Actualités : Reportage
BORDJ MENAÏEL
À défaut d’un développement durable, une révolte permanente


Chômage, précarité, délinquance, mauvaise gouvernance locale ; Bordj Menaïel connaît, depuis plusieurs mois, une révolte quasi permanente de sa jeunesse délaissée.
La ville, qui fut — il est peut-être utile de le rappeler — le fief du chef de guerre Krim Belkacem bien avant 1954, devient de jour en jour un véritable ghetto. Les anciens Menaïlis le constatent : il faut relire le côté obscur de l’histoire tourmentée de notre pays pour s’apercevoir que cette marginalisation, préméditée et exécutée avec ténacité par des forces de l’ombre, remonte à loin. Les historiens nous enseigneront sans doute un jour que son architecture sociologique a été délibérément désarticulée. Cette altération sociologique a été suivie de la destruction de repères politiques régionaux. L’éradication du riche potentiel culturel, avéré dans le secteur du théâtre, est l’ultime étape. Rappelons-nous, c’est à Bordj- Ménaïel, pas très loin du mont Sidi-Ali Bounab, qu’ont été perpétrés les premiers crimes terroristes au centre du pays et c’est paradoxalement dans la commune limitrophe de Bordj, par l’est, Laâziv, au pied du fameux massif montagneux cité plus haut, que se sont levés les premiers patriotes de la wilaya de Boumerdès pour faire face aux islamistes armés. Les salafistes ne sont pas les seuls à s’acharner sur cette grande agglomération de la Basse-Kabylie. En effet, pour des raisons de géopolitique nationale, d’autres forces obscures ont œuvré, bien avant l’intrusion des islamistes radicaux, pour mener à bien cette œuvre de destruction. Un exemple concret et d’actualité : la JSBM (Jeunesse sportive de Bordj- Menaïel), jadis symbole de ralliement de la jeunesse locale, qui jouait d’égal à égal contre la JSK, le MCA, l’ESS et autres CRB, est en bonne voie pour une disparition certaine. Cette agglomération de la Basse- Kabylie accumule des problèmes et des échecs alors qu’aucune lueur n’éclaircit son horizon. Une réalité saute aux yeux ; la régression est en marche. Nous avons sillonné les rues de ce «mégavillage» durant deux jours. Diagnostic : effarant !
Peu d’illusions pour la jeunesse
«Ce pays ne nous a rien donné, nous manifestons donc pour exiger notre part du pétrole. 12 000 DA ce n’est rien mais c’est toujours ça d’arraché au gouvernement », nous disaient des jeunes Ménaïlis lorsqu’ils ont envahi, il y a quelques semaines, la direction de l’emploi de Boumerdès, exigeant l’attribution de contrats de travail pour tous les sans-emploi de la commune. Ils étaient nombreux, au contraire du taux de chômage que livrent périodiquement les instances locales. Pour ces manifestants, ces «contrats» ne sont exclusivement qu’un moyen d’avoir un revenu, sans plus. La question de «contrat de travail» n’est que l’habillage administratif de ce moyen pour empocher «leur part de la rente». D’ailleurs, les chômeurs de Bordj n’ont, singulièrement, pas cessé de harceler, bien avant les fameuses journées de janvier 2011, les pouvoirs publics pour obtenir gain de cause. Leur dernière sortie dans la rue date du 24 avril dernier afin de couper pour la énième fois la RN12 Boumerdès/ Tizi-Ouzou). Ils exigeaient tout simplement le payement des indemnités allouées par le biais de ces contrats. Ce bras de force est révélateur quant au climat politique qui prévaut dans la région. Ces jeunes, ils nous l’ont dit, ne se font aucune illusion sur ce que pensent d’eux et de leur région les hauts dirigeants du pays. Ils nous rappellent à l’occasion les péripéties de la visite, après le séisme du 21 mai en 2003, de l’ancien ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni. Cette visite s’était effectivement très mal terminée avec les jeunes de la localité. Il est, par ailleurs, de notoriété publique que la rupture politique entre les deux parties (jeunesse et hauts dirigeants) est largement consommée, et ce, depuis bien longtemps. C’est ce climat sur lequel se greffe lourdement la crise économique, sociale, politique et sécuritaire que supporte quotidiennement cette municipalité de 80 000 habitants.
