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Les sociétés maghrébines face à leurs nouveaux défis (2e partie et fin)


Par Nadji Safir, sociologue
Face aux nombreux et lourds défis qui les attendent, s’ils veulent réellement les affronter et préparer les conditions d’un avenir acceptable, dans les conditions d’un monde de plus en plus difficile, les pays de la région doivent avant tout se poser les bonnes questions et tenter d’y apporter les bonnes réponses, d’abord en faisant le bilan de leur expérience.
De ce point de vue, ils doivent considérer comme totalement inacceptables les divers types de déficits en matière de maîtrise sociale de la science et de la technologie mis en évidence et s’atteler à les prendre en charge, car ce sont eux qui, «en amont», sont à l’origine de tous leurs autres problèmes, notamment de production de biens et de services, «en aval». Etant donné «le rôle croissant de la connaissance dans l’économie globale», la maîtrise sociale de la science et de la technologie doit désormais être mise au cœur même des politiques de développement et des processus de coopération, non plus en tant que moyen, mais bien en tant qu’objectif qui, nécessairement, aura des retombées directes sur la production. En fait, les pays de la région doivent au plus vite abandonner deux illusions néfastes qui, fonctionnant comme autant de lourdes hypothèques ayant déjà causé trop de dommages à leur évolution et risquant encore de peser lourdement sur leurs perspectives, doivent être désormais définitivement levées. La première, économiciste, dans la mesure où, dans une lecture réductionniste dominante — y compris à l’échelle mondiale — le processus de développement y a été trop longtemps assimilé à une simple accumulation matérielle dictée par une logique survalorisant toutes les évolutions relevant des seuls indicateurs strictement économiques, à commencer par le PIB (national et/ou par habitant) dont on ne cesse d’exhiber des taux de croissance qui, en eux-mêmes stricto sensu, n’ont aucun sens et ne peuvent être donc pas nécessairement interprétés comme reflétant des évolutions positives des sociétés. De plus en plus, systématiquement, le contenu de la croissance en termes qualitatifs devra revêtir une importance au moins aussi grande que son volume qui, le plus souvent, constitue un indicateur trompeur. Les nombreuses critiques de ces approches, y compris celles relatives à la pertinence même de la notion de PIB, actuellement de plus en plus fréquentes et amplement démontrées — allant dans le sens de la prise en considération non plus du seul PIB, mais d’une batterie d’indicateurs incluant ceux relatifs à la connaissance, sous la forme d’un tableau de bord — indiquent bien que les véritables enjeux du développement se situent «ailleurs». Et, précisément, dans des enjeux sociaux et culturels plus complexes, d’accumulation symbolique et intellectuelle articulée autour de choix collectifs à opérer de manière cohérente pour ce qui concerne des types, à la fois, de normes, valeurs, paradigmes et connaissances et, au final, de rationalités — incluant nécessairement ceux relatifs à la maîtrise sociale de la science et de la technologie ici évoqués — et qu’il convient désormais de remettre, au cœur même de toute démarche de rupture visant à effectivement prendre en charge les problèmes de la région sur la base des contraintes de notre temps. La seconde, nationaliste voire chauvine, car chacun des cinq pays, dans une approche irréaliste d’ordre suicidaire, continue de penser pouvoir réussir seul un processus d’insertion positive dans l’économie mondiale et ce, contre toute évidence, étant donné les capacités très limitées de chacun d’entre eux dans tous les domaines pouvant constituer de réels atouts. Alors que seul un véritable processus d’intégration économique à l’échelle maghrébine est en mesure de leur fournir le cadre nécessaire minimal pour éventuellement réussir un tel pari qui n’est nullement gagné d’avance, dans les conditions d’exacerbation croissante de la compétition mondiale. D’autant que les cinq pays de l’UMA réunis représentent certes un potentiel économique appréciable, mais ne forment, malgré les hydrocarbures algériens et libyens, qu’un ensemble très limité à l’échelle du monde et des grands acteurs qui vont, de plus en plus, en dominer la scène. En effet, sur la base de récentes estimations du Fonds monétaire international, avec une projection de PIB nominal en 2015 de l’ordre de 526 milliards de dollars, l’UMA — en additionnant les PIB des cinq pays — «pèserait» économiquement un peu plus que la Norvège ou l’Afrique du Sud et un peu moins que la Belgique ou la Suisse, ou encore, sensiblement, la moitié de la Turquie ou de l’Indonésie, le tiers de l’Espagne et à peine plus que le sixième de la France. Et c’est dire combien le cadre — même très limité à l’échelle du monde – que représente l’UMA constitue malgré tout un «seuil minimum » à atteindre, préserver et consolider. Car il est bien le seul en mesure d’offrir aux divers opérateurs de la région, quel qu’en soit le secteur d’activité, les conditions d’un réel changement d’échelle leur permettant d’envisager une participation en tant qu’acteur dynamique un tant soit peu crédible aux processus de mondialisation de plus en plus dominés, dans tous les domaines significatifs, par des acteurs de grande taille. Après avoir traversé depuis le début du XXe siècle diverses phases — à commencer par celle de la lutte longtemps menée de concert contre le colonialisme français — l’idée d’un avenir maghrébin commun doit impérativement aujourd’hui faire l’objet d’une reformulation complète, tenant compte de la nouvelle étape que vit le monde et dont les évolutions ainsi que les perspectives s’imposent aux différents espaces régionaux, Maghreb compris. Alors que la région bénéficie d’un positionnement