Actualités : Réflexion
Nouvelles mises en garde



Par Nour-Eddine Boukrouh
Les pauvres Premiers ministres actuellement en charge des affaires publiques en Tunisie et en Égypte ont beau essayer d’expliquer que la révolution n’a pas du même coup enrichi leurs pays respectifs pour leur permettre de faire face à la demande sociale qui s’est fait brusquement jour, personne ne veut les écouter.
Si c’est pour entendre ces jérémiades, rétorquent certains Tunisiens et Égyptiens, à quoi bon avoir fait la révolution ? Nos héroïques et ingénus frères ont tort de s’impatienter ou, plus grave, de raisonner de la sorte. Et les partis qui, partout où ils existent, aiment appuyer sur la pédale des droits quand ils ne sont pas aux responsabilités, ont commencé à parler de trahison. A ce rythme, il y aura un nouveau gouvernement dans ces pays tous les mois sans qu’il y ait plus de droits à distribuer. Une révolution a deux objectifs : le premier, politique et institutionnel ; le second, économique et social. Les droits politiques (élections sincères, égalité dans les droits et les devoirs, liberté d’expression, dignité…) ne peuvent pas accoucher en neuf mois de tous les droits socioéconomiques. Il faut auparavant avoir accompli beaucoup de devoirs, il faut que la machine économique se soit remise en marche, que les gens soient revenus à leurs activités, que la gestion soit devenue plus efficace, que la justice sociale ait été instaurée par de nouvelles lois, etc. A terme, la révolution mettra en place des mécanismes de choix des responsables et de contrôle de leur politique qui rendront l’économie plus efficiente. Les prochains présidents de ces pays ne pourront pas détourner des dizaines de milliards de dollars, par exemple, et ce sera autant de moyens qui resteront à la disposition des droits sociaux des citoyens. A terme aussi, elle structurera une démocratie qui rendra meilleurs et l’Etat et le peuple. La démocratie n’est pas un système politique parfait, mais comme l’a dit Churchill, les hommes n’ont pas inventé de meilleur. Le système institutionnel qu’elle postule produit le comportement démocratique et protège la société et l’homme politique lui-même du despotisme, de l’abus de pouvoir et de la corruption. Elle rend les hommes meilleurs car elle instaure la transparence dans leurs rapports verticaux et horizontaux, elle leur confère des droits garantis par une justice indépendante, elle libère leurs facultés intellectuelles, assure l’égalité de traitement entre eux, stimule l’émulation, encourage la créativité, honore le mérite. Elle les éduque, les enrichit et même les embellit. On ne connaît pas de pays démocratique pauvre. Tous les pays riches, en termes d’indices de développement humain, sont des démocraties. Toutes les dictatures ont appauvri leurs pays. Il n’y a qu’à se rappeler l’état du Portugal, de la Grèce, de l’Espagne, des pays de l’Est, du Brésil, du Chili, de l’Argentine, au temps où ils étaient dirigés par des dictatures. On peut aussi comparer deux pays jumeaux, deux pays frères, la Corée du Sud et la Corée du Nord. Beaucoup, dans notre pays, pensent que la politique est cet art aisé de flatter le peuple et de critiquer le pouvoir. Faire de la politique consisterait à s’adresser au premier pour lui suggérer qu’il n’a que des droits, et parler du second pour l’accuser de ne pas en donner assez. Quelqu’un, je ne sais plus qui, voulant certainement crever le plafond dans cet art, mais sans aucun égard pour la sémantique, a inventé une formule à laquelle je n’ai rien compris à ce jour : «Le droit d’avoir des droits»! Avoir des droits ne suffisant pas à ses yeux, il a voulu Nouvelles mises en garde surenchérir : non seulement il faut donner au peuple des droits, mais, pour l’indemniser d’en avoir été longtemps privé, il faut lui ajouter «le droit d’avoir des droits»! Que pourrait faire le peuple de ce droit supplémentaire lorsqu’on lui aura donné tous les droits auxquels il aspire ? Espérons qu’une fois repu, il pensera à remercier l’auteur de cette inintelligible formule pour sa touchante mais inutile attention. Ça me rappelle une histoire de Djouha. Mais comme elle a dû vous venir à l’esprit aussi, passons notre chemin. Donc, dans le métier politique, il ne serait question que de droits : ceux que le peuple demande, mais que le pouvoir lui refuse sadiquement. Le premier n’aurait que des droits, et le second que des devoirs. Une dichotomie en découle nécessairement dans l’esprit général : le peuple est bon et le pouvoir mauvais. Examinons le cas de figure où ce discours a séduit le peuple, et que ce dernier a porté son auteur au pouvoir. Le voilà face à une demande océanique de droits, mais sans moyens suffisants pour la satisfaire. Du coup, il se retrouve dans le rôle du méchant et découvre qu’il s’était imprudemment avancé. Maintenant qu’il est en charge des responsabilités, il s’aperçoit que les droits dérivent de l’accomplissement préalable des devoirs, et que les deux entités, peuple et Etat, ont chacune des droits et des devoirs. Aiguillonné par cette prise de conscience, il essaye timidement d’avancer sur la voie, toute nouvelle pour lui, de l’appel à l’accomplissement des devoirs. Mais, problème, ce discours ne passe pas auprès de ses électeurs qui ne le connaissaient que dans le rôle du «bon», et n’ont en mémoire que ses anciennes diatribes. C’est pour tenir les promesses faites qu’on l’a élu : répandre les droits ! Si bien que des émeutes, et peut-être même une révolution, attendent de pied ferme notre bonhomme. D’où peuvent venir les droits, sinon de l’accomplissement préalable des devoirs ? Les droits et les devoirs, c’est un peu comme le système des retraites. De génération en génération, les travailleurs actifs doivent cotiser pour que les pensions des travailleurs sortis en retraite soient payées. Les Français, qui ont inventé l’astuce, appellent cela le «système de répartition». L’an dernier, le président Sarkozy a eu à affronter d’importants mouvements sociaux qui ont mobilisé des millions de Français contre lui parce qu’il voulait réformer le mode de financement des retraites menacé non pas dans l’immédiat, mais à long terme. S’il n’avait pensé qu’à sa tranquillité ou à sa réélection en 2012, il ne l’aurait pas fait. Ce n’était même pas inscrit dans son programme électoral. Pourtant, il l’a fait. Aux termes de notre discours politique, on veut pouvoir toucher les pensions sans que personne ait cotisé. Si on a pu jusqu’ici tenir cette gageure, ainsi que beaucoup d’autres, c’est grâce à un argent qui venait d’ailleurs, du pétrole. Il faudrait, comme le président Sarkozy, penser à plus tard. En disant cela, ce n’est pas pour le pouvoir que je crains, mais pour le peuple. Car s’il n’y avait brusquement plus de pétrole, il n’y aurait plus de pouvoir, plus de prétendants au pouvoir et plus d’Etat. Par contre, le peuple sera toujours là, et en plus grand nombre. Or s’il n’y a plus d’Etat, nous deviendrons comme la Somalie ou l’Afghanistan où il n’y a un semblant d’Etat que parce que porté à bout de bras par l’étranger. Ou encore comme la Libye quand il ne sera plus possible d’extraire et de vendre le pétrole. Nous sommes plus nombreux que ces trois pays réunis, et peut-être aussi plus violents. Je ne suis pas catégorique, mais c’est juste pour attirer l’attention. Quand on est dans l’opposition, on est heureux de parler des droits. Quand on est au pouvoir, on est obligé de parler des devoirs : travailler rentablement, dégager des bénéfices, accroître chaque année le PIB, exporter beaucoup, importer moins, développer le tourisme, financer les dépenses publiques par la fiscalité ordinaire, prendre soin des équipements collectifs, épargner, investir chaque année davantage... Il s’agit de savoir si les partis ont pour but de changer le pouvoir ou de le remplacer dans la démagogie et l’incompétence ; d’améliorer les performances dans la gestion, ou de remplacer les «diwan salhin» qui nous ont gouvernés pour danser, à leur tour, des farandoles au son des galoubets et des karkabous. Surtout quand on sait que les «zaïms» ont mis au monde des «zaïmillons» qui piaffent d’impatience de prendre leur succession. Le plus grand reproche à faire au pouvoir, de mon point de vue, n’est pas de n’avoir pas distribué assez de droits, mais de n’avoir pas amené les gens à accomplir suffisamment de devoirs. Un historien, Salluste, qui fut aussi gouverneur de la Numidie à l’époque où notre pays était colonisé par les Romains, écrivait il y a deux mille ans : «Les Numides ne peuvent être enchaînés ni par la crainte ni par les bienfaits.» En langage moderne, cela veut dire qu’on ne peut soumettre les Algériens ni par le bâton ni par la carotte (Salluste n’ayant pas dit «Tous les Numides» il faut savoir nuancer). Cela veut dire quoi ? Tout simplement que notre peuple ne fonctionne pas sous la contrainte ou par la ruse, comme ont fait avec lui ceux qui l’ont gouverné jusqu’ici, mais par la persuasion et l’exemple. Donnez-lui l’exemple, et il vous donnera sa chemise ; dites-lui une parole de respect et il vous vénérera ; soyez équitables dans le partage, et il renoncera à sa part ; posez-lui la règle la plus dure, et il la subira stoïquement s’il la sait commune et que nul n’y déroge. