Entretien : William Sportisse au Soir d’Algérie :
«Etre communiste, c’est refuser le défaitisme»
Entretien réalisé par Arezki Metref
(1re partie)
Le soir d’Algérie : Vous êtes né dans une famille modeste «judéo-arabe»,
peut-être «judéo-berbère, de Constantine, installée depuis des
générations. C'est quoi pour vous Constantine, le berceau de la famille,
le port d'attache, la passerelle entre les communautés ?
William Sportisse : Etre né dans une famille modeste attachée à sa
culture puisée à la fois dans son fond religieux juif, les coutumes
berbères et arabes, utilisant la langue arabe comme véhicule de
communication avec les habitants de la ville et aussi dans les
conversations familiales, donnant une préférence à l'écoute de la
musique andalouse et au malouf constantinois, font partie de mon
éducation et de ma formation. Mes parents n'étaient ni riches ni
pauvres, mais la famille de l'une de mes tantes composée de cinq
personnes était bien pauvre. Sa situation m'a fait découvrir ce qu'était
la misère sociale que subissait l'immense majorité de la population
algérienne. Plus tard, j'ai pris conscience de l'origine de cette misère
grâce au combat mené par mon grand frère qui avait adhéré aux idées
communistes, aux idées de l'émancipation des femmes et des hommes de
tout ce qui les appauvrissait dans tous les domaines.
Dans ce sens, ma famille a contribué à ma prise de conscience. Elle est
la source de mon engagement idéologique et politique auquel je reste
toujours fidèle. Mais cette source est allée rejoindre le grand fleuve
représenté par tout ce que j'ai appris auprès des militants communistes
et nationalistes, de tous les gens vivant de leur labeur à Constantine
et appartenant à toutes les couches sociales et aux origines ethniques
différentes. Enfin, ce fleuve a rejoint la mer quand j'ai sillonné
l'Algérie au cours des luttes menées par notre peuple, et enfin le monde
quand j'ai participé à toutes les rencontres internationales de la
jeunesse démocratique et progressiste.
C'est pourquoi, je suis attaché à ma ville natale pour tout ce qu'elle
m'a offert pour mieux connaître mon peuple. C'est là également que mes
premiers pas de militant communiste ont été effectués. C'est là où j'ai
connu des militants valeureux du courant patriotique. C'est là où j'ai
tissé des liens d'amitié qui sont demeurés indestructibles avec de
nombreuses personnes, même si nos options politiques et idéologiques
étaient différentes. C'est là où j'ai appris à apprécier la beauté de la
nature avec ce site merveilleux qu'est Constantine. C'est là enfin où
j'ai pris goût à l'écoute de la musique andalouse et du malouf
constantinois. Tous ces éléments ont constitué les passerelles de toutes
les communautés qui auraient pu contribuer à la naissance d'une nation
particulière mais que le colonialisme exploiteur et oppresseur, en dépit
de nos efforts pour l'en empêcher, a réussi à tuer dans l'œuf. Il est
parvenu à semer dans la majorité de la population européenne et juive
aussi l'odieux poison du racisme, d'une prétendue «supériorité raciale»
qui divise les hommes et les femmes même quand ils appartiennent à une
classe ou à des couches sociales exploitées et opprimées.
Vous adhérez au PCA clandestin à l'âge de 16 ans, dans le sillage de
votre frère aîné Lucien. Parlez-nous de Lucien et des motivations de
votre engagement ?
Votre question est pertinente. Faire connaître le combat
anticolonialiste de militants communistes d'origine juive algérienne et
européenne participe de la connaissance de l'histoire de notre mouvement
de libération nationale. La composition des principaux acteurs de ce
mouvement reposait, certes, sur l'immense majorité de la population
autochtone. Mais la justesse des aspirations et des objectifs du
mouvement de libération nationale a été partagée par des juifs d'origine
berbère ou installés depuis des générations et aussi par des
travailleurs européens dont les parents ont immigré en Algérie en raison
de la misère sociale que leur faisait subir le système capitaliste.
