Contribution : Contribution
Pour une nouvelle gouvernance du secteur de la santé en Algérie


(Dr Ameur Soltane, chirurgien thoracique)
Depuis un certain temps déjà, la grogne règne dans le secteur de la santé, les perturbations du système de santé prenant de plus en plus des allures de mal chronique. Depuis plusieurs années, se succèdent des périodes de révolte et d’accalmie au sein de notre secteur. A tour de rôle ou, parfois tous ensemble, les différentes catégories constituant la vaste famille des blouses blanches font savoir leur profond mécontentement quant à la gestion de la santé du pays par les politiques. Le point d’orgue a été atteint, lorsque plusieurs centaines voire de milliers de blouses blanches, toutes professions confondues, ont répondu présent à l’appel, pour une manifestation unitaire au niveau de l’hôpital Mustapha.
L’on aurait pu penser que cette démonstration de force aurait pu donner à réfléchir aux «décideurs», force est de constater qu’il n’en est rien. Et que même si un certain nombre de revendications catégorielles légitimes ont pu être conjoncturellement satisfaites, il n’en demeure pas moins que de très nombreux autres questionnements sur le devenir du système de santé et de la gestion des carrières des différentes catégories de personnels de santé restent en suspens. Ce qui laisse présupposer que cet important secteur de la vie nationale restera toujours agonisant si de profondes réformes ne sont pas mises rapidement en chantier. «Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.» Contrairement à ce que peuvent penser et dire certains esprits chagrins, ces mouvements sont loin d’être le fait de manipulations politiciennes simplettes issues de quelconques laboratoires. Elles sont à l’évidence pour qui y regarde de près symptomatiques d’une profonde rupture entre ceux qui actuellement pensent «les politiques de santé du pays» et ceux qui les mettent en œuvre sur le terrain, au grand détriment des populations malades. Ce fossé, entre les professionnels de santé et les différentes administrations centrales participant à la gestion du système national de santé, va en s’élargissant avec le temps. Ce hiatus ne devrait plus pouvoir être considéré, sauf cécité intellectuelle, comme la conséquence d’une conjoncture politique particulière, mais bien comme le résultat de la désagrégation d’un système de santé mis en place pour répondre aux exigences épidémiologiques des premières décennies post-indépendance. La situation actuelle étant la conséquence d’un système de santé qui n’a pas su ou voulu se réformer en se débarrassant de ses archaïsmes, pour s’adapter aux nouvelles réalités de l’Algérie de ce début du XXIe siècle. Il s’agit donc non pas d’un événement conjoncturel mais bien d’un fait structurel. Le rang protocolaire attribué au ministère de la Santé au sein du gouvernement est démonstratif en soi... A l’aide d’exemples simples essayons d’illustrer notre propos. Il s’agit dans tous les cas de motifs de mécontentement de certaines catégories de personnels de santé. Ces élément peuvent paraître à première vue d’importance discutable surtout si on les observe de la planète Mars, mais sont en fait, à nos yeux, symptomatiques de l’inadaptation du système actuel à la période que vit actuellement l’Algérie : le service civil imposé à nos jeunes spécialistes, la revendication par les médecins spécialistes de santé publique d’une carrière propre à eux et enfin l’incapacité de l’administration centrale du ministère de l’Enseignement supérieur à organiser les concours de maîtrise d’assistanat, de maître de conférences et de professeur. Avant d’aborder ses sujets, il serait bon de rappeler que les études de graduation en médecine sont parmi les plus longues qui existent au niveau de l’université algérienne (sept longues années) et ne sont accessibles qu’aux lauréats du baccalauréat de l’enseignement secondaire détenteurs des meilleures moyennes. Après obtention du diplôme de doctorat en médecine, devenir médecin spécialiste nécessite encore non seulement de passer un concours difficile, mais aussi se remettre de nouveau au travail pendant en moyenne cinq années avant d’obtenir le diplôme de spécialité. Contrairement à beaucoup d’idées reçues qui sont erronées, le résident en spécialité n’est pas seulement un «rat de bibliothèque», il est aussi, et surtout, n’en déplaise à beaucoup, un professionnel de santé, docteur en médecine, responsable des actes médicaux qu’il délivre dans les consultations, les gardes médicochirurgicales, et dans l’ensemble de ses activités quotidiennes de soins. Après obtention du diplôme de spécialité, un certain nombre d’entre eux, se sentant la fibre pédagogique, vont alors s’orienter vers une carrière d’enseignant à la faculté de médecine, alors que beaucoup d’autres intéressés seulement par la fonction soignante, et parce qu’ils ne se sentent pas une vocation d’enseignement, vont préférer soit d’embrasser une carrière de médecin spécialiste exerçant dans des structures publiques soit se consacrer à une activité libérale. Toute autre considération en particulier sur la qualité des prestations de soins fournis par les uns ou les autres et qui viserait à différencierait les médecins hospitalo-universitaires des médecins spécialistes de santé publique ou des médecins spécialistes installés en pratique libérale serait un contresens marécageux. Le cursus qui mène à la spécialité est donc long et difficile, et beaucoup de praticiens en provenance de milieux sociaux modestes y compris des couches moyennes sont contraints à de très lourds sacrifices pour parvenir à leurs fins vers l’âge de trente-trente cinq ans (lorsque tout ce cursus se passe pour le mieux pour eux). Après ce bref rappel, abordons les trois points soulevés plus haut. Tout d’abord le service civil. L’abrogation du service civil est depuis son instauration l’une des revendications principales et récurrentes des différentes générations de résidents. De tout temps, cette mesure concernant les spécialistes a semblé injuste, l’Etat donnant l’impression de «préférer le bâton à la carotte» en matière de gestion des affectations des spécialistes à l’intérieur du pays. Pourtant, de nombreuses mesures incitatives auraient pu être mise en œuvre pendant toutes ces décennies. Mesures qui auraient eu pour objectifs de réévaluer la situation socioéconomiques de ces praticiens tout en leur fournissant des conditions de vie et de travail acceptables et dignes de la mission que les autorités semblaient leur avoir assignés. Parmi ces mesures incitatives, la mise en place d’une carrière pour les médecins spécialistes de santé publique (obtenue d’ailleurs au début des années 1980, puis passée à la trappe par miracle quelques années plus tard. Allez savoir pourquoi !). Au lieu de cela les représentants de l’Etat ont de tout temps justifié leur incapacité à gérer les problèmes liés à une couverture sanitaire du pays en présentant de manière démagogique les résidents comme de simples étudiants boursiers redevables vis-à-vis de l’Etat et donc corvéables à merci. Essayant ainsi de les livrer en pâture à la vindicte populaire, en occultant le fait que ces mêmes résidents sont souvent la cheville ouvrière des consultations et des urgences et que si on devait leur payer le juste prix de leurs prestations, ce ne serait pas à eux d’être redevables vis-à-vis de l’Etat mais bien à l’Etat de revoir à la hausse leurs émoluments. C’est dire si le service civil qui leur est imposé est mal vécu par la majorité d’entre eux et en particulier ceux qui viennent des milieux les plus défavorisés vu les sacrifices endurés par eux et leurs familles pour atteindre le titre de médecin spécialiste. Ce qui représente quant même, excusez du peu, bac+12. L’Algérie d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, demander à ces jeunes spécialistes (souvent âgés de plus de trente ans et parfois père ou mère de famille) de se sacrifier encore et encore, alors que tous les jours ils assistent autour d’eux à des enrichissements individuels nombreux et parfois prodigieux, ne peut qu’entraîner un rejet du système. Peut-on reprocher à nos jeunes médecins spécialistes de ne pas être masochistes, et de refuser et de combattre un tel système ? Si de plus, et c’est le deuxième point, le ministère de l’Enseignement supérieur n’est même plus capable d’organiser le concours de maîtrise d’assistanat de manière équitable, et ce, malgré le travail très honorable des doyens, quel avenir pour nos résidents ? Si de plus, même les concours de maîtres de conférences et de professeurs sont organisés de manière discutable, avec des échéances sans cesse reportées, pouvant laisser penser que les reports de dépôt de dossiers des candidats puissent avoir été sciemment organisés pour permettre des passe-droits. Dans une telle situation, où l’organisation des concours concernant l’élite hospitalo-universitaire permet le doute quant à l’équité qui prévaut dans l’organisation de ces concours, comment demander des sacrifices supplémentaires au résident, alors que même son très long terme semble hypothéqué par de sérieuses zones d’ombre. Dans de telles conditions, il est difficile de concevoir le succès d’une politique de santé qui «utilise le bâton à la place de la carotte» pour peupler l’intérieur du pays en médecins spécialistes. Parmi les solutions incitatives réalistes qui peuvent être mises en place si l’on veut réellement que les médecins spécialistes s’installent, y compris dans les endroits les plus reculés du pays, il faut revaloriser la fonction de spécialiste de santé publique en lui reconnaissant le droit légitime d’obtenir un nouveau statut et le réaménagement de sa carrière avec la création de titres spécifiques à sa fonction. Considérer les spécialistes comme les parents pauvres de la médecine hospitalo-universitaire est une insulte aux millions d’Algériens qui sont quotidiennement soignés par eux dans toutes les contrées d’Algérie. Car quel que soit l’endroit où un citoyen est opéré en Algérie, il se doit de l’être de la même façon que celui qui l’est dans le plus grand CHU du pays Algérie. Ceci est un problème d’éthique et d’équité, il ne saurait y avoir de patients du premier collège et d’autres du deuxième… De même que nul médecin ne devrait se considérer être la conscience d’un confrère sous quelque prétexte que ce soit dans la mesure où tout médecin ne devrait n’avoir de compte à rendre qu’à son patient dans le cadre des lois et règlements régissant la relation patient- médecin dans notre pays, et certainement pas à son confrère qui est parfois son plus redoutable concurrent. Pour mémoire, au début des années 1980, suite à un mouvement qui avait alors secoué le corps médical national, il avait été reconnu par l’Etat à cette catégorie professionnelle que constituent les médecins spécialistes de santé publique, le droit de bénéficier d’une carrière de médecin spécialiste des