Actualités : Me KHALED BOURAYOU AU SOIR D’ALGÉRIE :
«La marche n’est pas autorisée mais pas interdite»


Dans cet entretien, Me Khaled Bourayou décortique la situation qui prévaut dans le pays. Il analyse de manière lucide mais sans passion ce que la scène nationale connaît comme évolutions : l’annonce de la levée de l’état d’urgence, l’interdiction de la marche de la CNCD ainsi que la dépénalisation du délit de presse pour lequel il lutte depuis plusieurs années.
Le Soir d’Algérie : la Coordination nationale pour le changement et la démocratie a appelé à une marche nationale pacifique à Alger pour aujourd’hui samedi. La Wilaya d’Alger a refusé de lui délivrer l’autorisation pour la manifestation. Votre commentaire sur cette interdiction ?
Me Khaled Bourayou : Il importe aujourd’hui de situer la marche en question qui est une initiative pacifique. On ne peut pas dissocier cette manifestation du contexte régional dans lequel elle intervient, notamment dans le monde arabe où une grande vague de liberté souffle, après avoir soufflé depuis des décennies sur le monde communiste. Cette vague de liberté, en tant que valeur universelle et génératrice de démocratie et de droits de l’homme, a réussi en Tunisie grâce au martyre d’un jeune chômeur qui, à travers son acte, a allumé la flamme de la liberté pour mettre fin à 23 ans de dictature, de népotisme et de despotisme. Peu importe le terme dont elle est affublée, révolte ou soulèvement, toujours est-il, il y a un mouvement de révolte en Tunisie qui a permis le départ d’un dictateur et l’avènement d’un ordre nouveau. La flamme de la révolte tunisienne s’est propagée en Egypte où, depuis 18 jours, la révolte est en marche, impulsée par la jeunesse et soutenue progressivement par les forces politiques et les acteurs socioprofessionnels tels que les avocats et les magistrats. L’occupation de la place Tahrir au Caire constitue la force de cette révolte en Égypte. La force de répression égyptienne était incapable d’endiguer les marcheurs vers cette place. Or, une marche est initiée à Alger et voilà que la force de répression s’est organisée pour l’interdire. Mais, en fait, interdire quoi ? Une marche pacifique ? Des revendications légitimes pour un espoir de liberté et de démocratie ? Et puis d’abord, qui est aujourd’hui détenteur de la légitimité institutionnelle pour interdire la marche ?
Voulez-vous dire que l’interdiction de la marche ne repose pas sur un fondement légal ?
En l’interdisant en vertu d’un texte sur l’état d’urgence maintenu au mépris de la loi constitutionnelle, alors qu’il devait être reconduit dans le temps. Un texte qui n’est plus conforme aux dispositions de la Constitution de 1996 qui stipule dans son article 91 que «le président de la République décrète l’Etat d’urgence pour une durée déterminée. L’Etat d’urgence ne peut être prorogé que par approbation du Parlement siégeant en chambres réunies». Or, il se trouve que le décret présidentiel qui a reconduit l’état d’urgence en 1993 ne fixe aucune date ni délai de prorogation.
Mais quelles ont été les incidences directes, négatives, nous entendons, du maintien de l’état d’urgence sur les libertés ?
L’état d’urgence tel qu’il ressort du décret 92-44 de 1992 peut être ordonné lorsqu’il y a grave danger menaçant les institutions du pays. Tel qu’il a été appliqué, plusieurs droits fondamentaux ont été gelés, notamment le droit de manifester et le droit de tenir des réunions. De ce fait, il a servi à renforcer particulièrement le pouvoir du ministre de l’Intérieur qui, au nom des mesures de préservation de l’ordre public, peut interdire des droits et des libertés. Mais encore, si on prend la réponse faite à la demande d’autorisation de la marche d’aujourd’hui de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie, les autorités ne s’embarrassent même plus d’autres formalismes.
C’est-à-dire…
Il y a lieu de rappeler que la demande de la Coordination s’inscrit dans le cadre de la loi 91-19 du 2 décembre 1991 relative aux réunions et aux manifestations publiques qui, malgré le fait qu’elle soumet la demande au régime de l’autorisation, oblige le wali à prononcer son acceptation ou son refus 5 jours au moins avant la date de l’organisation de la manifestation. En principe, selon cette loi, la manifestation n’est pas autorisée mais pas interdite. Il n’y a que l’article 7 du décret portant état d’urgence qui peut interdire une manifestation susceptible de perturber l’ordre public. Si le wali n’a pas jugé utile de recourir à l’article 7 en question, il aurait dû autoriser la marche. D’après nos informations, le refus d’autorisation de la marche n’est nullement motivé et ne fait aucunement référence à la loi 91-19. Outre les manifestations publiques, l’état d’urgence comprime-t-il d’autres libertés ?
Inéluctablement, l’état d’urgence gêne, pour le moins qu’on puisse dire, la liberté de création de partis politiques, d’associations et de journaux. L’état d’urgence a induit un détournement de la loi sur l’information. Il a, il est utile de le mentionner, soumis la création de journaux au régime de l’autorisation, ce qui est une confiscation totale de la liberté de presse. Le pays vit avec ce texte depuis 1992, alors que ce dernier est non-conforme à la Constitution de 1996.
Le président a annoncé l’abrogation prochaine de l’état d’urgence. Il a chargé le gouvernement de préparer une loi dans ce sens. Ne pouvait-il l’abroger purement et simplement par décret ?
Comme il est dans les prérogatives du président de la République d’instituer l’état d’urgence par décret, il est aussi dans ses prérogatives de l’abroger par décret.
Mais pourquoi, selon vous, a-t-il choisi de faire concourir le gouvernement ?

