Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Enfin des musulmans «fréquentables» ?(1)


Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com
Comme pour l’amour chez Maïakovski, les canots de la révolution démocratique arabe – qui n’a pas encore livré tous ses secrets – «se brisent sur les récifs de la vie quotidienne ». Il ne s’agit pas de la routine mortelle de la quotidienneté, mais du poids de cette dure vérité que si on n’apprécie pas vraiment un pain sans jouir de liberté, celle-ci ne peut survivre «d’amour et d’eau fraîche».
Aux quelques larmes de crocodiles versées par les anciennes puissances néocoloniales sur leurs protégés de dictateurs déchus d’hier ont succédé réserves, des réticences et des doutes, suivies de diarrhées de bonnes intentions qui tardent à se décliner en actions de solidarités concrètes. Nos frères et voisins tunisiens, qui croyaient être les dépositaires des Lumières de la pensée révolutionnaire française dans la région, et au-delà (ainsi sont-ils présentés par les médias lourds de l’Hexagone, même si on ne connaît pas encore le verdict des urnes et ce qu’elles réservent à Rachid Ghannouchi d’Ennahdha), réalisent tout le mépris qui leur est voué par leur ancienne puissance coloniale : en guise de reconnaissance, elle leur a dépêché un nouvel ambassadeur, jeune premier immature, M. Boillon, qui fait le bonheur des guignols de Canal+ depuis sa nomination «mouvementée ». En guise de plan Marshall destiné à asseoir ce qui s’apparente fortement à des révolutions démocratiques bourgeoises de compromis avec l’islamisme, la presse européenne est unanime à déplorer que, comparées aux dettes contractées par les dictatures, les aides annoncées par l’UE et la France à un pays comme la Tunisie sont dérisoires. Il a été largement rapporté qu’à l’annonce, le 17 février dernier, des 17 millions d’euros offerts par l’Union européenne, le nouveau ministre de l’Industrie tunisien, Afif Chelbi, démissionnaire depuis, a cru devenir sourd : «Millions ou milliards ?», a-t-il demandé, avant de qualifier la somme de «ridicule». Même pas le budget de mon ancienne commune… avant amputations malveillantes (tout de même !). L’aide sociale d’urgence française est à la hauteur de la générosité de sa révolution : 350 000 euros. L’Italie a également consenti le même effort : 5 millions. Même pas ce que donne l’opérateur de téléphonie mobile, Nedjma, à l’équipe nationale de football en ces temps de mauvaises performances ! Attendons alors de voir la conférence internationale sur les réformes politiques et économiques pour réussir «la transition démocratique», initialement prévue fin mars à Carthage, afin d’apprécier le reste des efforts qui seraient laborieusement consentis. En contrepartie de ces broutilles, la nouvelle Tunisie doit honorer, au titre de la sacrosainte succession d’Etat qui lui fait coller les démons de Ben Ali aux basques pour une longue période, une ardoise de 14 milliards d’euros au titre de sa dette extérieure (quatre fois le stock de la dette algérienne pour trois fois moins d’habitants). En trente ans de règne de la dictature, la dette extérieure publique de la Tunisie a été multipliée par trois. Le même scénario de dilapidation vaut pour l’Égypte où le dictateur Moubarak lègue à son peuple une lourde dette extérieure de 35 milliards de dollars et concède à interrompre un long règne «de lourds sacrifices au service de l’Égypte», a-t-il précisé, en se retirant avec une fortune estimée entre 30 et 50 milliards d’euros, selon le quotidien britannique The Guardian. Au-delà de ces charges, la crise arabe a démystifié les modèles tunisien et égyptien de développement, longtemps donnés en exemple, comme le rappelle l’intellectuel libanais Georges Corm(*). Derrière les mirages d’une croissance qui se suffit à elle-même et nourrit les mythes qui ont maintenu au pouvoir les anciennes dictatures, la réalité est beaucoup plus amère. Ecoutons Georges Corm : «Il faut regarder sous les chiffres simplistes. Une croissance économique de 6% ? D’où provient-elle ? Du foncier de luxe ? Du tourisme ? Les secteurs de la rente alimentent une prospérité factice, qui finit par stagner dans les comptes bancaires et ne peut que renforcer la tendance à l’autoritarisme. Dans le cas de l’Égypte, la rente, c’est le canal de Suez, les hydrocarbures… mais aussi le tourisme, et encore les versements des émigrés»(**). Mauvais usage et dilapidation des ressources sont les deux faces des systèmes politiques arabes. Pour Corm, et contrairement aux apparences, les nouveaux responsables du «printemps arabe» n’auraient pas besoin du soutien financier de l’Europe et de l’Amérique : «Il faut cesser d’assister ces pays, qui, de toute façon, croulent déjà sous les liquidités ! Ceux qui produisent du pétrole, à l’évidence. Mais aussi la Tunisie ou le Maroc, grâce aux versements de leurs citoyens émigrés. Près de 130 milliards de dollars d’aide ont été déversés dans la région au cours des trente dernières années, dont une bonne partie a fini en équipements militaires. Ses émigrés lui ont fait parvenir un total de 564 milliards depuis le début des années 1970. Tout cela est déversé dans un puits sans fond…» «Les rythmes de croissance récents — de 5% à 6% par an en Égypte, Libye, Tunisie, et au Maroc paraissent élevés, ils sont moins brillants au regard d'une croissance de la population en âge de travailler de l'ordre de deux points et demi de pourcentage par an depuis dix ans. Il faut plus de croissance encore», sollicite Jean Pisani-Ferry(**). «Le principal frein au développement réside dans les institutions économiques», insiste- t-il encore en rappelant qu’en Égypte, il faut dépenser trois fois le revenu annuel moyen pour obtenir un permis de construire. Les contraintes bureaucratiques, la multiplicité des rentes de monopoles et la sclérose du marché du crédit alimentent l’appétit de ceux «qui bénéficient d’accointances politiques ou familiales ».
– Le marasme économique peut-il étouffer le «printemps arabe», lui est-il enfin demandé ?
Réponse : «Je pense que les forces de la contre-révolution utiliseront cette arme. Soit directement : voyez les sommes proposées par les factions de Kadhafi. Soit de façon plus subtile, par exemple si des retraits massifs de capitaux sont opérés par les pétromonarchies du Golfe. Les nouvelles élites arrivant au pouvoir sont cependant pragmatiques. Les efforts en Tunisie et en Égypte montrent que des mesures sont prises pour s’attaquer à la corruption. Une autre révolution, fiscale, s’imposera : celle permettant d’égaliser les taux de profit entre les secteurs de la rente – dont le tourisme ou le foncier – et les activités productives ou innovantes». Parce que l’avenir est dans le labeur. Encore et toujours.
A. B.
(*) Georges Corm, «Que l’on cesse d’assister ces pays !», Le Temps, jeudi 10 mars 2011.
(**) Jean Pisani-Ferry «Méditerranée, un mur tombe», Le Monde Economie, 7 mars 2011.

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