hôpitaux totalement distincte de la carrière des hospitalo-universitaires. Le but à l’époque était de permettre à ces praticiens qui devaient prendre en charge une grande partie des Algériens de pouvoir ambitionner une amélioration de leur statut tant scientifique que social à travers la formation continue et des concours internes au ministère de la Santé. Dans notre vision de l’époque qui est d’ailleurs toujours la nôtre au jour d’aujourd’hui, un spécialiste pouvait ne pas se sentir la fibre pédagogique et l’envie d’enseigner sans pour autant que cela nuise à la qualité des soins qu’il prodigue à ses patients. De même que l’enseignement universitaire se devait d’être rémunéré par le ministère de l’Enseignement supérieur, alors que les activités de soins se devaient de l’être par le ministère de la Santé et les caisses d’assurance. La seule différence entre les opérateurs est que l’un enseigne dans une fac de médecine et ferait de la recherche scientifique et l’autre non. Au nom de quels principes refusait- on à nos praticiens spécialistes de santé publique la possibilité de gravir des échelons d’une carrière sur la base de concours internes qui ne soient pas seulement administratifs ? Au nom de quels principes leur refuserait-on le droit d’améliorer leur niveau d’intervention dans le domaine de la santé de nos populations et de réévaluer leurs conditions socioéconomiques ? Les points soulevés plus haut montrent clairement par la nature des réponses apportées jusqu’à ce jour aux revendications des personnels de santé que sont la suppression du service civile, et la création de carrière de médecins spécialistes de santé publique que les tutelles ne sont toujours pas au diapason de l’Algérie d’aujourd’hui. Depuis la fin des années 1970, l’on assiste en Algérie, à l’instar de ce qui se passe dans le monde, au développement d’un secteur libéral plus ou moins puissant selon les domaines d’activité mais connaissant partout une expansion relativement rapide et se posant de plus en plus comme un concurrent du secteur public. L’ouverture vers le capital privé ne touche pas seulement le médicament, l’instrumentation, le consommable et les équipements mais l’ensemble des fondamentaux d’une politique nationale de santé publique. L’existence d’un secteur médical libéral est donc un phénomène consubstantiel à tous les autres changements qui prévalent dans la vie économique et sociale de notre pays. Toute réflexion sur la santé publique doit donc nécessairement prendre en charge et intégrer tout les aspects concernant ces mutations sans se contenter de «non-dits», c’est dire combien le pragmatisme devrait être de rigueur dans la gestion de l’ensemble des carrières des personnels de santé et non pas seulement pour quelques exceptions. Par ailleurs, du fait des évolutions scientifiques et des révolutions technologiques qui se succèdent très rapidement outre-Méditerranée, il existe un fossé qui ne cesse de croître entre le Nord et le Sud (le plus souvent fondé sur la fracture numérique). L’innovation en matière de santé est extrêmement onéreuse, la maîtrise de ces nouvelles techniques nécessite donc non seulement une veille permanente et un recyclage fréquent, mais aussi des budgets de plus en plus importants. Il est donc essentiel, du fait de la très faible réactivité du secteur public national à toutes ses évolutions, de revoir le mode de gouvernance actuel du secteur de la santé. Une bonne gouvernance impose la nécessité d’une souplesse dans la gestion des moyens et des hommes aux niveaux administratif, technique et financier. Elle se doit d’être en harmonie avec le niveau socio-économico-culturelle de la société dans laquelle elle s’exerce. Pour atteindre les objectifs d’une bonne gouvernance, une déconcentration des pouvoirs et une décentralisation de la gestion du secteur de la santé par son administration centrale est devenue incontournable. Décentraliser la gestion des programmes de prévention, décentraliser la gestion du médicament, décentraliser la formation médicale continue, introduire les comptes nationaux de la santé, introduire une coopération loyale et non politicienne avec la société civile et ses associations… devraient être des objectifs à court terme si l’on veut sortir rapidement de la mal-gestion qui prévaut dans le domaine de la santé depuis tant d’années. Un ministère et/ou un ministre quelles que soient ses compétences ne peut plus tout gérer dans le monde de la santé actuel (médicament, équipements, personnels, programmes de prévention…) C’est pour toutes ces raisons qu’à un moment ou un autre, il faudra choisir entre avoir un ministère de la Santé «débureaucratisé», visionnaire, se projetant dans l’avenir, architecte, planificateur et maître d’œuvre de la santé des Algériens de demain, ou un ministère de la Santé petitement «bureaucratisé», englué dans le quotidien des comprimés à importer et redistributeur de la rente pétrolière et gérant la santé des Algériens au jour le jour. Pour le bien de l’Algérie de demain, la bonne gouvernance du secteur de la santé en Algérie aurait voulu que si un jour la question du choix énoncé ci-avant devait enfin se poser que la raison l’emporte et que ce soit la première hypothèse qui soit retenue. Quand au plan de lutte contre le cancer, nous l’attendons toujours… Tout en souhaitant aujourd’hui que sa gestion soit confiée à une «agence nationale contre le cancer»
A.S.

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