Lucien a été parmi ceux qui ont partagé les aspirations de notre peuple
à l'indépendance. En raison des revenus modestes de notre père, Lucien,
après avoir obtenu brillamment, avec mention très bien, la deuxième
partie du baccalauréat et après des études à l'Ecole normale
d'instituteurs de Constantine, n'a pas pu les poursuivre à la Faculté
d'Alger.
Instituteur dans son premier poste à Aïn-Beïda, il est l'objet d'une
première brimade de l'institution administrative locale à l'issue d'un
conflit qui l'oppose au directeur de l'école. Militant en 1925 de la
Section française de l'internationale ouvrière (SFIO), il refuse en juin
1926 que ses élèves, la plupart d'origine modeste, souscrivent à une
contribution financière volontaire dans le cadre d'une opération lancée
par le gouvernement général de l'Algérie colonisée. Qualifié
d’«anti-français», il sera muté dans un autre village. Dès lors, il va
subir la répression coloniale. Son adhésion au Parti communiste algérien
s'est réalisée au lendemain du congrès fédéral de la SFIO à Annaba, en
décembre 1926, pour une double raison soulignée dans l'ouvrage Le camp
des oliviers-Djenane El-Zeïtoun, à savoir son adhésion aux idées du
socialisme-communisme dont celle du droit du peuple algérien à son
indépendance. Tous ceux qui ont connu mon frère Lucien et que j'ai
rencontrés au cours de ma vie militante m'ont rappelé ses fortes
convictions idéologiques et politiques acquises par ses lectures et
l’étude des ouvrages marxistes-léninistes, par l'enrichissement continu
de sa culture générale. Ces convictions le poussaient à l'action au côté
de ceux qui souffraient de l'exploitation et de l'oppression pour les
aider à s'organiser et à lutter pour changer leurs conditions de vie.
C'est pourquoi, les brimades de l'administration coloniale l'ont
poursuivi dans toutes les localités où elles le mutaient. Cette
administration pensait que ses mutations et ses brimades briseraient son
ardeur militante et freineraient son activité politique. Ne réussissant
pas, elle obtint que ses représentants au Conseil départemental de
Constantine le révoquent de sa fonction d'instituteur le 7 décembre 1934
après une demande de l'inspecteur d'académie. Mais cela ne l'a pas
découragé. Et après avoir travaillé comme manœuvre du bâtiment à Oran où
il s'était installé en 1934, il devint l'un des responsables de l'Union
départementale des syndicats. A cette époque, les syndicats impulsés par
les militants communistes d'Algérie s'efforçaient d'organiser les
ouvriers agricoles dans les exploitations aux mains de la grosse
colonisation terrienne. C'est à la suite d'un meeting au cours duquel
mon frère a appelé les travailleurs à l'organisation et à la lutte pour
leurs revendications qu'il fut accusé par les gros colons de la région
de Aïn-Témouchent de «menées subversives nuisibles à la souveraineté
française».
Arrêté et jeté en prison à Oran, il observera une grève de la faim
pendant un mois environ. La protestation populaire organisée par les
syndicats et les organisations communistes et progressistes en Algérie
et en France parviendra à obtenir sa libération. Lors du congrès
constitutif du Parti communiste algérien, en octobre 1936, il fut élu au
bureau politique. Les élections législatives de 1936 en France et en
Algérie furent marquées par la victoire des candidats du Front
populaire. Elles ont été suivies par l'avènement d'un gouvernement
composé de socialistes et de radicaux-socialistes. Une demande de
réintégration dans ses fonctions d'instituteur de Lucien fut présentée à
ce gouvernement. Mais, cédant aux pressions de l'administration
coloniale au service de la grosse colonisation terrienne, le
gouvernement de Blum, qui n'était pas pour la destruction du système
colonial, ne l'a pas réintégré dans ses fonctions en Algérie mais en
France. Les partisans du système colonial ont pu se débarrasser d'un
militant en l'éloignant de sa patrie.
