Chronique du jour : A FONDS PERDUES
Enfin des musulmans «fréquentables» ? (2)


Par Ammar Belhimer
ambelhimer@hotmail.com

«C'est au moment où il a semblé se diffuser auprès des couches de la population mues par des revendications sociales plutôt que politiques que l'armée a décidé de sacrifier Moubarak au maintien du régime», rappelle un fin observateur de la scène égyptienne (*).
Nous suggérions mardi dernier l’hypothèse du maintien et du rafistolage des régimes en place, avec l’élargissement de leur base sociale aux mouvements islamistes fraîchement insérés dans les arcanes du pouvoir, à l’instar d’Ennahda en Tunisie et des Frères musulmans en Egypte, en contre-partie de la rupture définitive avec les illusions du mouvement national et des indépendances. Ce qui se profile laisse entière la question du nécessaire juste équilibre entre les libertés politiques et économiques, une meilleure répartition des ressources et la fin de la corruption. Dans leur nouvelle configuration, les pouvoirs arabes paraissent définitivement disqualifiés pour traiter l’équation. Patrick de Casanove, médecin, secrétaire général du Cercle Bastiat, a bien vu l’hypocrisie en écrivant récemment : «Les bien-pensants et libérateurs de la dernière heure se sont, chez nous (il parle de l’Europe- ndlr), multipliés dans les médias pour leur apporter leur soutien, et réclamer eux aussi la liberté politique. Aucun ne revendique la liberté économique» (**). «La liberté de pensée, de parole, d’expression ne suffit pas. La Liberté est une et indivisible. C’est un droit naturel, intrinsèque à l’homme. Elle est bancale sans la liberté économique », rappelle-t-il fort opportunément. En effet, un affamé n’a pas de voix. De quoi s’agit-il concrètement ? «La liberté économique concerne l’autonomie matérielle des individus. Elle permet de produire et d’échanger des services utiles. Elle recouvre un champ très vaste et son contrôle par l’Etat va bien au-delà de l’économie au sens strict. La liberté économique engendre croissance et prospérité. Elle donne aux gens les moyens matériels d’assumer leur vie, d’être autonomes, de ne plus dépendre de l’Etat. Sans indépendance matérielle, la liberté politique n’est qu’un leurre pour attraper les citoyens électeurs». L’abstention généralisée et répétée a, dans l’ensemble, fini par discréditer les régimes arabes, contraints, plus souvent pour la forme et les besoins de consommation et d’image extérieures, à de pitoyables mises en scène électoralistes. Or, comme la liberté économique et la liberté politique ont été dissociées pour que les politiciens puissent s’en servir de leviers de commande pour se maintenir au pouvoir, forcément, alors, une liberté n’en entraîne pas automatiquement une autre.». «Ce n’est pas l’élection qui fait la liberté. L’élection que ce soit en démocratie représentative ou en démocratie directe a pour but unique de donner le pouvoir à un groupe. Ce pouvoir est absolu par essence, parce qu’il a la triste propension à s’étendre sans cesse. Tout devient alors politique.» «L’espoir que font naître les changements de régime dans les pays arabes pourrait très vite être déçu si les individus oublient que la liberté comprend aussi la liberté économique (…) Comme partout dans le monde, il y a des groupes qui veulent s’emparer du pouvoir pour agir sur, et à la place de leurs concitoyens présumés incapables. Ces groupes, ces partis autorisés auront tôt fait de confisquer la «révolution» à leur profit. Ils connaissent parfaitement les enjeux. Ils sont rodés et préparés à s’emparer du pouvoir parce que c’est leur but, leur raison d’être. Ils ne sont pas la garantie de la liberté. Ils battront de vitesse les individus épris de liberté», conclut Patrick de Casanove. Free Markets Free Muslims (Des marchés libres pour des musulmans libres) lui fait écho Foreign Affairs, en republiant, pour l’occasion, un article de Jon B. Alterman sous ce même titre (***). L’idée maîtresse est que la victoire de marchés libres dans nos pays signerait la défaite de l’extrémisme et garantirait la promotion de la «libéralisation sociale». L’auteur revient notamment sur le «miracle Dubaï», cette bande de terre cuite sur le golfe Persique qui, «poussée par une grande idée d’elle-même (il ne pouvait pas si bien dire !), est devenue une «métropole multiethnique étincelante » malgré sa faible densité de population. «Du jour au lendemain, Dubaï voit éclater ses actifs financiers et pousser les hôtels les plus luxueux du monde, et attire plus de six millions de visiteurs chaque année – ce qui n’est pas un mince exploit pour un émirat de seulement 100 000 citoyens.» En 2009, reconnaît toutefois l’auteur, la bulle spéculative qui avait soutenu une grande partie de la croissance de Dubaï a éclaté : les grues sont à l’arrêt et d’ambitieux projets languissent sur les planches à dessin. Bien pire, il a fallu aligner des dizaines de milliards de dollars de garanties financières à Abu Dhabi pour maintenir l'entreprise à flots. Avec le recul du temps, on saisit beaucoup mieux la précipitation de ce «petit poucet arabe» à prêter le peu de force dont il dispose, à titre symbolique d’Etat arabe, aux forces occidentales d’intervention et d’occupation dans la région. Plus fondamentalement, tout l’espoir est placé dans les chefs d’entreprise du secteur privé et le dynamisme et la modération des classes moyennes (leur religiosité est considérée comme un chemin à travers lequel les communautés musulmanes peuvent s'intégrer au reste du monde) pour construire «l’alternative à l’intolérance et à l’extrémisme religieux ». Comme si l’Islam ne pouvait se conjuguer qu’avec capitalisme, «les vieux dogmes populistes qui mettaient l'accent sur l'injustice et la résistance sont en déclin», se réjouit M. Alterman ! En corrélation avec «les luttes de l'Iran, le succès de la Turquie, de brèves études sur l'Egypte et le Pakistan», l’auteur suggère que, lorsque s'épanouit le capitalisme, la tolérance et la modération gagnent en Islam. Il est alors autorisé à conclure la nouvelle chanson du moment : «La résurgence de l'islam est plus porteuse de promesses que de menace.» Néanmoins, ces belles promesses reposent sur un préalable idéologique : «La mère de toutes les batailles qui ouvrira la voie à la défaite décisive de l'extrémisme et à la libéralisation sociale sera la bataille pour libérer les marchés.» Autrement dit, tout le destin d’une grande Révélation est réduit à ce que le vulgaire marché veut bien en faire. Les musulmans ne l’entendent certainement pas de cette oreille.
A. B.
(*) Jean-Noël Ferrié – Égypte : une révolution sans opposition - CERI/Alternatives Internationales – mars 2011. http://www.ceri-sciencespo. org
(**) Patrick de Casanove, Printemps arabe : n’oubliez pas la liberté économique! Le Temps, mercredi 9 mars 2011.
(***) Jon B. Alterman, Free Markets Free Muslims, Foreign Affairs, November/December 2009.

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