, le lait, le café, l’huile, les farines, semoules mais aussi… le gaz, l’électricité et l’eau, font chacun l’objet d’une fiche technique, où sont indiqués : les coûts de production de la matière première ou les prix à l’importation, les droits et taxes revenant à l’Etat ou à ses démembrements, le montant des frais de distribution, les marges bénéficiaires du grossiste et du détaillant. Ces fiches analytiques de la structure des prix permettent aux décideurs de trancher à bon escient. Si en effet ces fiches laissent apparaître que les charges pesant sur le prix de vente au détail d’un produit ou le prix d’un service à facturer aux consommateurs sont largement supérieurs au coût de la matière première, on doit non seulement s’en inquiéter, mais aussi rapidement agir sur les droits et taxes pour les réduire ou les supprimer et ensuite vérifier si la marge d’intervention des commerçants est contenue dans des limites acceptables. Ce qu’on retiendra en fin de compte de ces évènements, c’est que le gouvernement «n’a pas prévu» les conséquences et l’impact désastreux de ses décisions sur le coût de la vie en général et le pouvoir d’achat des catégories déshéritées en particulier. En tout état de cause, il faut que les gouvernants se donnent de plus en plus la peine de consulter leurs partenaires sociaux, non pas seulement pour les salaires, mais aussi pour les questions touchant à la fiscalité et aux prix et de faire du dialogue et de la concertation, moins un spectacle télévisé qu’une tradition bien ancrée dans les mœurs politiques. C’est au fond ce message que j’ai retenu dans les interventions à la presse faites par deux représentants du Patronat, en l’occurrence MM. Rabrab et Hamiani. Ce dernier a plus explicitement déploré ce qu’il a appelé «l’unilatéralisme » du gouvernement, et formulé le souhait pour que s’instaure «une politique consensuelle et décentralisée». L’autre ne cesse, comme le prêcheur dans le désert, de dire qu’il n’a pas augmenté les prix de gros du sucre et de l’huile et qu’au contraire, il les a réduits ; de deux choses l’une : ou c’est vrai ou c’est faux, mais c’est au gouvernement à donner des explications au peuple, sur ce point précis ! Les bourdes gigantesques contenues dans la loi de finances pour 2011 sont donc plus ou moins bien corrigées. Pour autant, leurs initiateurs et auteurs seront-t-ils politiquement sanctionnés ? Dans la mesure où les termes «responsabilité politique» ont encore un sens, le gouvernement, les assemblées élues, les partis dits de l’alliance feront-ils à tout le moins leur «mea culpa» ? Les émeutes de janvier 2011 clôtureront-elles le temps de «l’unilatéralisme» et de «l’autisme» et ouvriront-elles pour le bien de tous une nouvelle ère, celle de la concertation, du dialogue et de la coresponsabilité ?
Z. S.

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable