Contribution : La lecture à l’école : un défi pour le pays

Par Ahmed Tessa, pédagogue
L’Algérien adulte serait-il orphelin de la lecture ? Pour certains, il ne fait aucun doute, ce qui expliquerait en grande partie le désert culturel dans lequel errent nos enfants et adolescents. Pour d’autres, la réponse serait négative. Ils l’argumentent par l’engouement qui a accompagné les dernières éditions du Salon international du livre. Des pointes de 200 000 visiteurs/jour y ont été enregistrées. Nonobstant l’hétérogénéité des lecteurs et la nature des ouvrages achetés (seront-ils lus ?), ce chiffre dénote une certaine soif de lire.

Un Salon fut-il international suffit-il à étancher le temps de son édition ? Transformer le livre en «ami fidèle» de l’Algérien est une mission de longue haleine ; elle est pérenne. Dans cette perspective de pérennisation de cette noble mission, il incombe à l’Etat de mobiliser tous les moyens humains, juridiques (la politique du livre) et matériels. En initiant ce Salon ainsi que d’autres actions visant à promouvoir la lecture populaire (bibliobus itinérants, bibliothèques municipales...), le ministère de la Culture s’y attelle avec plus ou moins de succès. La tâche est difficile dans le contexte actuel que traverse la société algérienne.
Les conditions de confection du livre et son prix d’achat s’avérant être des contraintes non négligeables. A l’évidence, seules des actions durables sont à même d’asseoir les bases d’un vaste mouvement populaire en faveur de la lecture. Dans le sillage d’un partenariat, malheureusement non mené à terme, avec le ministère de la Culture, le MEN a lancé depuis la rentrée scolaire 2013-14 un dispositif pédagogique pour la promotion de la lecture en milieu scolaire. Cette initiative s’inscrit dans une perspective de pérennisation de l’acte de lire auprès de nos jeunes. Sans nul doute que son impact scolaire s’élargira pour embrasser les sphères économique et culturelle.

