Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Camus au partage des eaux
Par Arezki Metref
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Eh oui, je vais vous assommer encore avec Camus ! Du Camus !
Parfaitement. Je sais, je sais, régulièrement, on dégaine ce marronnier.
Camus algérien, pas algérien, la justice, sa mère et tout le
tremblement. Je sais que la plupart d'entre vous s'en tamponnent mais
enfin, ça reste un sujet. Un sujet difficile, peut-être même périlleux.
Mais surtout passionnant. Comment un homme en arrive-t-il à cristalliser
les cahots de l’Histoire, les occasions manquées entre deux peuples….
Eh oui, pour parler de Camus aujourd’hui, mieux vaut avoir une assurance
vie ou, à tout le moins, un gilet pare-balles. Ou même les deux, de
préférence. Quoi qu’on dise, il y a toujours des tireurs prêts à vous
descendre.
D’un côté, les «nôtres». Irascibles, ils refusent catégoriquement
d’entendre parler de Camus, sous prétexte que l’écrivain a été évincé
par l’homme qui a loupé l’occasion unique de conformer ses déclarations
humanistes et progressistes à des actes conséquents. Le procès qui lui
est fait est implacable, souvent légitime, et parfois excessif. A
entendre quelques-uns d’entre nous, on ne cause plus de Camus, un
écrivain qui a été incapable de dépasser sa subjectivité de petit Blanc
pour un point de vue plus planant, mais du général Bigeard ou même de
Salan.
A l’inverse, tout un courant de gauche en France formant ce qu’on
appelle les «Camusiens», composé de Français et d’Algériens nouvellement
convertis à quelque chose qui ressemble à du monothéisme, crient au
mauvais procès dès qu’on pointe l’une des nombreuses contradictions dont
l’œuvre et les actes de Camus sont perclus. Ceux-là, ils te descendent
au lance-flammes dès que tu oses dire, même si tu as du texte à l'appui,
que l'humanisme de Camus ne marchait pas sur ses deux pieds. Son pied
algérien était bot.
En général, Camus écrivain fait l’unanimité par-delà les appartenances
idéologiques et politiques quant à l’innovation scripturale.
Reconnaissance largement méritée puisque l’Étranger demeure à ce jour
l’un des romans les plus traduits et les plus vendus au monde, accueilli
par le public et la critique avec enthousiasme. Mais pas toujours.
Des voix dissonantes dans ce concert louangeur ? Celle de notre amie
Christiane Chaulet-Achour qui disait quelque chose comme «Camus un
écrivain qui a bénéficié d’être en résonance avec une époque». Et
surtout cette appréciation décapante de François Truffaut qui refusa une
adaptation cinématographique de l'Etranger, plus tard réalisé par
Visconti, pour des raisons de qualité strictement littéraire. Le roman,
tranchait-il, est : «Inférieur à n’importe lequel des 200 romans que
Simenon a écrits.»
Quoi qu'il en soit, Camus, vie et œuvre, est inclus dans une sorte de
dogme qu’il faut prendre en entier ou rejeter en bloc, selon le même
procédé. Pas de quartier. Pas de nuance. C’est ça, tu prends ou tu
laisses !
En cette année du centenaire de sa naissance, les choses s’exacerbent.
