Actualit�s : Et nous ?(V)

Par Nour-Eddine Boukrouh
En f�vrier 1979, j�ai eu le privil�ge de m�embarquer dans le premier vol Paris- T�h�ran qui a suivi celui qui venait de ramener de France l�ayatollah Khome�ni. Je voulais me rendre en Iran pour vivre de l�int�rieur la r�volution iranienne et t�moigner de ce que j�aurais vu et v�cu. C�est ce que je ferai en publiant dans l�unique quotidien francophone alg�rien de l��poque, El-Moudjahid, mon t�moignage sous la forme d�un long reportage intitul� �Voyage dans la r�volution iranienne� (2, 3 et 4 juin 1979).
En ce temps-l�, il fallait se d�placer et prendre des risques pour voir se d�rouler une r�volution, car les cha�nes satellitaires n�existaient pas. Aujourd�hui, on peut le faire de son salon ou d�un caf� public, et en savoir davantage. C�est ainsi qu�il nous a �t� donn� ces derniers mois d�assister en direct � des moments rares dans l�histoire humaine, le d�roulement de plusieurs r�volutions simultan�es. Ces images nous ont �bahis et emplis de bonheur. Il en est aussi qui nous ont traumatis�s et terrifi�s car, en les regardant, on ne pouvait s�emp�cher de penser : �Et si cela arrivait chez nous ?� Ce sont surtout celles qui nous viennent de Libye, nous montrant un pays imploser, un Etat s�effilocher, une arm�e se d�sagr�ger, des citoyens bombard�s par l�aviation de leur pays, des forces �trang�res d�truire toutes les infrastructures � partir du ciel ou de la mer, et tout cela � cause d�un homme, d�un seul homme. Qui e�t cru que nos fr�res Libyens en arriveraient l� ? Si, Dieu nous en garde, un tel malheur devait un jour survenir chez nous, il se trouvera aussi des gens pour dire �Qui l�e�t cru ?� Par le pass�, l�Afghanistan, la Somalie et le Y�men ont connu un tel sort, pour d�autres raisons. Ce dernier risque m�me de replonger, tandis que le Pakistan et la C�te d�Ivoire sont sur la pente qui y m�ne. On peut observer � l�oppos� que la Belgique n�a pas de gouvernement depuis un an, que la soci�t� est coup�e en deux, mais que le pays continue de tourner comme si de rien n��tait. S�il fonctionne comme s�il �tait en pilotage automatique, c�est parce que les citoyens belges, Flamands et Wallons, ont fait leur r�volution d�mocratique il y a deux si�cles. Tout ce qu�il y a, c�est que l�une des deux communaut�s souhaite divorcer. Aucune balle n�a �t� tir�e, et on ne d�plore aucune perte humaine ou mat�rielle cons�quente � une violence. Qu�en est-il de notre pays � l�heure des r�voltes arabes ? Abderrahmane Al- Kawakibi, dont les id�es s�appliquent parfaitement � la probl�matique actuelle des pays arabes alors qu�elles remontent � 1866, �crit dans Les caract�res du despotisme : �La nation qui ne ressent pas unanimement ou dans sa majorit� les souffrances du despotisme ne m�rite pas la libert� Avant de combattre le despotisme, il convient de pr�parer le r�gime qui doit le remplacer� Le despotisme occidental, s�il vient � dispara�tre, sera remplac� par un gouvernement qui �tablira les institutions que les circonstances permettront, tandis que le despotisme oriental, venant � dispara�tre, sera suivi d�un despotisme encore plus rigide. Il en est ainsi car les Orientaux n�ont nullement l�habitude de se pr�occuper du proche avenir, leur plus grand souci �tant ax� sur ce qui se passera dans l�au-del�.� Avant de nous demander si la vague des r�volutions arabes va toucher notre pays, mettons les pieds dans le plat et posons-nous les questions que sugg�re ce que nous venons de lire : existe-t-il une situation de despotisme en Alg�rie ? Sommes-nous unanimes dans sa condamnation, le cas �ch�ant, pour m�riter la libert� ? Avons-nous pr�par� la voie au r�gime qui le remplacerait ? N�avons-nous pas failli, en 1991, remplacer le despotisme par un autre, encore plus rigide ? En un mot, comme en cent, sommes-nous m�rs pour la r�volution d�mocratique ? Je peux tout de suite faire une r�ponse express � la derni�re question qui n�engage que moi : pour la r�volution oui, � tout