Culture : ENTRETIEN AVEC RAMDANE LASHEB
Les chants de guerre des femmes kabyles au service de la r�sistance et de la m�moire


Bien qu�elle soit repr�sentative d�une r�alit� socioculturelle et qu�elle constitue un t�moignage sur une p�riode donn�e de notre histoire, la po�sie f�minine chantant la guerre de Lib�ration a rarement, sinon, pas du tout �t� abord�e par les chercheurs en Alg�rie. Titulaire d�une ma�trise en sciences de l��ducation de l�universit� de Paris 8, Ramdane Lasheb m�ne une recherche sur l��ducation au patrimoine culturel. Auteur d�un recueil de po�sie f�minine sur le th�me de la guerre de Lib�ration nationale, Ramdane Lasheb fait figure de pionnier. Son ouvrage est un t�moignage sur la guerre de Lib�ration nationale � travers le regard des femmes.
Le Soir d�Alg�rie : la po�sie f�minine de la guerre de Lib�ration nationale a �t� rarement abord�e par la recherche universitaire, qu�est-ce-qui a suscit� votre int�r�t pour un tel sujet ?
Ramdane Lasheb :
je m�inscris dans la sauvegarde du patrimoine culturel immat�riel depuis un bon bout de temps. Je suis d�abord parti pour une monographie du village Tala Khelil. C�est lors de mes investigations sur le terrain que je me suis rendu compte de la quantit� et de la qualit� de cette po�sie de guerre. La po�sie de la guerre de Lib�ration nationale est un genre qui n�a pas suscit� beaucoup d��crits et pas suffisamment d�int�r�t de la part des universitaires. Il n�en demeure pas moins qu�elle est l�une des formes d�expression populaire de la litt�rature orale qui est l�expression globale de la communaut�. D�extraction villageoise, f�minine et �na�ve�, comme on dit, cette po�sie traduit les pr�occupations, les besoins, les r�ves et les valeurs de cette derni�re. En quelque sorte, elle est son miroir authentique. Ce type de po�sie pr�serve la m�moire de la communaut�, et ce, au fil des ann�es et des g�n�rations.
Le recueil, la transcription et l�analyse du corpus �tudi� est un travail de longue haleine et qui n�a pas �t� fait sans difficult�. Peut-on savoir, justement, les �cueils auxquels vous avez fait face ?
En effet, ce travail sur les chants de guerre de la femme kabyle nous a pris beaucoup de temps. Ce genre de projet n�cessite un grand investissement, du temps et beaucoup de patience. L�investigation sur le terrain m�a permis d�abord de collecter aupr�s des femmes d�positaires 81 po�mes qui constituent le corpus. Il m�a fallu plusieurs entrevues avec ces femmes d�positaires pour en collecter le maximum. Ces po�mes ont �t� d�abord enregistr�s sur magn�tophone puis transcrits en tamazight et traduits en langue fran�aise. Apr�s cela, ces po�mes �taient soumis � une analyse th�matique o� j�ai privil�gi� l�approche historique. L�analyse th�matique des po�mes crois�s des lectures ont donn� l�ouvrage que vous connaissez Chants de guerre des femmes kabyles publi� par les �ditions L�Odyss�e de Tizi-Ouzou en 2010. Et les premiers po�mes enregistr�s remontent � 1992. On mesure bien le temps que ce projet a pris pour voir le jour. Le travail de la sauvegarde de notre patrimoine culturel immat�riel est un travail de longue haleine, qui n�cessite du temps, de la patience et de la rigueur dans le travail.
Quels sont les enseignements qu�on peut tirer de ce genre de textes ?
Dans mon ouvrage, j�ai privil�gie l�approche politique de r�sistance et historique. Il n�en demeure pas moins que cette po�sie offre une multitude de champs de recherche anthropologique, historique, psychosociologique, linguistique� Ces chants de guerre ne peuvent �tre appr�hend�s sous un seul angle. Pour mieux les �tudier, il faudrait les appr�hender dans leur complexit� avec une approche multi-r�f�rentielle, multidisciplinaire. A travers la po�sie f�minine villageoise, c�est toute la soci�t� traditionnelle kabyle qu�on peut d�couvrir : son code ancestral et sa division sociale. La po�sie f�minine villageoise est anonyme. Les femmes productrices n�assument ni ne revendiquent la paternit�. Et c�est ce que nous avons pu v�rifier lors de nos enqu�tes et recherches sur le terrain. A la question par exemple qui �tait l�auteur des po�mes ? Les femmes sont unanimes � r�pondre : D Nekti akk (c�est nous toutes). Cette r�ponse nous am�ne � nous interroger sur la place qu�occupe la femme dans la soci�t� kabyle traditionnelle d�avant-la guerre.
Pourquoi cet anonymat, cet effacement du � je � individuel au profit d�une instance collective ?
La question nous renvoie directement justement � la place qu�occupe la femme kabyle dans la soci�t� traditionnelle. Tout comme son statut de domin�e d�volu � la femme dans notre soci�t�, l�expression po�tique de la femme kabyle traditionnelle n�est pas reconnue en tant qu�expression singuli�re. Elle n�est pas reconnue comme auteur de sa production. �Les femmes n�ont pas la propri�t� de leurs pens�es. L�expression singuli�re d�une po�tesse se confond d�embl�e avec l�expression collective domin�e par l�ordre �tabli.� Cette citation d�un auteur c�l�bre r�sume parfaitement l��tat d�esprit, la mentalit� dans la soci�t� traditionnelle kabyle. Ce faisant, celles qui ont omis cet ordre ont �t� oblig�es non seulement de quitter le groupe et de s�exiler mais aussi de changer de nom � l�exemple des premi�res chanteuses kabyles comme Hnifa, Bahia Farah, pour ne citer que celles-ci. Par ailleurs, il existe des femmes po�tesses accept�es par le groupe mais ce sont toutes des femmes qui sont vers�es dans �une th�matique en ad�quation avec les valeurs reconnues du groupe : religion, morale, �pop�e.� Ainsi, dans la soci�t� kabyle traditionnelle, on distingue la po�sie du haut, c'est-�-dire celle des valeurs que les hommes repr�sentent, et la po�sie du bas ou po�sie f�minine anonyme, que les femmes repr�sentent. Ces distinctions, on les retrouve dans l�espace social, et elles sont projet�es dans l�espace g�ographique, telles que tajm�t (espace masculin) et tala (espace f�minin).
Oui, mais les choses ont quand m�me �volu�. La rupture est due � quoi ?
La guerre. Le passage � la production po�tique singulier de la femme kabyle s�est fait progressivement et l�apparition des premi�res femmes dans le chant kabyle fut par �tapes. y a d�abord la constitution des groupements ou de petits ensembles (tirebba) de femmes jusqu'� la chanteuse individuelle. Mais la v�ritable rupture s�est faite avec ou gr�ce � la guerre de Lib�ration. Celle-ci fut un tournant dans ce passage de l�instance collective au �je�, � l�expression individuelle. La femme, en ex�cutant les chants de guerre devant les maquisards, transgressent le code social. Ainsi, ce moment de la guerre va op�rer au sein de la soci�t� kabyle, d�abord un changement de l�espace de la femme, ensuite un changement de son statut. Ainsi, les po�tesses se singularisent et s�affirment sans aucune g�ne. Le tabou est bris� une fois pour toutes � l�ind�pendance de l�Alg�rie.
Mais la d�clamation de ces po�mes qui sont des r�cits �piques, glorifiant les faits de guerre et la bravoure des maquisards, c�est aussi une forme de r�sistance, m�me si on retrouve des femmes engag�es �physiquement � dans la guerre ?
Tout � fait. L�engagement de la femme dans cette guerre est important. Ainsi, la Wilaya III �merge avec une participation f�minine tr�s �lev�e : 35% des militantes pour 17,4% de la population. Si la femme ne manipule pas les armes, on la retrouve par contre impliqu�e dans d�autres secteurs, assurant la logistique pour les maquisards. Elle est dans les renseignements et dans les liaisons ; elle soigne les maquisards bless�s, elle s�occupe du ravitaillement et m�me des refuges. Mais la composition de ces po�mes puis leur d�clamation dans des circonstances particuli�res prennent une importance significative indissociable de la guerre. C�est une forme de r�sistance. Sans doute de fa�on innocente, la femme participe aussi � la propagande du FLN par sa production de po�sie de la guerre. Ainsi, elle est � la fois l�agent principal de production et de transmission de celle-ci. Les ex�cutions, le sang qui a coul� et les larmes qui sont vers�es, ont inspir� plus d�une femme. Un nombre important de po�mes relatant la vie dans le village, les diff�rents accrochages et batailles avec des d�tails saisissants sont le fait de ces femmes. Les maquisards y sont honor�s et les ralli�s sont bl�m�s, comme l�illustre ce po�me (1)
Au-del� de leur r�le politique, il y a une dimension psychologique que l�on peut attribuer � ces po�mes qui assurent pour ainsi dire une fonction th�rapeutique, une sorte de th�rapie de groupe, du fait de leur d�clamation en public ?
