Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Le coup de colère de Georges Corm
Par Ammar Belhimer
[email protected]
Les Algériens connaissent bien Georges Corm, ancien ministre des
Finances du Liban et universitaire spécialiste de l’économie et de
l’histoire, pour l’avoir reçu et apprécié plusieurs fois à Alger. Ils
connaissent peut-être moins son jeune éditeur algérois Apic, qui
commence à s’imposer en nous restituant les derniers travaux
d’intellectuels de renom — il a également édité Edward W. Saïd et Samir
Amir – sur des questions d’actualité. Le dernier livre de Georges Corm,
«Le nouveau gouvernement du monde : Idéologies, structures,
contre-pouvoirs » (*), revient sur ce qui s’apparente à la tarte à la
crème la plus consommée du moment : la globalisation et la
mondialisation de l’économie et des sociétés. Aux yeux de l’auteur,
globalisation et mondialisation ont induit «des platitudes de plus en
plus monotones et répétitives» sur leur exigence. A ses yeux, ces
concepts reflètent plutôt «l’effondrement de la cohérence et de la
cohésion des espaces économiques qui abritent les sociétés diverses
peuplant la planète». Un processus qui ne date pas d’aujourd’hui mais
remonte au XVIe siècle, avec la conquête des Amériques et la
colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie. Le
néolibéralisme n’a fait qu’amplifier le phénomène par le démantèlement
des protections qui régulent les échanges de biens et services et les
mouvements de capitaux. Georges Corm commence par décortiquer les
fondements dogmatiques du néolibéralisme qui légitiment la globalisation
et occultent ses méfaits. A ce titre, il met l’accent sur la logique du
monétarisme, fondement premier de la pensée néolibérale prêchée depuis
les années 1960 par l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006),
et le lien artificiel qui le rattache à la notion de liberté. La
dogmatique monétariste se nourrit aux deux mamelles de la lutte contre
l’inflation et de la stabilité des prix ; le taux d’intérêt qui assure
la rémunération du capital devant toujours être supérieur au taux
d’inflation. La politique monétaire se trouve alors réduite «au simple
maniement des taux d’intérêt pour réguler la quantité de monnaie en
circulation, tous les autres instruments classiques de gestion
macroéconomique du crédit et de la monnaie étant considérés comme
contraires au principe de la liberté économique ». Le dragon «inflation»
n’a pas été pour autant vaincu. Les dix commandements du néolibéralisme,
juridiquement codifiés dans le Consensus de Washington, relèvent
réellement de l’ordre du sacré, avec tout ce qu’il draine comme rites
religieux, fanatisme et intolérance. A cet égard, le livre culte de
Friedman, «Capitalisme et Liberté», constitue toujours la bible de
l’économie libérale. Ces commandements ont notamment légitimé
«l’émergence d’une économie de rente, de gaspillages massifs, de
spéculations financières échevelées et de corruption, mais aussi
d’injustice flagrante». Les autres incidences de la dogmatique
monétariste résident dans la «dégénérescence de l’enseignement de
l’économie et ses conséquences dramatiques dans le monde de la
production, des échanges et des finances», ainsi que de «la culture
critique ». L’enseignement académique de l’économie – stéréotypé et
homogénéisé à l’échelle mondiale – prétend accéder au statut de «science
dure». Une tendance confortée par l’avènement à partir de 1969 d’un
«prix Nobel d’économie » dont les lauréats endossent majoritairement «la
dogmatique néolibérale et font usage jusqu’à l’absurde de la
mathématisation des comportements économiques». Milton Friedman a été
couronné par ce prix en 1976, deux ans après Friedrich Hayek, auteur de
«La Constitution de la liberté», lui aussi penseur néolibéral. Avec eux,
les croyances néolibérales s’imposent «sous le voile d’une science
incontestable, car «mathématiquement» garantie ». Les dogmes néolibéraux
et la mathématisation de l’économie participent de «la financiarisation
de l’économie et de sa gestion aveugle, au moyen de modèles
économétriques et de logiciels, des risques nouveaux créés par le monde
globalisé de l’incertitude et de la dérégulation». Une telle dogmatique,
déplore l’auteur, a abouti à des «débats circulaires » qui «restreignent
le champ de la discussion à des questions obsessionnelles et sans
pertinence (…) : le rôle (toujours à réduire) de l’Etat dans l’économie,
la (nécessaire) flexibilité des salaires, l’adaptation (à la baisse) des
régimes de retraite ou l’impact (évidemment nocif) de la fiscalité sur
l’amélioration du «climat des affaires», objectif essentiel du bonheur
économique de l’humanité». Un tel développement conduit à contraindre
«deux débats économiques aux enjeux majeurs pour l’avenir de l’humanité,
celui du réchauffement climatique et celui des causes de la persistance
de la pauvreté. Cependant que de nouveaux débats oiseux ont été créés
par l’idéologie néolibérale, celui des rémunérations des traders de
banque et celui de la lutte contre le blanchiment d’argent et les
paradis fiscaux, débats qui évitent que les bonnes questions soient
posées sur ces deux problèmes». Dans ce contexte, les Etats sont appelés
à s’éloigner de la mise en œuvre de l’équité et de la justice sociale,
mission désormais dévolue aux «organisations caritatives traditionnelles
ou aux nouvelles ONG des milliardaires de la globalisation qui prennent
le relais». Il s’ensuit «une perte du sens du bien public et, en
conséquence, celle du respect de l’Etat comme garant de l’intérêt de la
collectivité». De même que le «sentiment d’appartenance citoyenne se
dilue ; les allégeances se décomposent et se recomposent en faveur des
nouvelles forces sociales associées au renforcement du pouvoir
mondialisé». Corm se refuse enfin à laisser aux seuls experts financiers
ou scientifiques du climat, les plus audibles aujourd’hui, le soin de
trouver les remèdes aux problèmes soulevés par la globalisation. Dans
l’identification des facteurs possibles de changement, l’auteur recense
: le mouvement altermondialiste, les nouveaux pays industrialisés, ainsi
que les doctrines économiques et sociales du christianisme et de
l’Islam. Les composantes du mouvement altermondialiste restent encore
«hétérogènes et disposent de peu de moyens», alors que les doctrines
qu’elles prêchent sont «très diverses» — leur éventail variant du
réformisme éclairé au radicalisme teinté de marxisme. Les nouveaux pays
industrialisés, notamment les BRICS, affichent également leurs limites ;
leurs élites tirent avantage de la globalisation économique et leurs
dirigeants ont intégré les structures du pouvoir mondialisé. S’agissant
des fondamentalismes religieux, leurs poussées sont jugées «dangereuses
et même font diversion aux efforts raisonnés de réformer le système
économique globalisé» ; ils sont néanmoins «loin d’être sans intérêt ».
Si l’impact du christianisme est jugé «contrasté», «le radicalisme
islamique s’étend de plus en plus, sans que, au-delà de la dimension de
«haine de l’Occident», on constate un retour véritable à une éthique
économique inspirée des principes d’équité et de compassion envers les
plus vulnérables du texte coranique». Ce recensement des forces et
faiblesses des facteurs possibles de changements autorise l’auteur à
finir par identifier «les variables-clés d’une prospective du futur
susceptible de conduire à une «dé-mondialisation» progressive qui amène
de l’apaisement dans la vie agitée ou souffrante des sociétés et des
individus qui les composent, grâce à un rétablissement progressif de la
cohérence et de la stabilité des espaces géographiques auxquels elles
appartiennent». Et cela sans pour autant arrêter le progrès technique et
la circulation des sciences et des technologies au bénéfice du bien
commun. Un livre à lire et à faire lire.
A. B.
(*) Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies,
structures, contre-pouvoirs, Editions APIC, Alger 2013, 301 pages.
|