Aux sources du «vouloir lire»
L’acte de lire ne figure pas parmi les besoins vitaux de l’enfant comme jouer, manger ou dormir. A l’origine, la lecture est conçue pour l’adulte comme l’est l’invention de l’écriture en son temps. La transposer vers l’enfant requiert la médiation de l’adulte via une pédagogie spécifique. L’adulte médiateur n’est pas seulement l’enseignant, la famille reste le premier chaînon de l’édifice éducatif dont la vocation est aussi de susciter d’abord et de nourrir ensuite, le besoin de lire chez l’enfant. Habitué à voir ses parents acheter et lire des ouvrages en tous genres (livres, journaux, revues), l’enfant d’âge préscolaire intègre inconsciemment l’utilité et la magie du graphisme des mots. En lui faisant lecture de contes imagés, ses parents l’aident à renforcer cette attirance vers le texte écrit. Une fois en maternelle, il n’aura pas de grandes difficultés à suivre les activités ludiques qui l’amèneront progressivement à aborder l’initiation proprement dite de la lecture-écriture. Cet apprentissage ne débutera qu’à l’école primaire. Le préapprentissage à la maternelle consiste essentiellement à lui faire acquérir cette conscience phonologique indispensable. Elle vise à l’amener à discriminer les sons des lettres qu’il aura à trouver en première année de l’école primaire. Sans cette prise de conscience phonologique, il éprouvera des difficultés à conquérir la langue écrite. Une dizaine d’activités ludiques sont répertoriées dans la pédagogie du préapprentissage de la lecture en moyenne et grande section de la maternelle. Là n’est pas l’objet de notre propos.
Lorsque la conscience phonologique est acquise à la fin de la maternelle, l’école primaire prendra le relais. Elle emploie pour cela une pédagogie active qui, dans un premier temps, ne doit pas rompre avec la pédagogie de la grande section. L’enseignant de première année primaire aura à continuer les activités stimulantes de la maternelle. Progressivement, il accompagnera son élève à pénétrer et maîtriser les rapports sons/lettres et reconnaître et lire un mot, une phrase, un texte court. L’objectif en fin d’année étant de fixer dans l’esprit de l’élève que lire c’est aussi communiquer avec autrui/un auteur, comprendre son message, suivre sa pensée dans le texte écrit. Chemin faisant, il découvrira les nuances de la langue, ses pièges, son fonctionnement et surtout sa puissance magique d’amplifier l’expression d’un sentiment, d’une impression, d’un état d’âme ou simplement d’un message à envoyer à quelqu’un. Il découvrira les vertus de la lecture-plaisir avec les «morceaux choisis» puisés des classiques de la littérature universelle – adaptée à son niveau – mais qui doivent être sélectionnés selon des critères rigoureux. Ces derniers sont d’ordre psychopédagogique, didactique et culturel, bien connus des spécialistes de la littérature enfantine.
A l’évidence, le milieu scolaire ne peut, à lui seul, soutenir à «bras-le-corps» une renaissance de la lecture dans notre pays.
L’école a ses contraintes organisationnelles dont il faut tenir compte. Par expérience, l’attirance vers le livre et la lecture dépend du seul engagement des équipes pédagogiques, celles en charge de l’enseignement des langues, notamment et de la bibliothèque de l’établissement. Il y a lieu de les motiver en leur fournissant les moyens adéquats pour mener à bien leur noble mission. Il s’agit d’alimenter les bibliothèques en ouvrages qui répondent aux centres d’intérêt des publics ciblés mais aussi de la formation-perfectionnement aux techniques de la médiation entre le livre et l’enfant. Une fois ces conditions réunies, l’enseignant s’attellera à initier ses élèves à la gestion du registre des prêts, à élaborer une fiche de lecture, à débattre de tel ou tel livre...
Quant aux techniques purement pédagogiques stimulantes et motivantes, elles sont aussi nombreuses et variées que les idées émanant des pédagogues praticiens : la bibliothèque de la classe, celle de l’établissement, la bibliothèque éclatée ou itinérante, le film adapté d’une œuvre, la chanson, les montages poétiques, la scénarisation…
Les TIC sont aussi un moyen de booster la lecture : il faut juste penser à leur bonne utilisation. En attendant de l’élargir aux cycles primaire et moyen, le MEN a lancé, au niveau du cycle secondaire (deux lycées-pilotes par wilaya) une opération expérimentale visant à promouvoir la lecture et à mettre sur pied des clubs de lecture-écriture. Les points-clés de ce dispositif sont :
- la note bonus pour récompenser le lecteur assidu. Elle est décernée par le collectif des enseignants de langue de la classe ;
- la minute-livre au début de chaque leçon de langue (arabe, tamazight, français ou anglais), sorte de tour d’horizon des élèves qui ont entamé ou fini la lecture d’un roman ;
- la fiche de lecture mensuelle ou bimensuelle où l’élève récapitule sa compréhension du livre et le présente oralement à ses camarades ;
- le journal de l’établissement où seront publiées les meilleures fiches de lecture, ainsi que les productions libres des élèves, notamment ceux du club lecture-écriture (poèmes, nouvelles…) ;
- la correspondance interscolaire (postale ou par mail) entre les élèves des wilayas du pays. Ce sera une lettre mensuelle rédigée en arabe et traduite dans les langues étrangères étudiées ou l’inverse. Sa rédaction (et les traductions) se fera par le collectif de la classe sous la supervision de l’enseignant de langue.
Grâce au jumelage entre les établissements scolaires du pays, chaque élève de la classe aura son correspondant dans d’autres wilayas avec qui il pourra échanger des lettres individuelles. Les retombées de la correspondance scolaire et du jumelage interwilayas sont éminemment positives pour l’élève : compréhension mutuelle, connaissance d’autres horizons, découverte du socle identitaire de leur pays, l’Algérie, etc. Ouverture sur le monde oblige, le jumelage et la correspondance avec des établissements étrangers doivent figurer au menu des activités de lecture-écriture.
Une première évaluation de ce dispositif mis en place par le MEN a eu lieu avec les acteurs du terrain. Les rencontres ont livré des indices encourageants, avec en particulier l’engouement des lycéens et l’engagement des enseignants de langue.
A terme, une fois la phase expérimentale évaluée et validée dans tous les cycles, nos huit millions d’élèves bénéficieront de la généralisation-institutionnalisation de la lecture-plaisir. Il est bon que nos enfants renouent avec ce qui a fait la force de leurs parents et grands-parents : l’attrait du livre (roman, nouvelles, poésie et théâtre) qui cultive l’esprit et fait rêver.
C’était la belle époque de l’école algérienne, celle des années 1960 et 1970. Toutefois, on ne peut occulter les pratiques sociales qui, jusque-là, ont empêché l’éclosion d’un lectorat en milieu scolaire. C’est au-delà de l’école qu’il faudrait dorénavant lorgner. D’autres institutions sont interpellées : les médias, la jeunesse et les sports, les collectivités locales, la famille, le mouvement associatif. Comment ne pas saluer des initiatives du genre le «Petit lecteur» à Oran ou la bibliothèque de Sidi-Bel-Abbès animée par l’écrivaine Maïssa Bey ? Des projets de ce genre ont besoin d’être encouragés par les pouvoirs publics et les démultiplier à travers le territoire national.
La mise en synergie et la mutualisation des moyens de toutes les institutions qui gravitent autour de l’enfant et de l’adolescent constituent une garantie de pérennisation de ce mouvement de fond dédié à la promotion de la lecture. Un mouvement qui fera le grand bonheur des enfants et adolescents. Ils découvriront les œuvres de romanciers algériens ainsi que les classiques de la littérature universelle dans les différentes langues : arabe, tamazight, français, anglais... C’est sur le banc de l’école d’aujourd’hui que fourbissent leurs premières armes nos futurs Dib, Feraoun, Djaout, Kateb Yacine. Faisons en sorte que leur génie créateur puisse s’éclore par un éveil à la vocation de lecteur. Là est la responsabilité de l’institution éducative et des enseignants.