C'est à Lyon, en France, qu'il sera assassiné par la Gestapo française
en raison de son activité clandestine contre le fascisme hitlérien, le
24 mars 1944, voilà soixante-dix ans. Son parcours révolutionnaire a été
pour beaucoup dans mon engagement qui était en parfait accord avec ses
justes convictions idéologiques et politiques.
C’était quoi, le PCA à cette époque ? Etait-il encore dans l'esprit
de la thèse de Thorez de 1936 de «l'Algérie nation en formation» ? Y
avait-il un débat ?
Le Parti communiste algérien est né en octobre 1936 quand les
autochtones du pays ont pu arracher le droit d'adhérer à un parti ou à
un syndicat. Auparavant, ils étaient privés de ce droit par les lois
coloniales. Ces lois scélérates furent abrogées avec l'arrivée au
pouvoir en France du Front populaire. La forte influence des communistes
français dans cette alliance et le vaste mouvement gréviste qui se
déroula en Algérie auquel les travailleurs autochtones les plus
exploités ont participé à la veille de l'avènement du gouvernement du
Front populaire contribuèrent à l'abrogation de ces lois qui privaient
les Algériens de droits élémentaires.
Déjà, avant la naissance du PCA, il existait des organisations
communistes sur tout le territoire. Ces organisations constituaient une
région algérienne rattachée au Parti communiste français. Selon les lois
coloniales en vigueur, seuls les habitants possédant la nationalité
française pouvaient adhérer à un parti. Ce qui explique le rattachement
des premières organisations communistes au Parti communiste français.
Elles sont nées en Algérie au lendemain de la création du PCF en 1920 à
Tours en France et son ralliement à la troisième internationale sur la
base de son adhésion aux 21 conditions exigées pour être membre de cette
organisation. L'une de ces conditions était la reconnaissance du droit à
la libre disposition et à l'indépendance des peuples colonisés par
l'impérialisme, le devoir et l'obligation pour les partis communistes du
monde d'organiser leurs classes ouvrières en vue de soutenir et conduire
leurs luttes vers cet objectif. Dans les pays colonisés, les communistes
considéraient que cet objectif était un préalable à celui qui consistait
à mettre un terme au système capitaliste basé sur l'exploitation de
l'homme par l'homme. Dans ce système, la production a un caractère
social alors que l'appropriation de ses résultats est privée. Cette
abolition du système capitaliste doit se réaliser par une révolution
socialiste qui portera au pouvoir la classe ouvrière et ses alliés des
autres couches sociales populaires. Arrivés au pouvoir, la classe
ouvrière et ses alliés sont obligés d'exercer une dictature contre la
bourgeoisie et ses tentatives de rétablir sa propre dictature par une
contre-révolution.
La construction de la société socialiste, où les moyens de production
seront propriété sociale, sera la solution pour résoudre la
contradiction entre le capital et le travail parce qu'elle créera les
conditions de la solution progressive de tous les maux dont la société
souffre sous le régime capitaliste : guerres, chômage, fermetures
d'entreprises, licenciements, etc. Elle améliorera au maximum les
conditions économiques, sociales et culturelles et environnementales de
la vie du peuple. C'est ce qu'a fait l'Union soviétique pendant une
grande partie de son existence avant son effondrement qui est le
résultat d'orientations révisionnistes et réformistes adoptées au 20e
Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique.
Le Parti communiste algérien s'est efforcé tout au long de son existence
de rester fidèle aux 21 conditions de la troisième internationale et aux
principes des fondateurs de la théorie scientifique, Marx et Lénine
particulièrement. C'est pourquoi, dès la constitution des premières
organisations communistes en Algérie, même si les lois coloniales les en
empêchaient, de nombreux Algériens autochtones ont rejoint ses rangs et
y ont milité clandestinement. Avec le concours du Parti communiste
français, elles ont contribué à la naissance de la première Etoile
nord-africaine et, en conséquence, au mouvement de libération nationale
moderne.