moment, pour la d�mocratie c�est moins s�r. Certes, ce n�est pas parce que le feu prend dans une maison que toutes les autres doivent br�ler, mais si elles sont faites de m�mes mat�riaux l�embrasement est in�vitable. Or, notre maison est de chaume. Il faut se h�ter d�en construire une nouvelle, tant qu�on a des sous, sinon le feu la d�vorera. Des responsables officiels ont d�j� assur� que notre pays ne sera pas touch� pour des motifs que nous pouvons r�sumer ainsi : l�Alg�rie a fait sa r�volution d�mocratique en 1988 ; l�Etat a les moyens financiers de faire face aux tensions sociales ; nos forces de l�ordre ont �t� renforc�es et �toff�es ; le pouvoir s�appuie sur une large base sociale� Aucun de ces arguments n�est vrai. Si nous avions fait notre r�volution d�mocratique en 1988, o� seraient ses r�sultats, et pourquoi cette haine persistante du pouvoir ? Le �syst�me� a-t-il chang� ? Y a-t-il eu alternance au pouvoir ? N�y a-t-il pas eu r�guli�rement des fraudes �lectorales ? N�a-t-on pas tripatouill� la Constitution ? Pour le second argument, il suffit de rappeler que la Libye, avec six fois moins d�habitants et deux fois plus de rentr�es en devises que nous, n�a pas �t� �pargn�e. Pour le troisi�me argument, l��gypte poss�dait des forces de r�pression (deux millions d�hommes) plus nombreuses que les n�tres, mais qui n�ont pas pour autant lib�r� �Maydan Tahrir� ou sauv� Moubarak. Quelle que soit leur importance num�rique ou la performance de leurs �quipements, des forces de l�ordre ne peuvent pas venir � bout de la volont� populaire quand celle-ci se met r�ellement en mouvement. On ne peut pas tuer des milliers de personnes quand le monde entier regarde et que des poursuites internationales guettent les auteurs de massacres. Quant au quatri�me argument, les militants �administratifs� des partis de Ben Ali et de Moubarak (des millions l� encore) auraient empli les rues de Tunis et du Caire et noy� dans leurs flots les manifestants s�ils avaient �t� une r�alit�. Or, tout ce qu�on a vu, ce sont les chevauch�es fantastiques de �baltaguia� vite mis en d�route. Il y a cependant d�autres raisons que celles-l� de douter que la vague r�volutionnaire touchera notre pays. Il y a eu une immolation par le feu � Sidi Bouzid, et depuis une dizaine de pays se sont enflamm�s. Il y en a eu une vingtaine chez nous sans que rien ne se passe dans le quartier m�me o� elles ont eu lieu. Je peux m�avancer � pr�dire qu�il n�y aura pas de r�volution chez nous � br�ve �ch�ance. Mieux encore, on peut la rendre compl�tement inutile car les r�volutions ne sont jamais souhaitables. Les peuples n�y recourent que lorsque les dirigeants les y acculent par leur mauvaise gestion, leurs exc�s et leur enfermement sur eux-m�mes. La r�volution n�est pas un but en soi, c�est ce qu�elle permet de r�aliser qui la l�gitime. Si les buts d�une r�volution peuvent �tre atteints par la voie pacifique, il n�y a pas mieux car cela �vite au pays concern� des pertes humaines et mat�rielles. C�est ce qu�essaie justement de faire notre voisin marocain. Il ne faut cependant pas se h�ter de se r�jouir. En place et lieu d�une r�volution, si les choses restent en l��tat, les gr�ves, sit-in, �meutes, jacqueries, soul�vements locaux, tensions r�gionales, conflits tribaux, affrontements de quartiers et zones de non-droit dont nous sommes familiers iront crescendo et �roderont petit � petit l�Etat. Il suffira alors d�un rien pour que les feux locaux deviennent un brasier national. Les �meutes sont le stade primaire de la politique. On veut �donner une le�on au pouvoir�, �lui montrer��, sans vouloir n�cessairement son d�part. Non pas parce qu�on tient � lui, mais parce qu�une funeste id�e s�est insinu�e dans les mentalit�s : �Celui qui vient est pire que celui qui s�en va, alors � quoi bon ?