Retombées socioéconomiques
Les retombées de ce vaste chantier ouvert sur l’infini/temps ne seront pas seulement d’ordre culturel et pédagogique dont la maîtrise de la (les) langue(s) et l’élargissement de l’horizon culturel de jeunes lecteurs. Les aspects économiques ne seront pas en reste. La demande exprimée par les bibliothèques scolaires en livres de littérature (romans, nouvelles, recueil de poésie, pièces de théâtre) sera quasi annuelle. Ce besoin exprimé à travers ces bibliothèques scolaires et qui cible pas moins de 8 millions d’élèves et 25 000 établissements donnera du travail à tous les intervenants de la chaîne du livre et dont beaucoup sont au chômage : auteurs, correcteurs, illustrateurs, imprimeurs, libraires, éditeurs. Jusque-là exploités par les éditeurs d’un parascolaire «bas de gamme», dont les produits, pour la plupart frelatés, sont de véritables poisons intellectuels, nos retraités de l’éducation trouveront ainsi une opportunité pour donner libre cours à leur créativité bonifiée par l’expérience. Ils seront sollicités par devenir auteurs, correcteurs, conteurs, répétiteurs. Par cette occasion, ils se réconcilieront avec la vie active et pourront encadrer les jeunes enseignants, donner un coup de main dans les bibliothèques scolaires et municipales. Eux qui ont passé leur vie à faire découvrir à leurs élèves — devenus adultes maintenant — la magie du «vivre-livre» pour s’épanouir et devenir autonome. Sur ce sujet sensible du parascolaire-poison il y a urgence à l’éradiquer en n’autorisant que les ouvrages homologués par le ministère de l’Education.
Au fait pour quelle(s) raison(s) cette homologation est-elle gelée depuis de nombreuses années, livrant, ainsi, nos élèves à la merci d’une pollution intellectuelle sans nom ? Bizarre ? Là encore, une question se pose : pourquoi les autorités laissent-elles agir en toute impunité ces éditeurs d’ouvrages parascolaires frelatés ? Le comble est qu’ils sont autorisés à vendre leur «poison» au sein même des établissements scolaires, en plus des librairies, des foires, salons et autres événements. Lever cet obstacle relève d’une urgence sans laquelle toute promotion de la lecture serait vaine.
Par ailleurs, réussir ce plan national de promotion de la lecture en milieu scolaire exige des éditeurs de la qualité dans la conception et la confection de l’ouvrage (contenu et contenant) et du professionnalisme. Seul le respect d’un cahier des charges rigoureux pourra les inciter à plus de sérieux et de rigueur. A l’ère de la mondialisation, nos éditeurs doivent bannir le laxisme, l’amateurisme et la médiocrité.
Comme pour les médicaments, tout ouvrage destiné aux enfants et adolescents doit répondre à des critères stricts et validé par une commission experte en la matière. Nos enfants méritent de jouir d’ouvrages de qualité comme leurs pairs des pays développés. En se proposant d’alimenter les bibliothèques scolaires — il y a 25 000 établissements et 8 millions de lecteurs potentiels — en livres adaptés aux tranches d’âge ciblées, l’Etat se prépare à une opération d’envergure jamais initiée depuis l’indépendance. Ira-t-il au bout de ses promesses ? Nous l’espérons. Mais faudrait-il encore que cette volonté soit relayée par les différents intervenants, à savoir l’Etat avec les ministères concernés, la famille, les éditeurs et les libraires.
C’est à cette seule condition que l’enthousiasme sera au rendez-vous dans nos salles de classe, nos bibliothèques scolaires et municipales, dans les librairies et les maisons d’édition. Un sacré challenge passionnant et stimulant à la fois.
A. T.





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