Je ne peux pas retracer en quelques lignes toute l’histoire du PCA. Mais
je souhaite avoir satisfait votre curiosité et celle des lecteurs en
répondant à votre question : «C'est quoi le Parti communiste algérien.»
J'en viens maintenant à la thèse présentée par Maurice Thorez, dirigeant
du Parti communiste français, «sur la nation algérienne en formation»,
lors de son voyage en Algérie en 1939. A l'époque, un débat autour de
cette question s'est instauré. Il s'est poursuivi au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, pendant et après notre guerre de libération et
demeure actuel de nos jours. Maurice Thorez a exprimé sa thèse à la
veille de la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, des puissances
fascistes capitalistes, Allemagne hitlérienne, Italie de Mussolini et
Espagne franquiste ne cachaient pas, dans le cadre des contradictions
entre brigands impérialistes pour un repartage du monde, leurs visées
sur les trois pays d'Afrique du Nord occupés par la France. Gabriel
Péri, responsable de la rubrique internationale du journal L'Humanité,
avait publié, à ce moment-là, un article pertinent intitulé «L'ombre du
fascisme plane sur l'Afrique du Nord». De son côté, la grosse
colonisation terrienne en Algérie était hostile à toute réformette
envisagée par les dirigeants capitalistes français désireux d'avoir à
leurs côtés certaines couches petite-bourgeoises de notre pays pour
s'opposer aux visées des Etats fascistes. La colonisation terrienne pour
sa part était favorable aux régimes fascistes d’Europe pensant pouvoir,
avec leur appui, fonder en Algérie un Etat séparatiste de la France
semblable à celui de l'Afrique du Sud où tout le pouvoir serait dans ses
mains pour écraser encore plus le peuple algérien.
C'est dans ce cadre politique international que Maurice Thorez déclare :
«Il y a la nation algérienne qui se constitue historiquement… dans le
mélange de vingt races.»
A ce moment-là, en Algérie, les courants politiques qui s'intéressaient
au devenir du peuple algérien étaient les suivants : Le courant
favorable à l'assimilation constitué par la Fédération des élus
musulmans dirigée essentiellement par des intellectuels issus de la
petite ou moyenne bourgeoisie citadine qui avaient perdu confiance dans
les possibilités du renouveau moderne du mouvement national après les
défaites des révoltes passées contre l'occupation colonialiste, après
1832.
Ce courant mené par Bendjelloul et Ferhat Abbas était opposé à la grosse
colonisation terrienne mais niait l'existence de la nation algérienne.
Cependant, Ferhat Abbas a déclaré aussi : «Rattachement à la France ne
signifie pas assimilation.» Il y avait aussi des oscillations dans le
courant reconnaissant pourtant la personnalité algérienne, à savoir le
PCA et les oulémas, lors du Congrès musulman de 1936 quand ils ont
accepté dans son programme l'inclusion de revendications immédiates de
nature assimilationniste.
L'étroitesse nationale se retrouvait dans la nation prônée par les
oulémas où le facteur religieux était inclus. Quant au PPA, qui a joué
un rôle dynamique dans l'éveil des masses, sa conception de la nation
était empreinte d'étroitesse nationale en excluant la possibilité de
l'inclusion dans la nation algérienne d'éléments appartenant à la
minorité européenne anticolonialiste et qui opteraient en sa faveur.