� La r�volution c�est la violence, certes, mais au service d�une id�e : une id�e de ce qu�on veut mettre � la place de ce qu�on veut d�truire. La r�volution, c�est une id�e futuriste de la vie d�une nation, de l�Etat, de la soci�t�, port�e par une majorit� de citoyens. Or, s�il a toujours exist� dans notre pays une unanimit� sur le rejet du �syst�me�, pour des consid�rations diverses, il n�a jamais exist� un consensus sur l�alternative � lui apporter. Nous sommes encore � l��ge des choses (loqmat al a�ch) et � l��ge des personnes (l�homme providentiel). Nous n�avons pas encore acc�d� � l��ge des id�es : celui d�un projet de soci�t� consensuel allant dans le sens de l�histoire, qui assurerait le pain quotidien � tous, sans le despotisme d�une personne, d�un groupe ou d�un parti. Le soul�vement d�octobre 1988 ne v�hiculait qu�un rejet violent du pouvoir. Il n�y avait, avant que le FIS ne le r�cup�re, aucune banderole, aucune pancarte, aucun slogan. Il a dur� trois jours et un seul discours larmoyant de Chadli a suffi pour faire rentrer chez eux les �meutiers, en larmes pour bon nombre d�entre eux aussi. Les �meutes de janvier 2011 n�ont pas dur� davantage et ne comportaient pas plus de message politique. Tout le monde a convenu qu�il fallait juste baisser le prix des produits de premi�re n�cessit�, ce qui fut vite fait. Les images des mouvements de foules, des banderoles, des slogans, les paroles des manifestants en Tunisie et en �gypte tournent quotidiennement en boucle sur Al-Jazeera, Al Arabiya et d�autres cha�nes. Regardons-les bien et demandons-nous si elles ressemblent � Octobre 1988 et � janvier 2011. Comparons la composante des foules, �coutons les d�clarations faites par les jeunes, les moins jeunes, les femmes, les intellectuel, les badauds� sont-elles comparables avec celles tenues par nos jeunes ? A-t-on entendu �acha�b yourid al visa� ? Examinons les slogans qui reviennent le plus souvent dans les manifestations : �Pouvoir assassin�, �Oulach smah oulach�, �One, two, three, viva l�Alg�rie�� O� est la vision politique d�avenir l�-dedans ? O� sont les id�es ? Nous avons eu par deux fois au moins la violence � grande �chelle, car les �meutes ponctuelles sont quasi quotidiennes, mais une seule fois des �id�es� port�es par une majorit� : celles brandies par le FIS en 1988 et qui consistaient � peu pr�s en ceci : la d�mocratie est �kofr� ; pas de charte ni de Constitution, mais le Coran seul ; changement des habitudes alimentaires et vestimentaires des Alg�riens ; pas de mixit� dans les �coles ; tribunaux populaires pour les g�n�raux ; suppression des imp�ts� On vient de le lire sous la plume de Kawakibi : �Les musulmans n�ont nullement l�habitude de se pr�occuper du proche avenir, leur plus grand souci �tant ax� sur l�au-del��� Ce que promettait justement le FIS � ceux qui voteraient pour lui, c��tait le paradis ; une grande partie du corps �lectoral s�av�ra int�ress�e ; ce sont les portes de l�enfer qui s�ouvrirent finalement devant tous. Finalement, quelle �tait la partie � bl�mer, le FIS ou les �lecteurs (autrement dit le peuple) ? Un insens�, des insens�s, peuvent surgir � n�importe quel moment dans n�importe quel pays et promettre n�importe quoi aux foules. Des deux, qui sont les plus insens�s : ceux qui promettent ou ceux qui les suivent ? Un exemple : l��quivalent de notre FIS vient d�appara�tre en Tunisie sous le nom de �Front islamique de lib�ration�. Ses chefs ont annonc� qu�ils ont pr�par� une plateforme � l�intention de l�Assembl�e constituante qui sera �lue en juillet prochain. Et que pr�conisent-ils dans ce document ? La restauration du khalifat et l�interdiction de la d�mocratie et du multipartisme si leur parti arrivait au pouvoir. Tout simplement, et dit avec le sourire. Cela dit, o� r�side le probl�me, et surtout qui d�tient sa cl� : ces insens�s, qui ont toutefois le bon sens d�afficher leur programme, ou le corps �lectoral au moment du vote ? On peut paniquer � la place des Tunisiens et leur conseiller de ne pas courir de risque en agr�ant ce parti, comme avaient fait avec nous Ben Ali, Moubarak et Kadhafi. Ce serait leur manquer de respect car