Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Ce que l’économie ne peut pas voir


Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
L’Union européenne vient de confier à HEC Lausanne une étude des dynamiques de la liquidité et du risque dans les marchés pour un peu plus de 2 millions d’euros(*). La dépense peut paraître excessive, mais elle est largement méritée.
Le professeur lausannois Philippe Bacchetta, qui est le seul expert en science sociale dans le pays et le seul spécialiste de macroéconomie, précise les ambitions du projet : «Avec la crise, nous nous sommes rendu compte que la théorie économique n’expliquait pas bien les développements dans certains domaines. Nous avons donc voulu chercher de nouvelles approches pour améliorer la compréhension de ce genre de phénomène.» Le projet – nommé LIQRISK – doit nous éclairer davantage sur le risque (encore mal expliqué par les théories existantes) qui peut déboucher sur un assèchement de liquidité et provoquer une crise. Le chef du projet rappelle les approches existantes en matière de risque : «La première prétend que les incertitudes apparaissent parce que les acteurs – entreprises, investisseurs, etc. – paniquent pour des raisons psychologiques. La deuxième postule que ces mêmes personnes ne connaissent pas bien leur environnement ou le modèle économique, qu’ils découvrent soudainement et ajustent alors leur point de vue. La troisième – et c’est celle choisie pour la recherche – soutient que les modèles théoriques peuvent intégrer des périodes de haute et de basse volatilité. En d’autres termes, on peut modéliser les changements de niveaux de risques». L’Institut suédois d’études politiques européennes semble développer les mêmes centres d’intérêts(**). Dans une récente étude sur l’impact des facteurs psychologiques sur la crise financière en Europe, il propose de souligner quatre thèmes mettant en évidence cet impact. Le document suédois se propose d’approfondir la relation de la psychologie à l'économie (qui n’est déjà pas étrangère à la recherche et plusieurs fois récompensée par des Nobel) «comme un tout cohérent». Les gens se comportent de façon «plus ou moins bien adaptée» selon la façon dont fonctionne l'économie. Dans le même temps, le système économique peut être affecté par les changements «dans la façon dont les gens pensent, sentent et se comportent». Pourquoi tant d’investissements sur les facteurs psychologiques, au demeurant difficilement saisissables ou quantifiables ? « Le point de vue complexe et dynamique du comportement économique plaide contre l'utilisation de la réglementation comme principal outil pour lutter contre des crises futures.» La régulation ne peut donc se suffire des lois. Elle implique des mutations culturelles qui affectent le comportement des acteurs. Il est nécessaire de trouver des moyens pour «stimuler une spirale positive» qui «impliquerait le développement d'un plus grand réalisme et la compréhension des questions financières, pas seulement parmi les profanes, car les professionnels sont également sensibles à des biais cognitifs. Cette même spirale impliquerait également le développement d'un système économique «bien équilibré où la confiance et l'ouverture vont de paire avec une concurrence dans la coopération et la paix» ; l’objectif ultime étant de «réduire le risque d'une crise de confiance résultant de la fraude et de l’exploitation ». La formule est tellement belle qu’elle mérite d’être consacré au fronton de la gouvernance économique internationale. Une politique de prévention et de lutte contre de futures crises économiques combine de l’avis du signataire de l’étude «une démocratie bien assise et un secteur public relativement fort». La Suède est un exemple typique d'un tel modèle. Le gouvernement, ainsi que les entreprises et les organisations du secteur public qu’il contrôle, doivent par leur propre comportement indiquer «la conduite économique appropriée» et «servir de modèles positifs de comportement normatif». La deuxième recommandation est de limiter le rôle des prévisions en matière de politique économique, les prévisions de PIB sur plus d’une année d’avance étant «pratiquement inutiles», voire nocives, car elles sont de nature à «stimuler la partialité et l'excès de confiance lors de l’élaboration de la politique économique» et d’entraver ainsi la préparation aux crises économiques à venir. La troisième recommandation est de prendre des mesures qui stimulent la recherche novatrice dans l'économie comportementale et financière — un terrain sur lequel l’Europe, et en particulier la Suède, a un avantage concurrentiel par rapport aux Etats-Unis. La quatrième recommandation est d’encourager les mesures qui aident les gens à élever leur niveau de compréhension des questions financières et d'économie privée, notamment par une meilleure prise de conscience et de sensibilité au risque dans leurs décisions économiques : «Dans un pays comme la Suède, des millions de personnes sont actionnaires de stocks spécifiques ou dans des fonds communs de placement, ou encore investissent dans des produits sophistiqués d'épargne comme les hedge funds. En outre, ils prennent des décisions sur la façon dont leurs pensions devraient être investies, ils empruntent de grosses sommes d'argent pour acquérir leurs logements, ils utilisent différents types de crédit pour payer leur consommation et ainsi de suite. Pourtant, la connaissance des gens semble être limitée en matière financière». La cinquième recommandation est de stimuler un développement qui augmente la transparence des produits financiers. Une transparence qui ne peut pas résulter mécaniquement de la réglementation, mais qui doit «devenir un facteur important dans la concurrence entre les banques et les sociétés financières ». Les médias et les organisations de consommateurs ou les autorités de surveillance sont conviés à plus de vigilance. Plus fondamentalement, la prise de risque ne saurait être un biais par lequel serait restaurée la loi de la jungle. Des recherches antérieures ont montré que les attitudes individualistes, l’érosion de la confiance dans autrui participent à accroître «l’indice de méfiance» à l’égard des inconnus dans une société donnée. Plus cet indice de méfiance est élevé, plus les gens développent une plus grande tolérance à l’égard des comportements malhonnêtes et plus une société s’éloigne de «l’indice du bonheur». Les chercheurs ont mesuré l’honnêteté des comportements au pourcentage de portefeuilles laissés dans des lieux publics avec l’adresse de leurs propriétaires et qui ont été retournés à cette adresse. Inversement, les sociétés dans lesquelles la majorité des gens sont honnêtes et confiants ont des «scores de bonheur» élevés. Voilà pourquoi, entre autres, l’aversion pour la corruption, la fraude et d’autres fléaux du genre est non seulement légitime mais économiquement saine.
A. B.
(*) Quotidien suisse Le Temps, samedi 5 février 2011.
(**) Henry Montgomery, The Financial Crisis – Lessons for Europe from Psychology, Report No. 1, February 2011, Swedish Institute for European Policy Studies.

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