Cette période était faite de tâtonnements. Aussi faut-il situer la thèse
de Maurice Thorez sur la nation algérienne dans son contexte de
l'époque. Dans son Essai sur la nation algérienne publié en 1958, le PCA
rappelait la définition de la nation présentée par Staline : «La nation
est une communauté stable, historiquement constituée de langue, de
territoire, de vie économique, de formation psychique, se traduisant par
une communauté de culture.» Dans son essai, le PCA reconnaît son
interprétation dogmatique de la thèse de Maurice Thorez en laissant
croire qu'elle serait formée quand le «mélange des 20 races» serait
réalisé. Mais la nation algérienne, soulignait cet essai, contenait deux
aspects : «Un principal, reconnaissant la formation de la nation, et un
autre, secondaire, celui de la possibilité d'intégration d'éléments
d'origine européenne… Or, le processus de prise de conscience de la
nation algérienne, déjà développé chez les musulmans, ne pouvait pas
avoir le même contenu pour l'immense majorité des Européens, et ce,
malgré les efforts courageux du Parti communiste algérien qui a réussi à
former des patriotes algériens d'origine européenne et israélite. La
fusion ou le mélange des deux principaux éléments ethniques actuels est
impossible dans le cadre colonial. Raisonner autrement, c'est faire
preuve d'idéalisme, c'est penser que la mentalité des Européens pourra
se modifier sans que soit brisé le régime économique de type colonial
qui engendre (sans que cela soit schématique) cette mentalité.» Mais il
faut ajouter que toute nation est composée de classes sociales, et pour
ma part, en tant que marxiste, j'accorde aussi une importance à la lutte
de classes qui est le moteur de l'histoire.
Quand une nation s'est débarrassée du colonialisme oppresseur, peut-on
raisonner sans regarder cette notion, sans ses rapports avec la lutte
des classes ? Je ne le pense pas. C'est un autre débat qui mérite
réflexion et de plus longs développements.
Après la Seconde Guerre mondiale, vous vous opposez, dans le même
combat aux «fascisme, capitalisme, colonialisme». Comment décryptez-vous
ces systèmes d'oppression ?
Le fascisme et le colonialisme sont des produits du système capitaliste.
Le colonialisme c'est le capitalisme qui va à la conquête d'espaces
territoriaux pour acquérir des marchés, piller les richesses des pays
qu'il domine, surexploiter leur main-d’œuvre en versant des salaires
inférieurs à ceux nécessaires pour la reconstitution de la force de
travail afin d'obtenir des surprofits. Le colonialisme recourt à la
violence bestiale pour imposer sa domination dans les pays qu'il occupe
en multipliant, au cours de ses guerres de rapines, des massacres aussi
odieux si ce n'est pire que ceux commis par le fascisme. De son côté,
celui-ci est la poursuite de la domination du système capitaliste rongé
par une crise profonde dont l'origine repose sur la contradiction entre
le capital et le travail. Le fascisme, expression bestiale du
capitalisme, utilise des moyens aussi barbares que ceux utilisés par
l'impérialisme dans la conquête des colonies. Il recourt à la haine
raciale entre travailleurs immigrés et locaux pour dévoyer leurs luttes
et les détourner de la révolution socialiste quand les conditions
objectives existent. Il freine la prise de conscience de classe et
retarde la réalisation du facteur subjectif nécessaire à la réalisation
de la révolution socialiste. C'est, rapidement, notre décryptage de la
nature du capitalisme, des manifestations de son comportement pour
réaliser plus de profits en écrasant les peuples. Comme le disait si
bien Marx, notre monde contemporain depuis l'avènement du capitalisme et
sa transformation en impérialisme est face à ces deux choix :
«Socialisme ou barbarie.»
Quel était le climat politique vu par les communistes dans l'Algérie
qui venait de subir les massacres de Mai 1945 et était dans la
préparation du soulèvement de 1954 ? Comment les communistes ont vécu
cette période d'incubation révolutionnaire ?
