Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Dieudonné, interdit en France…
En Algérie, c’est… Yennayer


Par Arezki Metref
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Interdiction. Dieudonné a jeté l’éponge. Il a senti le seul coup qui pouvait lui faire mal : le coup au portefeuille ! En acceptant de renoncer sans se battre à son spectacle litigieux, Le Mur, et en en remontant un autre dans les normes, il nous dit tout. Il nous dit qu’il est prêt aux concessions quand la menace sur le tiroir-caisse devient réalité. Pauvres «antisystème» qui suivent un mec qui ne suit, lui, que le fric !
Fin de partie ? Sûrement pas ! Si Valls a gagné, Dieudonné, lui, n’a pas perdu. Pas tout. Dorénavant, la balle est dans l’autre camp. Ça discute ferme à propos de ce paradoxe (c’est, d’ailleurs, plus qu’un paradoxe) qui fait que les propriétaires de La Main d’or, ce théâtre parisien que Dieudonné a érigé en temple antisémite, appartient à deux fortunes juives du Sentier, Georges Melka et Gabriel Lévy. Pour autant, quelque chose laisse penser que l’affaire Dieudonné n’est pas tout à fait terminée. En tout cas, en ce qui nous concerne, elle se poursuit ici au moins cette semaine, la chronique de la semaine dernière nous ayant valu des réactions qui méritent d’être versées au débat.
Alice Cherki qui, comme on le sait, a milité pour l’indépendance de l’Algérie, psychiatre et merveilleux auteur d’un portrait de Frantz Fanon et surtout de La Frontière invisible, ouvrage qui décrit finement les arcanes psychologiques de l’altérité, m’a amicalement interpelé. Elle ne comprend pas que j’associe, dans la même réflexion, Dieudonné et le maccarthysme qui a fait notamment de nombreuses victimes juives américaines dont les Rosenberg en 1951(1). Elle m’invite à aller voir les propos ouvertement antisémites que ce dernier déverse sur son blog, plus encore que dans ses spectacles.
Mon propos n’est pas de considérer Dieudonné comme une victime actualisée d'une forme nouvelle de maccarthysme. Loin de là ! La référence au maccarthysme, en particulier à Dalton Trumbo, est une façon de dénoncer une forme insidieuse de révisionnisme qui consiste à imputer la censure et les interdictions aux seuls régimes communistes, faisant croire que les démocraties ont été et demeurent le paradis de la liberté d’expression. Interdiction. Eh bien le cas de Dalton Trumbo nous dit que c’est faux !
Autre référence au maccarthysme, la quenelle. Evoquer Dalton Trumbo, c’était aussi raconter l’histoire du scénario de Spartacus et du rôle négatif de Stanley Kubrick. Ce qui nous a conduits à parler du Dr Folamour et de son fameux salut nazi réfréné. La référence à Stanley Kubrick se justifie aussi en ce que Dieudonné, tout comme l’auteur d’Orange mécanique vu par Kirk Douglas, est «un sale con et un véritable artiste».
Le problème, philosophique, si l’on ose dire, n’est pas tant d’approuver ou de réprouver les mesures d’interdiction frappant l’humoriste. Après tout, pour cela, la justice dispose des outils nécessaires. Le problème est surtout de comprendre pourquoi tant de jeunes le soutiennent et l’admirent. Et qui plus est, des jeunes souvent originaires des banlieues, parmi lesquels des jeunes issus de l’immigration et attachés à l’histoire de cette dernière, la leur.
On ne peut pas ne pas songer à cette autre aberration, observée dans les années 90, consistant pour des milliers, voire des millions d’Algériens, à suivre un parti religieux extrémiste comme le FIS. Là encore, il s’agissait moins de délivrer une pétition de principe sur le fait de tolérer l’existence du FIS, que de comprendre les mécanismes sociologiques, politiques, voire psychologiques qui poussèrent des gens à adhérer à un parti carburant à la haine et à l’élimination de l’autre. A l’interdiction.
Pour le reste, tout à fait d’accord avec Alice Cherki. Dieudonné est effectivement antisémite. Et pas seulement comme tentent de le défendre certains de ses affidés, un antisioniste.
Autre réaction un peu dans le même sens. Celle d’Amina A., universitaire tunisienne, qui m’a fait part de sa surprise d’entendre, dans un débat avec le dessinateur Plantu, l’inénarrable Finkielkraut accabler Dieudonné d’antisémitisme faisant, pour la première fois publiquement, une concession incroyable. Il déclare en substance que Dieudonné a le droit d’être antisioniste, d’être contre l’Etat d’Israël, mais pas antisémite. On peut être antisioniste ? Dans la bouche de Finkielkraut, c’est du jamais entendu.
Interdiction. Gilbert Meynier me signale que, contrairement au Conseil d’Etat interdisant le spectacle de Dieudonné, la justice avait innocenté Philippe Val, alors directeur de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, lorsqu’il avait publié «les caricatures danoises de Mahomet». Deux poids, deux mesures ?
Benjamin Stora(2), quant à lui, m’envoie une vidéo datant de 2011-2012 dans laquelle l’ami intime de Dieudonné, Alain Soral, applique le révisionnisme non pas à la Shoah mais au massacre des émigrés algériens du 17 Octobre 61. Voilà les amis de Dieudonné : au nom d’un «nationalisme de gauche», ils enlèvent aux jeunes des banlieues issus de l’immigration jusqu’aux combats et aux souffrances de leurs parents ! Dans cette même vidéo, Alain Soral nous expliquerait presque que la colonisation n’a pas eu lieu. Il tape comme d’habitude sur Benjamin Stora, trop favorable à son goût aux anciens colonisés !
Je viens d’évoquer une interdiction en France. En Algérie, ce ne sont pas des humoristes qui sèment la haine que nous interdisons, c’est la célébration de… Yennayer, une manifestation qui appartient à notre patrimoine national et historique. Interdit à Mchouneche, dans la wilaya de Biskra. Yennayer une fête attentatoire à la dignité du peuple algérien ? Bien entendu lorsque l’information de cette interdiction est sortie, on a essayé de la faire passer pour ce qu’elle n’était pas, c’est-à-dire un simple couac dans la programmation. Ce qui donne un article ubuesque dans un journal public. Lisons plutôt : «La commémoration de Yennayer […] a été annulée en raison du refus de l’administration de l’autoriser en plein air, mais n’a pas été interdite» aux dires du président de l’Office local du tourisme. Ce qui n’est pas autorisé est-il interdit ? Vaste question.
On sait que depuis quelques années Yennayer pose problème. A qui ? A tous ceux, au pouvoir(3) et dans ses périphéries, qui craignent que la référence berbère désagrège l’essence arabo-islamique fermée à triple tour, à laquelle ils veulent réduire un aussi vieux pays que l’Algérie,- qui en a vu d’autres.
Ce n’est pas la première fois que Yennayer vient faire de l’intrusion dans la quiétude identitaire arabo-islamique. Plusieurs années de suite, des responsables du pouvoir ou des plumitifs à son service sont venus nous expliquer doctement que la référence à Yennayer n’était rien moins que du paganisme.
D’autres, plus sensibles à l’importance identitaire de cette fête, expliquent, sur la défensive, que Yennayer n’appartient pas en exclusivité à la Kabylie. Ce qui est parfaitement exact ! Yennayer appartient à toute l’Afrique du Nord, c’est pourquoi celle-ci doit se dresser pour condamner l’interdiction qui lui est faite. C’est peut-être le moment d’entendre celles et ceux qui se gargarisent de ce que Yennayer est un patrimoine commun à tous les Algériens. Le temps est venu de s’indigner de son interdiction. Il est évident que l’enjeu de Yennayer va plus loin, dans la définition de ce que nous sommes, que la simple célébration d’un rituel. Il s’agit de l’héritage de notre histoire antéislamique. Défendre la célébration de Yennayer, c’est revendiquer la sédimentation de ce qui nous constitue.
Cet interdit basé sur une forme d’intolérance structurelle chevillée à l’intégrisme baathiste et religieux, mine depuis longtemps l’unité nationale, et insuffle sans doute un poison nouveau aux persécutions dont sont victimes les Amazighs du M’zab(4).
A. M.