Pauvreté et promiscuité urbaine : situation explosive
Certes, ce sont probablement des raisons économiques et de justice sociale qui ont poussé les jeunes Algériens à la révolte, mais dans certaines localités, à l’instar de celle de Bordj-Menaïel, la gouvernance locale déliquescente, par ailleurs largement démontrée, a poussé à son paroxysme la colère des émeutiers. Pour rappel, les jeunes Ménaïlis ont commencé leurs manifestations de rue, bien des semaines avant le fameux mercredi de janvier 2011. Les jeunes manifestaient pour exiger un peu d’équité et la transparence dans la répartition des postes de travail. Malheureusement, d’autres problèmes aussi graves les uns et les autres ne sont pas encore pris en charge. A Bordj-Menaïel, l’exode rural causé aussi bien par la situation sécuritaire très instable que par la pauvreté dans les zones du piémont met la population dans une promiscuité étouffante. Les normes urbanistiques ne sont plus respectées. De plus, l’extension de la ville sera contrariée par la géographie. Au volet social, les chiffres optimistes que délivrent les instances officielles régionales sur la population – hommes et femmes — demandeuse d’emplois, sont malheureusement démentis par l’amère réalité du terrain. Le taux de chômage est très élevé à Bordj Menaïel. Pour avoir une idée plus proche de la réalité, il suffit tout simplement de tenir compte des statistiques du nombre d’émeutiers qui manifestent pour un emploi. Pour plusieurs raisons, la région de Bordj-Menaïel, comme le sont singulièrement toutes les communes de la partie orientale de la wilaya de l’ex-Rocher noir, est désarmée pour faire face à ce fléau. Le système éducatif et de la formation ne produisent pas une main-d’œuvre ayant un minimum de compétences. Lors des résultats du baccalauréat, par exemple, l’on n’a presque jamais vu émerger un établissement scolaire de Bordj-Menaïel. Les investissements industriels créateurs d’emplois sont quasiment nuls et cette disette dure depuis des décennies. La zone industrielle implantée à l’ouest de la ville a été d’abord un champ de trafic de foncier dans les années 1980 et la décennie noire qu’organisaient en tout impunité des individus et des responsables qui ont squatté la sinistre EGZIB (entreprise de gestion des zones industrielles de Boumerdès). Cette entreprise de partage de centaines de milliers d’hectares dans les zones industrielles allant de Rouiba à Dellys a été dans dissoute dans des conditions obscures et illégales. La zone industrielle de Bordj-Menaïel est en abandon et la majorité des hangars érigés sont vides et les voies d’accès sont devenues des marécages. La commune de Bordj-Menaïel souffre, comme bizarrement les municipalités de tout l’est de la wilaya de Boumerdès, d’insuffisance de revenus. S’agissant des enveloppes et des projets affectés par l’Etat aux collectivités locales, il y a un déséquilibre entre les deux parties de la wilaya de Boumerdès. Celui-ci apparaîtra sûrement dans diverses rubriques budgétaires de l’administration. Il ne faudrait pas compter sur l’administration pour publier ces chiffres.