cela reviendrait � leur dire tacitement que la moiti� d�entre eux sont �ligibles � la folie. Si ce sont les Tunisiens et Tunisiennes qu�on a vus � la t�l� ces derniers mois qui iront voter dans quelques mois, il n�y a rien � craindre. Le peuple tunisien est pass� au grade de soci�t� il y a longtemps, il lui restait juste � aller nettoyer lui-m�me les �curies d�Augias, puisque ni les militaires ni l��lite ne s�y �taient r�solus. Mais je vous le conc�de : attendons pour voir, � l�instar du g�n�ral Rachid Ammar certainement. Le probl�me qui se posait � l�Alg�rie en octobre 1988 se pose toujours dans les m�mes termes : comment instaurer une d�mocratie en l�absence d�une opinion publique d�finitivement gagn�e aux id�es d�mocratiques ? A l��poque, ces id�es �taient minoritaires et non mobilisatrices parce que la majorit� silencieuse qui �tait cens�e y adh�rer s��tait abstenue de voter dans une large proportion. En outre, ces id�es s�opposaient davantage les unes aux autres qu�au r�gime qu�elles pr�tendaient combattre. Il n�y a jamais eu dans l�opposition alg�rienne un consensus sur ce qu�il y a lieu de mettre � la place du syst�me qu�elle souhaite remplacer. Il n�y a aucun projet d�alternance consensuel et applicable, et j�ai bien peur qu�il n�y en aura pas de sit�t. On dirait que la finalit� de l�action politique est d�instruire en permanence le proc�s du pouvoir, de publier des communiqu�s, de signer des p�titions ou de faire, pour ceux qui le peuvent, une d�claration au micro d�une cha�ne �trang�re. Apr�s �a, on rentre chez soi avec le sentiment du devoir accompli et la conviction que la r�volution est en marche. Chaque fois qu�une tentative de regroupement s�est esquiss�e, elle a �t� aussit�t sabord�e. Chaque parti suspecte les autres, chaque leader se m�fie des autres, et tout le monde est habit� par la hantise des �Services�. Les partis en Tunisie et en �gypte ont tenu un m�me langage pendant les �v�nements ; ils se sont rang�s derri�re les jeunes et aucun �za�m� n�est apparu pour tenter de tirer � lui la couverture. Mais ces jeunes savaient o� ils allaient, ils �taient dans la bonne direction. Nous devons nous rendre � l��vidence qu�actuellement notre peuple n�est int�ress� que par son quotidien difficile : il ne �veut pas d�histoires� ; il n�a que faire de �cette d�mocratie qui s�est sold�e par des centaines de milliers de morts� ; il veut juste �vivre�, m�me si c�est d�une vie v�g�tative. Ce n�est pas qu�il manque de courage, il en a jusqu�� l�inconscience ; ce n�est pas qu�il craint la mort, il l�a re�ue ou vue de pr�s. Il ne croit tout simplement plus en rien ni en personne. Pris un � un, tous les Alg�riens souhaitent le changement, mais � condition que ce soit les autres qui le fassent et en paient le prix, fid�les en cela aux enseignements de Djouha que tous connaissent par c�ur. Si le sens du sacrifice ne leur a jamais manqu�, c�est le sens social, le sens collectif, qui leur a toujours fait d�faut. Bien avant l�apparition du multipartisme chez nous, je parlais des �a�abiyate� qui minaient notre soci�t�. Aujourd�hui, elles sont encore l�, intactes comme au premier jour. En 1997, j�ai consacr� un livre � l�analyse de cette probl�matique sous le titre de L�Alg�rie entre le mauvais et le pire. Nous y sommes toujours. En Tunisie, il n�y avait pas de �a�abiyate� pour s�opposer � l��lan g�n�ral et le faire avorter. Sinon, l�arm�e aurait �t� oblig�e d�intervenir pour imposer une solution, aussi mauvaise soit-elle. Les vingt derni�res ann�es auraient pu servir � favoriser chez nous l�av�nement d�une vie politique rationnelle et pr�parer la rel�ve, mais le �syst�me� s�est ing�ni� � l�emp�cher, tandis que les partis n�entendaient pas se d�partir de leurs �a�abiyate� pour ne pas perdre leurs fonds de commerce. Pour tenir dans la temp�te, le pouvoir alg�rien est en train de revenir sur les mesures prises ces derni�res ann�es pour r�duire la sph�re de l��conomie informelle, et a lev� presque toutes les