Chronique du jour : Kiosque arabe
Lectures autour du salon
Par
Ahmed Halli
http://ahmedhalli.blogspot.com
Lus dans le hall d'un aéroport, en attendant l'avion du départ qui n'est
pas encore arrivé : «Les aventures féminines de Kadhafi et les problèmes
de Marzouki après la révolution» (Al-Khabar)(1). On y apprend que le
livre de la journaliste française Annick Cojean, Les proies dans le
harem de Kadhafi, a été traduit en arabe et qu'il est exposé au pavillon
tunisien du 18e SILA. Le titre de l'article et son contenu peuvent
laisser entendre que Kadhafi était un séducteur, un homme à femmes. Or,
le livre expose surtout la manière dont le dictateur disparu maltraitait
les femmes, et par quelles filières il se procurait ses «proies». Merci
à nos amis tunisiens d'avoir rendu ce livre accessible aux arabophones,
qui pourront ainsi apprécier la vraie nature de Kadhafi ! Sur la même
page, on lit que le livre de Marzouki, le président intérimaire de la
Tunisie en transition, Des ruines à la fondation, voisine avec les
œuvres de Rached Ghannouchi, le chef d'Ennahdha. Il n'y a pas là matière
à mauvais voisinage ou anachronisme. Dans ce livre, Moncef Marzouki
affirme qu'il n'a pas voté pour Ben-Ali en avril 1989. Or le blogueur
tunisien Sammi Ben Abdallah affirme le contraire : Marzouki a bien voté
pour Ben Ali, et il a même publié dans le quotiden Essabah un article à
la gloire du président déchu. Vivement les mémoires de Ben Ali !
En attendant, et toujours dans Al-Khabar, on lit que les Tunisiens,
décidément très actifs dans l'édition(2), nous proposent aussi les
Confessions de saint Augustin dans la langue du Coran. Selon notre
confrère qui semble être très au fait des troubles théologiques de
l'évêque national, saint Augustin aurait démontré de quelle manière les
Evangiles avaient été falsifiés. Ce n'est pas nouveau, mais dit en
arabe, ça porte mieux, même si ce n'est pas ça qui va faire trembler
d'effroi le Vatican et provoquer un effondrement de la foi chrétienne.
Heureusement que la nôtre, la seule, la vraie, n'est pas soumise à de
telles turbulences qui risquent d'ébranler les convictions les plus
solides. Au reste, nos théologiens ont trouvé la parade la plus efficace
: pour s'émanciper du péché, il faut en supprimer les causes. La leçon a
porté, et Salman Rushdie, un auteur quelconque, et ses Versets
sataniques continuent à hanter les assises littéraires. Tout comme je
n'adhère pas à l'interdiction des livres qui font l'apologie des harkis
: il faut les lire, et les faire lire, pour mieux montrer la
malhonnêteté et l'hypocrisie de ces nouveaux révisionnistes. De
pseudo-historiens et je ne sais quelle engeance aveugle nous abreuvent
d'envolées larmoyantes et de poncifs sur des itinéraires érigés en
sagas, alors qu'ils ne sont que de pitoyables incursions dans le
déshonneur et l'horreur.
L'horreur des supplices infligés aux fils et aux filles de leur patrie
reniée et celle d'avoir enfanté une génération coupable d'aveuglement
tout comme leurs pères l'ont été de trahison. Fin du chapitre harkis !
Ce n'est pas une interdiction, mais ça tendrait à lui ressembler comme
une sœur : l'éditeur Arezki Aït-Larbi a été assigné à résidence dans un
coin perdu du SILA et au voisinage, inapproprié celui-là, d'un stand
islamiste. C'est ce que dénonce notre confrère et ami Arezki, dans un
communiqué et sur sa page Facebook, dédié aux Editions Koukou, qu'il
dirige. Je suis d'autant plus sensible à ses mésaventures et à sa cause,
qu'il vient de publier deux auteurs que j'aime beaucoup : Hakim Laâlam
et Djamila Benhabib. Au chapitre des innovations, le SILA aurait renoncé
à inviter l'un de ses auteurs vedettes, ces dernières années, à savoir
Hamid Grine. Cet oubli, ou plutôt cette interdiction puisqu'il faut
appeler les choses par leur nom, serait une réplique à un pamphlet
publié par l'auteur contre la ministre de la Culture. J'ai effectivement
lu cette charge contre Khalida Toumi, et je l'ai trouvée peu galante,
pour ne pas dire mesquine et misogyne.
Mais si cette interdiction est une initiative destinée à «punir» Grine
pour sa brutale et surprenante sortie, elle n'honore pas ses auteurs ni
la ministre qu'ils veulent venger. Il y a d'autres façons moins
fielleuses et moins basses de répondre à des attaques personnelles,
surtout lorsqu'on est dans le domaine de la culture, précisément. Pour
finir de meilleure humeur ce chapitre, je vous parlerai d'une autre
lecture, celle du magazine Shaffaf, qui tire sur toute bêtise qui fait
mine de bouger. L'écrivain palestinien Hassan Khoudir évoque les
libertés que prennent certains éditeurs arabes (sans doute présents au
18e SILA) avec la traduction d'œuvres étrangères. Il cite l'exemple de
deux écrivains à succès, Paul Sussman, spécialiste des romans
historiques, et David Baldacci, auteur de best-sellers policiers,
traduits en arabe. Dans Le Labyrinthe d'Osiris de Paul Sussman, l'auteur
relève que certains mots de l'édition originale anglaise, qui ont leur
équivalent précis en arabe, sont traduits approximativement. Ainsi, on a
des résultats surprenants : la croix (salib en arabe) devient le
«symbole religieux des chrétiens». Puis on a : «lieu de prière» pour
église, «religieux» pour curé, tandis que vodka, whisky et vin
deviennent «Boisson préférée». On appréciera encore plus certains
passages du roman de Baldacci, Pleins pouvoirs, traduits en arabe. Là,
la bouteille de vin sur la table dressée par un couple, disparaît dans
la traduction. Lorsque l'homme verse du vin dans les deux verres, pour
lui et pour sa compagne, le vin se transforme en «boisson chaude». Quant
aux détails de ce qui se passe ensuite entre l'homme et la femme, je
vous laisse imaginer et apprécier la traduction arabe, expurgée de toute
référence en la matière.
A. H.
(1) Pourquoi Al-Khabar, précisément ? C'est ce que vous saurez en
lisant le récit de mes mésaventures aéroportuaires.
(2) Dans les années quatre-vingt, en plein essor et effervescence du
livre religieux jaune (genre Châtiment du tombeau et affres de la
résurrection), nous avions tergiversé pour la réédition des romans
historiques de Georgis Zeydane. Ce dernier étant chrétien, il était
urgent d'attendre qu'un auteur musulman écrive des récits romancés sur
les conquêtes islamiques. Nous y avons pensé, les Tunisiens l'ont fait :
les romans de Zeydane se sont vendus comme des petits-pains, le jour de
l'Aïd.
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