Cette po�sie est n�e dans le contexte de la guerre et pour la guerre. Elle est l��uvre collective de femmes analphab�tes. Les pi�ces sont chant�es ou d�clam�es en solo ou en groupe. L�auditoire est en parfaite communion et les po�mes sont beaucoup appr�ci�s et admis. Pendant la guerre de Lib�ration, cette po�sie assurait un r�le politique de r�sistance. Les femmes en chantant ou en d�clamant ces po�mes apportent un soutien moral aux r�sistants et font mobiliser et galvaniser les troupes de l�ALN. Je cite Djoudi Attoumi qui apporte ce t�moignage : �Un moudjahid qui entend des youyous ou des po�mes de guerre se prend pour un char d�assaut capable de foncer b�tement sur l�ennemi�. L�aspirant �A�ssa le Blind� nous a avou� que lorsqu�il entend les femmes chanter des po�mes de guerre, il perd la t�te pour foncer droit (sur l�ennemi) en tirant debout sur les positions ennemies.� C�est pourquoi, ils sont parfois utilis�s � des fins politiques et de propagande pour d�velopper la prise de conscience nationale : lors des campagnes de sensibilisations, le responsable politique fait appel � ces femmes pour les chanter. Fonction th�rapeutique ? Je ne peux le dire. Ils permettent peut-�tre aux familles de martyrs de faire leur deuil. Ces po�mes apportent, en tout cas, un soutien moral aux familles des maquisards. (2)
Ces productions orales n�ont pas fait l�objet de fixation graphique, pourtant, on ne peut occulter le r�le d�auxiliaire de l�histoire et de pr�servation de la m�moire ?
Oui, aujourd�hui, plus que jamais, la fonction historique pr�domine. La po�sie de guerre est importante non seulement par son nombre mais aussi par ce qu�elle repr�sente en tant que document historique. C�est un t�moignage qui servira dans l��criture des �v�nements. Comme souligne M. Benbrahim Benhamadouche : La po�sie orale kabyle de r�sistance est une po�sie historique, parce qu�elle prend son origine dans une historicit� certaine ; elle est n�e d��v�nements historiques v�cus.� De nos jours, rares sont les femmes qui les ont conserv�s. C�est pour cela qu�on fait appel � celles qui les ont v�cus et chant�s, car il n�y a pas eu de transmission avec la nouvelle g�n�ration. Ainsi, �ces po�mes conservent un statut privil�gi�. Ils ne sont r�cit�s et chant�s que lorsqu�il s�agit d��voquer une situation historique marquante.� Ils sont rest�s fig�s dans leur temps, loin de toute manipulation. Ils sont rest�s authentiques, ce qui fait d�eux un �l�ment incontournable pour l��criture de l�Histoire. La litt�rature orale en g�n�ral et la po�sie de guerre en particulier deviennent donc l�auxiliaire de l�Histoire. A ce propos C. Lacoste Dujardin soutient que �(�) non seulement elle peut constituer un document historique, mais elle peut �tre aussi comme une production historique, comme une histoire faite par ses producteurs �. La po�sie de la guerre permet la description de l��v�nement tel qu�il est v�cu. (3)
Pour conclure ?
La po�sie f�minine chant�e de la guerre de Lib�ration nationale est une po�sie spontan�e est n�e dans la guerre et pour la guerre. Si pendant la guerre la fonction premi�re est celle r�sistance, aujourd�hui par contre, elle nous offre une fonction historique. Ces savoirs f�minins font partie d�un patrimoine oral en extinction, ils s��teignent avec la disparition des derniers d�positaires. Ces derniers h�ritiers spirituels, pour reprendre l�expression de Rabia, constituent des biblioth�ques vivantes et un tr�sor inestimable pour chercheurs (anthropologues, linguistes, historiens et autres)� Il est temps donc de happer les derniers d�positaires avant que le temps ne les happe.
Propos recueillis par Sa�d A�t M�barek

Po�mes illustratifs en version kabyle et fran�aise cit�s dans l�entretien
(1) Win yellan d axabit
Ncallah leqder-is yeyli
Cfant ula d lxallat
Lbatel ixdem idelli
Ma yemmut yeyba yisem-is
Ma yedder leqder ur t-is�i
Le tra�tre
Celui qui fut un tra�tre
Par la volont� de Dieu, il serait sans honneur
Les femmes se rappellent
Du mal qu�il avait fait
Mort, son nom serait ignor�
Vivant, il serait sans honneur.
(2)Tilawin n yimjuhad
Berkemt iciddi lfuda
Irgazen-nkent deg udrar
Lmitrayuz a tesqaqa
Rebbi ad kem-isebbar a yemma-s
Ad am-d-yawi luriya
Femmes des maquisards
O femmes des maquisards !
Cessez de vous lamenter
Vos hommes sont aux maquis
La mitrailleuse � la main
Dieu r�conforte la maman
Son fils est parti pour la libert�.
(3) La�ak ikkren di sse a
Ay teqwa lmuta
Kul yiwen isridim yezri-s
Yiwen yuli tazemmurt
Yewwet-d yer tmurt
Di sse�a idda le�mer-is
Yersa abernus n lubar
Aqrab ye��ur d lakis
Wwin-t yer Lareb�a
A ttqelliben tamurt-is
Comme un �clair
Comme un �clair, l�accrochage
Fut meurtrier
Tout le monde fut touch�
Sur un olivier, un rescap�
Riposta vainement
Car il rendit l��me sur-le-champ
V�tu de burnous de poils de chameau
Dissimulant ainsi l�argent du front
A Larba, on cherchait � l�identifier.





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