barri�res bureaucratiques devant les jeunes porteurs de projets d�investissement. Il pense qu�il vaut mieux plier que rompre, c�der � des revendications socio�conomiques que se retrouver avec une r�volution sur les bras. Il para�t qu�on ne verbalise m�me plus les infractions automobiles, qu�on a enjoint aux policiers et aux gendarmes de ne plus �enquiquiner� les citoyens, qu�on a instruit le fisc de lever le pied de la p�dale, qu�on a demand� � Sonelgaz et � Seal de ne pas couper le courant, le gaz et l�eau aux gens qui ne paient pas leur consommation� Il n�est pas loin de proposer aux Alg�riens ce que Kadhafi a offert aux Libyens au d�but de la crise : �Prenez l�argent du p�trole et r�partissez-le entre vous.� Cent milliards de dollars pr�lev�s sur les r�serves de change et divis�s par trente- cinq millions d�Alg�riens, �a ferait 2 857 dollars par t�te de pipe, soit environ 280 000 DA sur le march� parall�le. �Men lahyatou bakharlou� dit l�adage populaire. Et le pouvoir a trouv� pas mal de partis et de plumes pour acquiescer � cette �nouvelle politique �conomique�. Une telle politique est irresponsable, d�magogique, populiste, car elle ne proc�de pas du souci de construire une �conomie viable, pas plus que d�une subite compassion pour le peuple, mais d�une fuite en avant. Ce n�est pas une politique, mais une �boulitique�, un jeu de dupes, un jeu du � karr et de farr�, entre un peuple qui est dispos� � �foutre la paix� au pouvoir si on le laisse faire ce qu�il veut, comme il veut, quand il veut et l� o� il veut, et un pouvoir qui est dispos� � toutes les concessions pourvu qu�on ne le renverse pas. La r�gle de base, c�est qu�un pouvoir contest� doit vite s�amender ou partir, et qu�un peuple doit respecter les lois et r�glements de son pays, dont la tra�abilit� des op�rations commerciales et financi�res, l�acquittement des imp�ts, le respect de l�espace public et des r�gles d�urbanisme. Le devoir d�un Etat est de former des citoyens conscients, attach�s � leurs droits et � leurs obligations, et le devoir d�un peuple de se doter d�institutions l�gitimes dont il respectera les lois et approuvera les actes. Or, il n�y a qu�� scruter notre vie nationale pour se rendre compte que les deux conditions ne sont pas remplies. Si un pouvoir tol�re qu�on viole ou contourne les lois pour que le peuple ne se soul�ve pas, et qu�un peuple s�accommode d�un pouvoir contest� parce qu�il le laisse faire ce qu�il veut, c�est la fin programm�e aussi bien du pouvoir que du peuple. Il n�y a pas meilleur moyen de tuer l��conomie, les valeurs morales, la nation et l�Etat. Il n�y aura plus qu�� les enterrer dans une fosse commune. Le talon d�Achille de l�Alg�rie a toujours r�sid� dans les politiques �conomiques suivies. Ces politiques (en fait il n�y en a eu qu�une seule, le dirigisme � toutes les sauces) ont en commun d�avoir repos� sur une anomalie, une rente �ph�m�re, un �quilibre bancal. Ce qui s�est fait dans leur cadre n�a jamais tard� � se d�tricoter, � se d�composer, � s��vanouir, comme tout ce qu�on attache avec des brindilles, ou colle avec de la salive. En effet, l�Alg�rie vit depuis l�ind�pendance de la vente du p�trole et du gaz. Avec les devises que cela lui rapporte, elle ach�te � l��tranger de quoi nourrir, soigner, �quiper, instruire, armer, faire travailler et divertir le pays. Actuellement, �a lui co�te environ quarante milliards de dollars par an (hors d�penses militaires, je suppose). Imaginons que, brusquement, il n�y a plus de p�trole et de gaz. On aurait dans les caisses moins d�un milliard de dollars de recettes d�exportations pour financer les importations, alors qu�il nous en faudrait quarante. D�accord, �a ne va pas arriver la semaine prochaine, mais tout le monde sait que �a arrivera t�t ou tard, au mieux dans quinze ou vingt ans, au pire plus t�t si les prix des hydrocarbures venaient � s�effondrer. Une question se pose : pourra-t-on faire en vingt ans ce que nous n�avons pas fait en cinquante ? D�ici