Saleté et anarchie
La marginalisation de la ville est visible à l’œil nu. Il suffit d’y faire une virée pour mesurer le drame. A Bordj- Menaïel, saleté et détritus submergent la ville atteignant un seuil alarmant. La ville de Bordj est par défigurée. «Cette situation découle d’un laisser-aller érigé comme mode de gestion», fulminent les citoyens de la ville. Le terme dramatique n’est pas excessif. Il suffit de faire un tour en ville pour mesurer le degré de détérioration du cadre de vie. Dans toutes les rues et à proximité des cités populaires, des tas d’ordures s’entassent et ternissent la vue. Ce qui expose les habitants aux épidémies et autres maladies. Avant, la ville était sale mais on enregistre présentement une aggravation due au conflit entre l’administration communale et les citoyens résidant dans les environs de la décharge de Tizi N’Ali N’Slimane au sud de la commune. Les contestataires empêchent les camions de la commune de décharger les ordures. Il semblerait que ces habitants aient reçu une promesse ferme, lors de la campagne électorale, pour que cette décharge soit fermée. «Au maire d’assumer son engagement devant la population», assène un habitant de Tizi N’Ali N’Slimane. Actuellement, les services communaux enlèvent les quantités d’ordures qu’ils peuvent et déchargent où ils peuvent dans l’attente de l’ouverture d’un centre d’enfouissement intercommunal dans la région. Un autre phénomène scandalise la population. Celui-là détruit le tissu urbain, met en danger la sécurité de la ville et laisse se développer l’anarchie dans le centre urbain. Il s’agit de l’occupation illégale des lieux publics et de la construction de sommaires espaces appelés pompeusement «centres commerciaux ». Les trottoirs de la ville sont quasiment squattés et des constructions illicites sont érigées sur ces lieux communs en toute impunité. De véritables bidonvilles s’installent sur les trottoirs au vu et au su de toutes les autorités. Devant ce laxisme, des commerçants versés dans l’informel sont allés jusqu’à interdire la circulation automobile dans plusieurs rues de la ville ; c’est le cas de la rue Abdellah-Akrouf. Des centres commerciaux s’érigent depuis des années, dans l’illégalité absolue, devenant des poudrières. L’un d’eux a flambé, il y quelques mois, en quelques minutes. Fort heureusement, l’incendie qui a ravagé une cinquantaine de échoppes s’est déclenché au début de la nuit. Il aurait pu causer une hécatombe. Le propriétaire de ce marché clandestin n’a pas été inquiété. «A Bordj-Menaïel, il suffit d’un peu d’audace pour s’accaparer un espace public et ériger un bidonville sur le trottoir ou construire une habitation. C’est la politique de bazar avec la saleté, l’anarchie et le risque d’incendie en plus dans notre ville. Certains font usage de menaces, voire de violence, contre les responsables et les élus pour imposer leur fait accompli dans la ville», se lamente un citoyen qui voit sa ville devenir un dépotoir et où le fait de penser au respect de la loi ou d’un meilleur cadre de vie relève désormais de la folie. C’est le constat que pourra faire aussi le commun des mortels. Or, la commune est en possession d’espaces qu’elle pourrait réserver aux petits commerçants pour mieux organiser la ville. Un hangar a été aménagé pour 80 places mais, depuis 18 mois, rien n’a été fait pour affecter ces espaces. A-t-on peur de découvrir que les places commerciales ont été distribuées pour des éléments des réseaux des rabatteurs politiques et autres baltaguias ?
Sectarisme ?
Nous aurions aimé entendre les réponses du P/APC concernant des accusations aussi graves, comme par exemple celle pour laquelle il est mis à l’index par ses administrés et des élus opposés à sa gestion. Nous lui avions remis à cet effet des questions par écrit. Et pour cause, en plus de la gestion, jugée par ses pourfendeurs de chaotique, ces derniers l’accusent également de sectarisme. Les opposants au maire Abour Karim, élu sur la liste du HMS, ne se sont pas privés de nous monter ce qu’ils considèrent comme la preuve. Ils nous ont fait visiter le quartier Oued Besbes et la rue Bounour Lounès pour étayer la preuve de leurs assertions. Pour eux, la commune a pris en charge la réfection des routes donnant accès aux domiciles des élus et des militants du HMS, alors que les autres sont quasiment détériorées. A divers endroits de l’agglomération, les rues sont effectivement impraticables. Nous avons fait ce constat, particulièrement au seuil du portail de l’école des non-voyants. Il est néanmoins vrai que cette détérioration ne date pas seulement de la prise de pouvoir des islamistes au niveau de cette municipalité. «Mais elle s’est aggravée !» lance un élu à qui nous avons formulé cette remarque. La prise en charge de l’ouverture d’une route menant au lotissement d’un privé est l’autre sujet d’une vive critique à Bordj. Citoyens et élus ne décolèrent pas. «Certains lotissements de la commune sont sans viabilisation depuis leur affectation aux bénéficiaires en 1980», notent les détracteurs du premier magistrat communal, qui précisent par contre que 5 millions de dinars ont été dépensés sur le budget communal au bénéfice des heureux habitants du lotissement privé mis en cause.