Tout d'abord, il convient de souligner la féroce répression colonialiste
qui s'est abattue sur les manifestants de Sétif et de Guelma. Ils
célébraient pourtant pacifiquement la victoire sur le fascisme et
réclamaient en même temps la reconnaissance du droit de l'Algérie à
disposer librement d'elle-même et à gérer ses propres affaires. Ce qui
correspondait aux buts de la Seconde Guerre mondiale. La férocité
coloniale du 8 Mai 1945 a entraîné ensuite les soulèvements des
populations dans certaines régions du pays, particulièrement à Kherrata,
Chevreuil. Ils ont été étouffés à leur tour par l'armée coloniale
française avec l'utilisation de grands moyens militaires (une véritable
guerre), aviation et escadre marine. Les dizaines de milliers de
victimes, les arrestations et les condamnations à de longues peines de
prison prononcées par les tribunaux colonialistes ont soulevé la colère
et l'indignation de tous les Algériens. Mais cette dure épreuve a amené
les partis du mouvement de libération nationale à réfléchir sur les
orientations et les moyens de les mettre en application pour conduire à
l'indépendance nationale. Le Parti communiste algérien prit conscience
de la force du mouvement de libération qu'il avait sous-estimé durant la
période qui va de 1943 à mai 1945 en ne liant pas son combat contre le
fascisme à celui pour l'indépendance du pays. L'autocritique de son
comité central, en juillet 1946, porte également sur les comportements
erronés et sectaires de certains de ses dirigeants vis-à-vis des
responsables nationalistes. C'est pourquoi, il s'engagea dans une grande
campagne pour l'amnistie de toutes les victimes de la répression, dans
les premiers mois qui suivirent la tragédie du 8 Mai. Le large mouvement
des comités d'amnistie qui s'organisa à travers tout le pays permit non
seulement la libération des Algériens emprisonnés, mais créa aussi les
passerelles nécessaires pour réaliser l'union des forces patriotiques.
Cette libération des emprisonnés redonna des forces aux partis
nationalistes que la répression avait affaiblis. Ces mêmes partis,
tirant les leçons de cette épreuve, ont également engagé des efforts
pour la mobilisation et l'organisation du peuple sur la base d'une
élévation de la conscience politique populaire afin de vaincre le
colonialisme en lui portant des coups sérieux et décisifs.
Une grande effervescence a régné dans l'activité de tous les partis
politiques du mouvement de libération pendant la période allant de 1945
à 1954. Les débats politiques et idéologiques publiques entre les
courants communistes et nationalistes, et à l'intérieur même de ces deux
courants, étaient certes passionnés et parfois dures, mais l'esprit
unitaire prévalait grâce à l'élévation du niveau politique des masses
populaires obtenue au cours de ces échanges d'opinion sur les voies
menant à l'indépendance, sur ce qui devait la suivre une fois qu'elle
serait arrachée, sur quoi devait reposer nos politiques d'alliances,
etc.
Tous ces débats politiques ont fait mûrir la conscience politique de
notre peuple. Grâce à sa mobilisation, des victoires électorales ont été
remportées par les partis nationalistes et, dans une moindre mesure, par
le PCA, même quand l'administration coloniale fut contrainte de recourir
à des fraudes scandaleuses.
Loin d'être gagné par le pessimisme et la démobilisation, après ses
fraudes, le peuple algérien a constaté qu'il était possible de battre le
colonialisme. Les luttes revendicatives des ouvriers dans les
entreprises, des ouvriers agricoles dans les domaines de la grosse
colonisation, des paysans, des petits artisans et commerçants, les
luttes pour le respect des libertés élémentaires et syndicales, contre
la guerre menée au Vietnam par l'impérialisme français, la solidarité
manifestée avec les peuples frères de Tunisie et du Maroc et de
Palestine, des jeunes et des femmes ont pris une ampleur durant cette
période.
Tout cela a contribué à la préparation du déclenchement de
l'insurrection du 1er Novembre 1954.
A. M.
(A suivre)
Demain la deuxième partie : «De l’ORP à l’implosion du PAGS
Un destin de combattant
Par Nourredine Saâdi
Algérien, juif, communiste né dans une famille
judéo-arabe de Constantine, William Sportisse est un homme, à plus d’un
titre, exceptionnel.
Né en 1923, il porte ses 90 ans avec charme et santé et ceci est
d'autant remarquable quand on sait les épreuves, les combats, la
répression, les diverses périodes de clandestinité, la torture, les
prisons qui ont marqué — et continuent — sa vie militante depuis son
engagement au Parti communiste algérien à l'âge de 16 ans. Et même bien
auparavant. Initié dès son enfance par l'exemple de ses deux frères
communistes et autant révolté par la répression coloniale qui s'abattait
en permanence sur sa famille comme sur toute la société colonisée,
William est né ainsi dans le communisme en famille comme d'autres, ses
futurs adversaires, grandissent avec la cuillère d'argent dans la
bouche.