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis l’indépendance n’ont rien compris à cette nature, à ce caractère, à cette psychologie, parce qu’ils portaient un faux regard sur les choses en général et sur le peuple en particulier : ils n’ont jamais vu en lui qu’un troupeau à paître. Ils ne le comprennent toujours pas puisqu’ils continuent à lui infliger les pires exemples : népotisme, régionalisme, corruption, violation de la Constitution, répression des libertés, fraude électorale… Comment les Algériens pourraient- ils devenir meilleurs ? Pourquoi respecteraient- ils les lois ? Pourquoi ne casseraient- ils pas tout ? Ils n’en sont plus à rêver du meilleur, ils redoutent que le pire n’ait pas de limites. Ils sont dans un état d’esprit tel qu’ils ne s’attendent plus à recevoir de bonnes nouvelles, mais à supplier le sort de leur en épargner de plus mauvaises. Ils sont prêts, là, immédiatement, demain, à marcher pieds nus, à souffrir la faim et le froid, pourvu qu’ils se sentent réellement vivre dans un Etat où tout le monde remplit ses devoirs et bénéficie de ses droits, où la loi est juste et s’applique à tous, où la confiance est totale entre eux et leurs institutions, où les peines comme les joies sont partagées. Ils n’ont malheureusement pas eu les dirigeants qu’ils méritent. A force, ils se sont mis à leur école : «Emalla haqda !...» (Puisque c’est ainsi…) Le devoir d’un Etat, c’est de poser des règles et de les appliquer sans complaisance, d’être au service des citoyens et non un fardeau sur leurs épaules. Le devoir d’un peuple est de se battre pour se doter d’un système démocratique qui lui assure ses droits politiques et sociaux. Un peuple perd sa cohésion quand ses membres agissent dans le désordre pour sauver chacun leurs intérêts, quand les «afçate» et les «kafzate» deviennent des mots d’ordre. Ces solutions sont par définition néfastes. Elles peuvent nous tirer d’affaire individuellement, mais perdront le pays à long terme. Adopter les recettes de Djouha, ses réflexes et ses astuces, dans une société moderne est une attitude suicidaire, nuisible à l’intérêt général, surtout quand il y a autant de Djouha qu’il y a de membres de la communauté. Même si c’est la carence de l’Etat qui y pousse. La nation qui prêche «nourris-moi aujourd’hui et tue-moi demain» ou qui professe «le croyant doit commencer par lui-même», en pensant aux droits et non aux devoirs, ne peut aller nulle part. A moins d’avoir beaucoup de pétrole, cette nation est foutue, car les relations sociales et le travail ne sont pas possibles avec cette philosophie. Le devoir des élites sociales, intellectuelles et politiques, est d’éclairer leur peuple, d’éduquer son sens civique, de prendre la tête du mouvement de salubrité publique lorsque celui-ci devient une nécessité historique, et d’être du lot lorsque les citoyens manifestent pour leurs droits légitimes. C’est l’exemple que nous ont donné les Tunisiens, les Égyptiens, les Yéménites, les Syriens, les Marocains… Le pouvoir de Hosni Moubarak était plus fort que le nôtre ; pourtant, il est tombé. Notre société est plus faible que la société égyptienne, c’est pourquoi notre pouvoir peut dormir sur ses deux oreilles. Il faut reconnaître qu’un régime du type algérien ne peut exister que dans un pays où n’existe pas une conscience électorale au fait des enjeux et de l’intérêt général, où la société, à l’image de l’opposition, est fragmentée en courants de pensée inconciliables. La base est donc aussi coupable et responsable que le sommet de l’impasse où nous nous trouvons. Seul un pouvoir rénové pourra en sortir tout le monde parce que les moyens de le faire seront entre ses mains. La force, la peur, l’usage de faux ne peuvent pas bloquer indéfiniment l’avenir d’un peuple. Notre histoire paraît bouchée, nous vivons sur la même génération qui a atteint depuis longtemps son seuil d’incompétence, nous fonctionnons avec des pièces usées ou d’occasion, et même des exorcistes ont siégé au gouvernement. La mentalité tutélaire et patriarcale du pouvoir s’est formée au temps de la guerre de Libération. Ayant par la suite confisqué les valeurs de Novembre pour exercer son despotisme sur la société, il ne laissa d’autre alternative aux Algériens non satisfaits de sa politique que celle d’inventer d’autres valeurs, d’aller les chercher dans le passé ou la religion. C’est ce qu’ils ont fait en 1989 pour se différencier de lui, de son discours, de ses hommes, de ses symboles. Pour s’opposer à lui, ils se sont emparés des «açabiyate» (utilisation à des fins politiques ou personnelles des valeurs de Novembre, de l’islam et de l’amazighité) comme on s’empare de blocs de pierre dans une intifadha pour les jeter à la face de l’ennemi. C’est la réplique d’un peuple en vrac à un pouvoir monolithique. Poussées à l’extrême, la monopolisation des valeurs de Novembre a donné le despotisme de la «légitimité révolutionnaire», la monopolisation de l’islam a donné le projet d’Etat islamique, prêt à être sorti à tout moment des cartons de l’islamisme, et la monopolisation de l’amazighité à donné le Gouvernement provisoire kabyle. D’où viendra le salut ? Il n’y a plus que l’étoile polaire pour nous guider dans notre errance, à supposer qu’elle n’ait pas déjà été confisquée par les Algériens amateurs d’astronomie. Attention ! les signaux de mise en garde s’allument actuellement de partout.
N. B.

Nombre de lectures :

Format imprimable  Format imprimable

  Options

Format imprimable  Format imprimable