Une gestion contestée
Citoyens et élus de l’opposition que nous avons contactés sont unanimement intrigués par cette affaire de saccage et de destruction du parc communal lors des émeutes de janvier. Ce lieu sommairement clôturé sert d’espaces de stationnement de véhicules et de stockage des marchandises et des équipements. Selon nos informations, des ustensiles de cuisine, des téléviseurs et autres équipements ménagers ont été, entre autre, dérobés. L’opinion publique de Bordj- Menaïel se pose moult questions au sujet de cette affaire. «C’est la seule commune, du moins dans la wilaya de Boumerdès, qui a vu une structure de la municipalité ciblée par des émeutiers», observent nos interlocuteurs. Plus soupçonneux, un élu dira : «Le parc a été incendié le troisième jour de l’émeute par des individus qui ont effectué relativement un long déplacement pour arriver sur place. Par ailleurs, cet incendie aurait été une occasion d’éliminer bien des informations trop gênantes.» Cette situation suspicieuse est confortée par l’enquête que mènent les policiers de la brigade économique de la Sûreté de wilaya de Boumerdès. Les policiers se renseignaient, bien avant les émeutes, sur plusieurs volets de la gestion, notamment les entrées et les sorties des marchandises dans ce parc communal, et cet important lot de bois de construction remis à un entrepreneur. Cette enquête est déclenchée à la suite d’une lettre, dont nous détenons une copie, que 7 élus (1HMS, 4 FLN, 1 FNA, 1 FFS) sur les 15 que compte l’assemblée ont remise au wali Kamel Abbès, lequel l’avait transmise au parquet de Boumerdès. Par ailleurs, l’exigence émise par les mêmes représentants populaires demandant, par écrit (une copie est en notre possession), au PAPC de leur remettre des documents relatifs à la gestion de la commune augmente la suspicion. Il est question dans la liste de ces documents demandés de bons de commandes, de factures, de la liste des bénéficiaires d’aides en matériaux de construction et du couffin du Ramadan. «Dans la liste d’attributaires du couffin du Ramadan récupérée par les policiers, la majorité des attributaires sont des employés communaux qui n’ouvrent pas droit. Certains bénéficiaires ont pris chez les commerçants du camembert et autres produits de luxe payés sur le budget de la commune», dit un élu. Sur ces accusations, le P/APC n’a pas donné suite à nos questions. Nous avons aussi demandé, dans le même écrit, le montant dépensé pour l’acquisition et l’installation de 12 aires de jeux. Le mobilier destiné aux jeux d’enfants est détérioré. Ce que dénoncent des membres de l’assemblée dans leur lettre adressée au wali. Dans certains endroits, effectivement, ce mobilier constitue désormais un danger pour les bambins. Ces aires de jeux ont été installées, comme nous l’avons constaté dans plusieurs endroits, sur des terrains vagues. Citoyens et élus locaux reprochent en outre à leur maire le désintérêt par rapport aux doléances de ses administrés. Combien de fois avons-nous entendu : le maire ne reçoit personne ? La ville de Bordj-Menaïel est dans le brouillard. Elle n’a aucun repère pour s’en sortir, parce qu’elle ne s’insère ni dans un projet régional ni dans un projet national. C’est malheureusement le sort de bien d’autres localités algériennes.
Abachi L.

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