  1. Julius Rosenberg et son épouse Ethel, un couple de juifs new-yorkais, furent arrêtés pour espionnage au profit de l’URSS. Ils furent exécutés le 19 juin 1953 dans la prison de Sing Sing. Cette affaire, qui attira des appels internationaux à la clémence, se déroula dans un double climat tendu, le maccarthysme qui battait son plein et la Guerre froide.

  2. Alain Soral, universitaire, écrivain, militant du Parti communiste dans les années 1990, devient en novembre 2007 membre du comité central du Front national. Aux élections européennes de 2009, il se présente en 5e position d’une liste conduite par Dieudonné, dont il est un proche du premier cercle.

  3. «Certains dirigeants et revanchards «embusqués» revenant de leur planque moyen-orientale, ne surent pas distinguer entre une arabité linguistique et culturelle légitime et un arabisme de frénésie et de réaction baathiste qui prétendait nous couper de notre lointain passé nord-africain», Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux, Casbah Editions

  4. Les récents événements à Ghardaïa révélant une collusion entre policiers et Chaâmbas contre les Mozabites, sont plus inquiétants que d’habitude dans la mesure où, au lieu d’apaiser les tensions, les forces de sécurité semblent les avoir attisées. Il est évident que cette dérive n’a été rendue possible que par une dégénérescence avancée du sens de l’Etat et de la notion de nation.



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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2014/01/19/article.php?sid=159298&cid=8