cette �ch�ance, notre consommation et nos besoins en �quipements continueront de cro�tre au rythme de notre progression d�mographique, alors que nos moyens pour les payer iront en diminuant jusqu�� s��teindre. Vous me direz que d�ici l� aussi les auteurs de cette �boulitique� ne seront pas l� pour en r�pondre. Dans vingt ans, notre pays comptera cinquante millions d�habitants au moins et il lui faudra, pour maintenir au niveau actuel la satisfaction de ses besoins, d�penser chaque ann�e quelque quatre-vingt milliards de dollars. Car il faudra ajouter aux importations actuelles le p�trole et le gaz que nous ne produirons plus. O� trouver cet argent ? Pourrons-nous d�ici-l� construire une �conomie capable d�exporter pour quatre-vingts milliards de dollars ? Les deux-tiers du budget de l�Etat pour payer les fonctionnaires, les enseignants, les bourses d��tudiants, les militaires, les gendarmes, les policiers, les douaniers, les pompiers, les m�dicaux et param�dicaux, les imams, les pensions des moudjahidine et ayants droit, les retrait�s, les missions diplomatiques � l��tranger et tant d�autres services publics et agents de l�Etat, proviennent de la fiscalit� p�troli�re. Par quoi les remplacerons-nous ? Imagine-t-on ce qui se passera quand l�Etat ne sera plus en mesure de subventionner les produits de premi�re n�cessit�, de financer la sant�, l�enseignement, les programmes d��quipement et de logement ? Quand le secteur �conomique public et priv� fermera ses unit�s de production faute de mati�res premi�res et d��quipements industriels import�s, entra�nant le ch�mage de millions de travailleurs ? C�est ce jour-l� que la r�volution sans la d�mocratie, que la m�ga-�meute, qu�un � houl� de l�intensit� du s�isme doubl� d�un tsunami qui a frapp� le Japon surviendront. C�est alors que l�Alg�rie, du nord au sud et de l�est � l�ouest, se soul�vera. Les fonctionnaires non pay�s abandonneront leurs postes ; on s�entretuera � zenga, zenga� pour une baguette de pain, une pi�ce de monnaie, une bo�te de m�dicament, un v�tement ; les magasins seront pill�s ; des hordes envahiront postes de police et de gendarmerie pour s�emparer des armes ; il n�y aura plus d�Etat et plus de postulants au pouvoir... Et lorsque les villes seront devenues invivables, comme dans Mad Max ou d�autres films apocalyptiques, chacun retournera au bled de ses origines. Les archs, les douars, les m�chtas, les tribus redeviendront nos modes de structuration, le pastoralisme redeviendra notre mode de production, le nomadisme reprendra, le parc auto paralys� par le manque de pi�ces ou de carburant nous obligera � revenir aux �nes, mulets, chevaux et autres chameaux. Une consolation cependant, et m�me une distinction : nous serons le peuple le plus �colo et le plus bio de la plan�te. Nous sommes libres depuis � peine un demi-si�cle que nous voyons d�j� se profiler � l�horizon le spectre de la faillite g�n�rale. Nous aurons fait une br�ve incursion dans l�histoire, nous aurons connu pour peu de temps la vie nationale et moderne. De toute fa�on, au cours des vingt derniers si�cles, nous avons v�cu plus longtemps sous domination �trang�re que libres. Bennabi parlait jadis de �colonisabilt� et de �boulitique �. Les �v�nements actuels nous ont montr� (en m�excusant du recours � des barbarismes) qu�on n�est �despotis� que si l�on est �despotisable�. Mais, avant tout le monde, le Proph�te avait dit : �Tels vous serez, tels vous serez gouvern�s.