géostratégique absolument exceptionnel, tout particulièrement en raison de son importante façade maritime, de sa position de relais entre l’Europe et l’Afrique et, surtout, de sa proximité directe d’un des trois grands pôles de l’économie mondiale — l’Union européenne — avec lequel elle a d’innombrables attaches, notamment d’inappréciables liens humains, elle continue «d’errer» sans véritable projet commun. On a souvent tenté de calculer le coût du non-Maghreb en l’exprimant — sous un angle quantitatif réducteur — en nombre de points de taux de croissance du PIB perdus ; en fait, beaucoup plus grave encore, son impact réel est de nature qualitative et à caractère autrement plus décisif. Actuellement enferrés dans une vision nationale étroite, de court terme et tournée vers le passé, dépourvue de toute portée réellement stratégique, tous les pays de la région sont purement et simplement en train de gravement hypothéquer les conditions minimales de leur participation en tant qu’acteurs dynamiques aux processus de mondialisation. Car, en fait, leurs échecs économiques actuels, notamment liés aussi à leur trop forte vulnérabilité aux chocs externes, sont bien la conséquence directe, tout autant de leurs choix et dynamiques internes que de leur incapacité chronique à effectivement construire un véritable espace économique maghrébin commun, à la hauteur des défis contemporains. Directement interpellés dans le contexte de la grande transition en cours à l’échelle mondiale, dominée par l’irréversible émergence de l’Asie, les pays du Maghreb sont, plus que jamais, à la croisée des chemins. En dépassant rapidement leurs querelles intestines — à commencer par le conflit du Sahara occidental qui dure depuis plus de 35 ans — totalement insignifiantes à l’échelle des évolutions du monde et des menaces réelles qui déjà pèsent sur chacun d’entre eux, ils doivent choisir leur destin en étant conscients qu’il ne peut être que commun, aucune «solution nationale» n’étant viable. Car il n’en est pas d’autre possible : ils avanceront tous ensemble ou stagneront, voire reculeront tous ensemble. Algérie comprise, bien sûr ; donnée qu’il convient de bien garder présente à l’esprit. En fait, ils doivent opter pour l’un des deux termes d’une alternative claire et qui résume les véritables enjeux face auxquels, aujourd’hui, ils sont placés : Maghreb, pôle de crise ou de croissance ? Dans la perspective d’une option pour un «Maghreb, pôle de croissance» — trop souvent hâtivement proclamée comme une pétition de principe sans lendemain — encore faut-il que toutes ses conséquences sociales et politiques, mais aussi éthiques et culturelles en soient assumées. Car par delà les différentes dimensions «techniques» directement concernées — à commencer par l’économique qui suppose la définition de nouveaux moteurs de croissance intégrant de plus en plus d’innovation et de facteurs immatériels —, toutes les politiques à définir et mettre en œuvre doivent s’inscrire d’abord dans une vision beaucoup plus large, prenant en charge les enjeux sociaux et culturels d’accumulation symbolique et intellectuelle, évoquée ici, et au sein de laquelle devront aussi s’insérer les efforts de tous les acteurs de la région, qu’ils y vivent encore ou non. Trop longtemps éparpillés, ils doivent, désormais, impérativement converger et rapidement tendre vers la construction d’une intelligence collective, mise en réseau aux niveaux local, régional et mondial, et irriguant par la force de ses dynamiques de créativité un véritable projet maghrébin de modernité. Un tel projet, aujourd’hui devenu incontournable, par nature complexe, intégrera nécessairement comme une de ses dimensions les plus essentielles de nouvelles lectures critiques des patrimoines intellectuels arabe et islamique étant donné les caractéristiques culturelles dominantes des sociétés maghrébines. Allant dans ce sens, les œuvres de deux philosophes maghrébins contemporains – Mohamed Abed Al-Jabri et Mohammed Arkoun, décédés en 2010 – directement inscrites dans la continuité de celle d’Ibn Rochd (Averroès) avec laquelle elles renouent le fil trop longtemps rompu de la Raison, ont déjà beaucoup apporté et continueront encore longtemps de fournir un éclairage précieux pour une compréhension des véritables enjeux de cette nouvelle phase qui s’ouvre et qui sera, à plus d’un titre, décisive pour l’avenir du Maghreb, aujourd’hui objectivement menacé de déclin. A cet égard, il est toujours salutaire de relire Ibn Khaldoun qui, à propos de l’état de la connaissance au Maghreb, décrit ainsi une ambiance crépusculaire dont il convient, aujourd’hui plus que jamais, de se souvenir pour ne plus avoir à la revivre : «Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur El- Andalous et que le déclin de la civilisation entraîna celui des sciences, les sciences rationnelles disparurent, à l’exception de quelques vestiges qu’on peut rencontrer encore chez un petit nombre de personnes isolées, soumises à la surveillance des autorités de la sunna.» Que pouvoir dire de plus après ces quelques lignes aussi éloquentes qu’incisives ? Si ce n’est qu’ en dernière analyse, seul le succès d’un véritable projet de modernité, complexe, multidimensionnel — dépassant de loin la seule dimension de l’économie et incluant nécessairement, entre autres, celle de la science et de la technologie — et visant à faire du Maghreb, en tant qu’espace de créativité, un acteur dynamique des processus de mondialisation, est réellement garant de la prospérité et de la stabilité, non seulement des pays mêmes de la région, mais également, à long terme, de tous ceux appartenant à ses deux grands espaces voisins et avec lesquels, notamment grâce aux nombreux échanges humains, elle vit en étroite osmose : Sahel au sud et Europe au nord.
N. S.

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