Chronique du jour : KIOSQUE ARABE
Le poil rompu de Muawya


Par Ahmed Halli
halliahmed@hotmail.com

Ceux qui pensent que Kadhafi est un exemplaire rare, voire unique, de dictateur qui a perdu le sens de la mesure, se trompent. Si le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Et nous ne parlons pas seulement de la corruption ordinaire qui vous fait ouvrir des comptes en Suisse(1), mais de la folie induite par la corruption du système d'alarme du cerveau.
Tous les dirigeants arabes aspirant à la longévité par mandats reconductibles en sont frappés, comme le démontrent les événements des derniers jours. Le cas Kadhafi est un exemplaire unique dans la mesure où il est le «mouton noir» du syndicat des chefs d'État arabes, dont il est membre, ès qualités et péniblement subi. Le despote de Tripoli est, en effet, le malaimé des autres autocrates qui siègent avec lui à la sainte ligue. Incontestablement, Kadhafi a tué moins de monde que le Soudanais Omar El Bechir, comme le montre l'acte d'accusation dressé contre ce dernier. Seulement, il n'a pas la même aura de sympathie auprès de ses pairs, à cause de ses sorties, parfois virulentes, contre eux. Ce n'est pas par hasard que l'émir du Qatar a été le premier à sonner la charge contre le potentat libyen, et à réclamer le gel de sa participation à la Ligue. Le fait que la chaîne du Qatar Al Jazeera mette le paquet, comme on dit, sur les évènements libyens, ne doit rien non plus au hasard. Aussi, lorsque Kadhafi proclame qu'il se bat contre Al-Qaïda, on serait enclin à le croire sur parole, compte tenu des liens établis entre Ben Laden et Al Jazeera. Ajoutons que les royaumes et émirats arabes n'apprécient que modérément les «envies» monarchistes du «Roi d'Afrique», en plus de la virulence de ses diatribes. On comprend, dès lors, pourquoi du Golfe à l'Atlantique, les dirigeants arabes veulent hâter la chute de Kadhafi. Là où ça grince sérieusement, pourtant, c'est sur la manière de procéder, et surtout de quelle puissance extérieure viendra la «délivrance». Dans le voisinage immédiat, l'Égypte et la Tunisie sont trop occupées à mener leur contre-révolution, et l'Algérie est trop affairée à redistribuer hâtivement la rente. Alors qui ? Dans un premier temps, les Américains ont donné l'impression qu'ils étaient prêts à intervenir militairement, mais ils hésitent, et l'hésitation profite au système en place(2). Alors, ils ont fait ce que les dirigeants arabes attendaient d'eux : montrer la force pour ne pas avoir à s'en servir. Car même acharnés à détruire Kadhafi, ils ne veulent surtout pas que ce soit l'œuvre des Américains. En somme, ils voudraient que les Américains réalisent des scénarios, comme celui de l'Égypte ou de la Tunisie. Qu'ils trouvent des alliés providentiels au sein du régime lui-même, mais en dehors du clan familial Kadhafi, pour faciliter la transition vers un système à vocation démocratique(3). «Cela fait des décennies que vous nous maintenez en place, ont-ils dit aux dirigeants de Washington. Grâce à vous, nous avons mis en place un système éducatif et des institutions qui nous ont permis de durer. Nous avons utilisé à fond le ressort religieux, bloquant ainsi toutes les issues vers la modernité, comme le firent nos glorieux prédécesseurs, et nous n'avons échoué que sur un seul objectif : vous faire aimer de nos peuples. A l'heure qu'il est, tout le monde chez nous n'aspire qu'au paradis promis aux bons croyants, mais ils seraient capables d'en refuser les clés venant de vous. Vous nous avez donné les instruments du pouvoir, les armes du maintien, mais vous avez oublié de nous enseigner ce que vous ont appris vos pères fondateurs. Croire en Dieu, sans cesser de croire en l'Homme, pratiquer la religion sans perdre de vue que l'objet final du culte est Dieu. Ne pas l'invoquer à tout moment, pour un oui pour un non, et pour la moindre futilité, jusqu'à la lassitude.» Or, si les dirigeants arabes ne sont pas assez intelligents pour assimiler les rudiments de la bonne gouvernance, ils ont appris suffisamment de leçons d'histoire pour que Muawya se rappelle à leur bon souvenir. Le premier souverain omeyyade aimait à rappeler à son entourage que le secret de sa réussite politique reposait sur ce principe : «Je suis lié à mon peuple par un poil de cheveu : si le peuple tire le poil vers lui, je donne du mou, et s'il mollit, je tire.» Les dirigeants arabes d'aujourd'hui savent pertinemment qu'ils ne peuvent régler leur succession, à la façon de Muawya, fondateur de la première monarchie islamique. Mais ils savent pertinemment que pour le reste le «Poil de Muawya» est encore une bonne recette. Dès son retour de soins, prodigués aux États- Unis, le roi Abdallah a institué une allocation chômage et annoncé diverses mesures sociales, en faveur des jeunes. Il a aussi encouragé les autres dirigeants arabes à en faire autant, tout en gardant un œil soupçonneux sur son hôte encombrant Ben Ali. L'écrivaine contestataire saoudienne, Wajiha Al-Howeidar, lui conseille d'ailleurs, en termes à peine sibyllins, d'en faire plus. «Que ferais-je si le peuple voulait me faire tomber ?», interroge-t-elle dans une contribution publiée vendredi dernier sur le site de «Middle East Transparent». L'écrivaine qui prône notamment l'ouverture de La Mecque à toutes les religions et milite pour l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, répond : «Il faut que les dirigeants arabes injustes comprennent cette réalité : la faim n'a pas de religion. Cette faim n'est pas la faim du ventre uniquement, mais celle de l'âme et de l'esprit. Et l'argent qui est actuellement distribué, avec une déconcertante générosité, aux gens pour calmer leurs estomacs ne touche pas leur âme et leur esprit. Cet argent ne leur fera pas oublier l'injustice et la tyrannie subies durant des générations sous des régimes qui les ont torturés, emprisonnés, pourchassés, et ont propagé partout la peur.» En dépit de cette corne d'abondance, au-dessus de leurs têtes, les Saoudiens chiites manifestent ouvertement et exigent plus de droits politiques. Avec ces gens-là, cependant, le «Poil de Muawya» s'est rompu depuis longtemps, et tout le monde sait ce que les chiites doivent au fondateur de la dynastie omeyyade.
A. H.
(1) Encore qu'il faille désormais se méfier du soi-disant secret bancaire suisse, avec toutes les listes des comptes bancaires de particuliers ou très particuliers algériens en circulation actuellement sur le Net.
(2) C'est à croire qu'il est plus facile de surveiller l'espace aérien de la Bosnie que celui de la Libye. Il semble, toutefois, que les Américains auraient décidé de laisser à Kadhafi une chance de regagner tout le pouvoir, avec l'accord tacite des dirigeants arabes. Il resterait néanmoins sous le coup de poursuites pénales internationales, qu'il éviterait en restant en Libye. Ce qui serait dur pour les Libyens, mais il faut bien faire des sacrifices.
(3) Comme toutes les vocations, elle peut rester en l'état, ou être contrariée en cours de chemin, et se retrouver dans l'impasse. Il faudra tout recommencer, en repartant de Médine.

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