A mon avis, il y a risque de préparer un texte de substitution pour le renforcement des mesures de maintien de l’ordre. En fait, la problématique telle qu’elle se dessine prétendra toujours à maintenir le prééminence du sécuritaire sut tout. Mais aujourd’hui, il faut en convenir, il n’y a pas que l’état d’urgence qui doit être levé. Il faudra reformuler beaucoup d’autres lois.
Par exemple ?
Je citerai le code de wilaya qui donne aux walis la prérogative du maintien de l’ordre. L’on a vu que les walis usent de cette prérogative de manière abusive. Ils s’en servent pour interdire les manifestations et les réunions publiques. Il importe aujourd’hui que les textes de loi soient reformulés pour mieux protéger les libertés et renforcer les droits fondamentaux. Ces textes doivent obéir à une philosophie de l’Etat de droit où la loi primera sur toute autre chose. C’est cela l’Etat de droit. On ne peut atteindre l’objectif de refonte des lois que si l’indépendance de la justice est garantie, que si la liberté d’expression est respectée et protégée, que si l’alternance au pouvoir est garantie et que si la justice sociale est consacrée. Et, enfin, que si la séparation des pouvoirs est établie. Le pays a besoin d’institutions fortes mais pas d’hommes forts. Dans son discours en juillet 2009 à Accra, le président Obama disait que «l’histoire est à côté de ces courageux Africains et non du côté de ceux qui servent des coups d’Etat pour modifier des constitutions pour se maintenir au pouvoir ». Dans ce même discours, il disait qu’aucun pays ne peut créer des richesses si ses dirigeants exploitent ses richesses pour s’enrichir personnellement. Ce discours doit être médité longuement.
Vous avez évoqué la liberté d’expression. La dépénalisation du délit de presse n’est-elle pas à inscrire aussi parmi les urgences de l’heure ?

On vient de dépénaliser l’acte de gestion, après l’avoir dépénalisé en 2001 et réintroduit en 2006. Qui est responsable de cette situation qui fait que des cadres gestionnaires soient jetés en prison pour ce délit ? Le cas le plus patent est celui de la Cnan. Pour n’avoir pas pu sauver l’équipage du Béchar, sans aucun moyen, alors que les forces de sauvetage de l’Etat étaient incapables de le faire, des cadres de la Cnan ont été emprisonnés. C’est le cas aussi de l’ISTH d’Oran qui sont condamnés à 6 ans de prison ferme pour avoir conclu un contrat de renouvellement de flexibles, arrivés à péremption. Je veux dire que la responsabilité politique doit être engagée. On aurait souhaité qu’à côté de la dépénalisation de l’acte de gestion, le délit de presse le soit aussi. La pénalisation du délit de presse montre tout le mépris du pouvoir quant à la préservation et le renforcement de la liberté de la presse. Il est impératif que les lois pénalisant le délit de presse soient abrogées. Le journaliste ne doit pas être soumis à des mesures privatives de liberté. Il doit bénéficier du fait justificatif telle la bonne foi pour renforcer ses moyens de défense. Il est aussi vital de ne pas considérer comme un fait la récidive en matière de délit de presse.
Entretien réalisé par Sofiane Aït-Iflis

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