� Les mutations et les avanc�es que conna�t le monde arabe montrent que nous serons encore une fois les derniers de la classe, comme nous le sommes d�j� dans presque tous les domaines. Le pouvoir en n�anticipant pas, le peuple en ne s�organisant pas. Quand donc prendrons-nous conscience ? Quand donc nous r�veillerons-nous � la v�rit�, aux r�alit�s, et nous mettrons-nous � travailler sur tous les fronts, sur tous les plans, � conjurer un tel sort ? Quand j��tais petit, j�ai entendu plusieurs fois ma v�n�r�e m�re faire �tat d�une pr�diction qu�elle avait elle-m�me entendue dans son enfance de la bouche de ses parents dans les ann�es quarante. Selon cette pr�diction, la France quitterait l�Alg�rie avant la fin du si�cle, mais notre pays serait conquis par un �djans sfar� (une race jaune). Tout jeune que j��tais, ces propos m�avaient frapp� et c�est pour cela que je ne les ai jamais oubli�s. Ces derni�res ann�es, devant l�extraordinaire essor de la Chine dans le monde et la pr�sence de plus en plus nombreuse de ses ressortissants chez nous, je me suis parfois demand� si cette pr�monition s�appliquait � l�invasion de notre march� par les produits et la main-d��uvre chinois, ou � autre chose qui se cacherait dans le halo qui entoure l�avenir Dans vingt ans, la Tunisie continuera de subvenir � ses besoins en comptant, comme elle le fait depuis son ind�pendance, sur ses capacit�s � couvrir ses importations avec ses recettes d�exportations, ses rentr�es du tourisme et les transferts de ses immigr�s. Elle continuera de payer les agents de l�Etat avec les imp�ts de ses citoyens. Pourquoi exporte-t-elle dix fois plus que nous (hors-hydrocarbures) ? Pourquoi ses immigr�s envoient-ils au pays leurs �conomies par les canaux bancaires, et pas les n�tres ? Pourquoi notre tourisme est-il fam�lique ? Pourquoi nos commer�ants et industriels d�clarent-ils (pour ceux qui d�clarent) le tiers ou moins de leur chiffre d�affaires ? Qu�avons-nous fait de vrai, de durable, de d�finitif depuis cinquante ans? A-t-on b�ti l�homme, cette ressource primordiale, ce bien le plus pr�cieux d�une nation ? De quoi y a-t-il lieu d��tre fier? De notre march� noir ? De nos constructions illicites ? De notre incivisme? De notre inclination � la fraude, au travail mal fait et � la violence ? De nos harraga (le mot est d�j� dans le Larousse, t�moignant de notre apport aux langues modernes) ? Des scandales de la corruption qui feraient passer Ben Ali pour un �mange petit� ? Ces questions, je les posais d�j� dans un article publi� en octobre 1979 dans El- Moudjahid sous le titre �Le g�nie des peuples� o� j��crivais : �Le g�nie d�un peuple, c�est sa marque particuli�re, ce par quoi il brille par rapport aux autres peuples, sa mani�re positive et cr�atrice de vivre sa chance d�exister dans l�Histoire ; ce sont ses triomphes sur la nature et sur lui-m�me, ses r�alisations techniques et spirituelles, ses d�couvertes scientifiques et sociales, son apport au reste de l�humanit�, sa po�sie de la vie, sa prestance architecturale� Le g�nie des peuples n�est donc pas une fiction, une �qualit� vague et ind�termin�e, un artifice du langage politique, mais une r�alit�, une sublime r�alit� prouv�e et reconnue de tous. Certes, la conjonction de l�ignorance et de la d�magogie peut en faire un slogan, une flatterie, un mythe, et elle l�a fait, mais en g�n�ral ce genre de slogan, de flatterie et de mythe ne dure pas, ne r�siste pas � la critique� Qu�est-ce qui fait notre �g�nie� ? Par quoi nous distinguons-nous des autres ? Quelle id�e a-t-on de nous � travers le monde ? Que dit-on de nous dans les rapports diplomatiques ? En quoi consiste ce �g�nie� dont on nous a tant rebattu les oreilles ?... Nous nous comportons exactement comme si la vie devait cesser avec nous. Tout nous est indiff�rent tant que cela ne touche pas nos int�r�ts ; d�lits et crimes de toutes natures se commettent sous nos yeux, sinon avec notre approbation, du moins avec notre tacite complicit� � Hchicha talba ma�cha�, � haff ta�ch� et bien d�autres tournures du m�me cr� fournissent � notre comportement leur justification �philosophique�� L�Alg�rien est sorti de l��re pr�-�conomique pour tomber dans l��conomisme. Celui-ci nous a avilis, abrutis, d�natur�s. Il nous a pr�cipit�s dans un ilotisme sans nom, il nous a r�duits � l��tat honteux de consommateurs, de tubes digestifs�� C��tait il y a trente-deux ans.
N. B.
A suivre :
VI) Que veut le peuple ?

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