Je ne connais pas le nombre exact de livres ni de rencontres
universitaires ou non qui lui ont été consacrés, mais on observe depuis
une vingtaine d’années un retour en force de Camus dans l’actualité des
rapports aigre-doux entre la France et l’Algérie. Si l’on devait fixer
arbitrairement la date de ce retour, il faudrait le situer au début de
la décennie 90, lequel coïncide avec la parution de la somme
biographique que lui a consacrée Olivier Todd sous le titre Albert
Camus, une vie. En dépit de sa volonté d’observer une certaine
neutralité, notamment sur les questions litigieuses posées ou même
incarnées par Camus, Olivier Todd a adopté une démarche méthodologique
visant à découpler la littérature de la politique. Ce qui est une façon
de reconnaître la faiblesse des positions politiques de Camus, et ce
faisant de les excuser. Cette séparation entre littérature et politique
est assez confortable. On peut à la limite discuter des positions de
l'homme, et il restera toute la place à l'écrivain. Mais des critiques
plus précises cherchent plus loin : dans l’arrière-fond politique censé
rester invisible dans les romans. Et dans les reportages de Camus. L’un
des arguments, repris notamment par Mouloud Feraoun à propos de La
Peste, est le naturel avec lequel Camus efface d’un coup de plume les
autochtones de ses romans. Quant à son reportage sur la misère en
Kabylie, réalisé en juin 1939, sa finalité est que l’auteur demande une
réforme humaniste, et non une abolition du colonialisme. Cette critique
a été faite, entre autres, par Henri Alleg.Ce retour de Camus coïncide
aussi avec le début des violences en Algérie, révélant des
contradictions pol itiques internes et externes que l’on allait assez
vite appréhender comme les conséquences à distance d’une décolonisation
mal réussie sur le mode : si vous aviez écouté Camus, vous n'en seriez
pas là !
Mais c’est surtout un troisième élément qui pourrait expliquer ce retour
intempestif de Camus. Le réveil des mémoires de la guerre qui, 30 ans
après l’indépendance de l’Algérie, se sont mises à interroger à partir
de différents points de vue, ce qui s’est passé pendant la colonisation,
les racines de la guerre, l’indépendance et les conséquences de chacun
de ces éléments. Cette confrontation des mémoires par rapport à la
colonisation et la décolonisation, a des échos dans les batailles
politiques d’aujourd’hui en France et en Algérie. La question Camus y
est connectée.
Le déchirement de Camus est apparu alors, non pas comme une impuissance
à résoudre dans le sens de la justice la question de la domination
coloniale, mais comme un recours pour fonder dans un univers
pédagogiquement parfait, une fraternité des mémoires qui aurait pu mener
l’Algérie coloniale à une issue moins sanglante et plus rapprochée de la
France. L’histoire ne s’est pas passée ainsi. On ne peut la rejouer. Ce
qu’on ne peut pas enlever à Camus, c’est que l’Algérie sa terre natale,
a été sa source d’inspiration. Toute son œuvre s’y enracine. Mais cette
Algérie est peut-être moins une patrie qu’un exil. On aura beaucoup
glosé sur ce sentiment de détachement de toute chose présent dans
l’œuvre de Camus, peut-être faut-il y voir la fragilité de racines
évanescentes qui plongent dans la terre algérienne, tout en étant nourri
par une sève venue d’ailleurs.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle il écrivait dans ses Carnets
en 1940, tandis qu’il était en pleine gestation de l’Etranger : «Je ne
suis pas d’ici, pas d’ailleurs non plus.»
Le drame de Camus, marqué par son enfance pauvre à Belcourt dans l'Alger
coloniale, c’est qu’il appartenait aux colonisateurs par l’origine et
aux colonisés par la condition sociale.
Ce chiasme est sans doute à l’origine de cet écartèlement qui fondait
Camus, et en faisait un horizon bouché quant à l’issue de la
colonisation.
Ceci dit, si l’Algérie de Camus se résumait à une peinture absurde des
états d’âme de petit Blanc dans laquelle «l’Arabe» n’était qu’un
générique, ombre vaporeuse et inquiétante, la puissance ontologique de
son art érige en esthétique cette image de l’absence. Il est arrivé un
moment où, à Tipasa dans l’odeur des absinthes, les dieux ont cessé de
parler, où l’ordre cosmique dans lequel Camus convoquait l’Histoire et
les mythologies, pour atteindre une sorte de nirvana sensuel et
philosophique, est perturbé par la révolte des opprimés.
A. M.
N. B. Un changement ?
Ça faisait un bail que je regardais cette photo
d’un mauvais œil. Vous êtes quelques-uns à m’avoir demandé de la
changer. Mon ami le sculpteur Olivier Graïne a donné le coup de
grâce en commentant la photo actuelle : «On a l'impression que tu sors,
dégoulinant de sueur, de la gare routière de Kharrouba dans une ambiance
poussiéreuse et oppressante, à la quête désespérée d'un taxi, sous un
soleil caniculaire d’août, un vendredi à midi pendant le mois de
carême.»
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