Son frère aîné, Lucien, instituteur communiste, chassé de la fonction
publique pour ses activités politiques et syndicales, se fait ouvrier
maçon et continue son combat à Constantine et Alger, devenant — selon
les rapports de police — «la bête noire» de l’administration française.
Expulsé en France par le régime de Vichy, Lucien rejoint la Résistance
et est assassiné à Lyon, en mars 1944, par la Gestapo française.
Bernard, dirigeant des Jeunesses communistes dans les années 1930 à
Constantine puis à Alger et à Oran, emprisonné pour son action
clandestine communiste sous Vichy, poursuivit ses activités après 1945.
Expulsé de Constantine pendant la guerre de libération, il continua le
combat en clandestinité à Alger. Ses deux sœurs, des beaux-frères, des
cousins seront également engagés dans le Parti communiste et la lutte
pour l’indépendance.
C'est donc dans un climat familial militant que William Sportisse prend
conscience, dès son jeune âge, que les combats contre le racisme, le
fascisme, le capitalisme et le colonialisme ne font qu'un. Il est donc
très tôt, et le plus naturellement, internationaliste et patriote
algérien, liant indissociablement son engagement communiste à la lutte
pour l’indépendance et la justice sociale. Ce qu'il retrace dans un
livre, particulièrement très riche, d’entretiens avec l’historien
Pierre-Jean Le Foll-Luciani intitulé Le camp des Oliviers, en référence
à un quartier de sa jeunesse à Constantine.
C'est un ouvrage remarquable à plusieurs égards. D'abord parce que, par
le parcours d’un militant depuis les années 1930, il restitue toute une
fresque historique sur la période coloniale et l’Algérie indépendante.
Si le propos est centré, évidemment, sur William Sportisse et les
combats communistes, il va au- delà, relatant les luttes
anticolonialistes multiformes aussi bien des courants nationalistes
radicaux ou, plus modérés, des Oulamas, des organisations syndicales ou
associatives. Il offre ainsi un regard rétrospectif vivant et fort
illustré sur des pans entiers, parfois méconnus ou occultés, de
l’histoire de l’Algérie. C'est ensuite, et c’est ce qui fait son grand
intérêt, à la fois un livre de témoignage et un travail sur l'histoire,
basé sur une véritable recherche de documents, d'archives de police,
administratives ou militantes et soumettent ainsi constamment les
souvenirs de William Sportisse à ce que permet le savoir historique sur
les faits, les événements.
La conduite des entretiens par Pierre-Jean Le Foll-Luciani, grâce à sa
méthodologie d'historien et sa connaissance du terrain (pour y avoir
consacré une thèse universitaire), a permis, de façon très subtile et
opérative, la confrontation, souvent nécessaire, entre la mémoire et
l'Histoire. Cela donne à l’ouvrage une vérité alliant la subjectivité du
témoin à l’objectivité de l’historien. Enfin, et ce n’est point le
moindre intérêt de ce livre, il retrace une vie exceptionnelle que ne
sauraient que résumer ces quelques étapes. Une enfance constantinoise,
dans un milieu juif traditionnel en «francisation» : sa langue
maternelle est l'arabe, on parle également le français à la maison mais
l'on fréquente peu les «Européens» tout en vivant harmonieusement avec
les voisins «musulmans» (selon les appellations identitaires de
l'époque). L’enfant William se souvient du climat antisémite de la part
des Européens et de la montée de l’extrême droite, y compris dans son
lycée (d’où il fut exclu, plus tard, en 1941, par les Lois anti-juives
du régime de Vichy). Il garde également un regard lucide sur les heurts
entre juifs et musulmans, souvent manipulés par les officines
coloniales, comme lors des événements du 5 août 1934, et dresse un
tableau très riche et vivant des relations Juifs-Arabes, si
particulières dans l’histoire de Constantine.
C’est dans le bouillonnement des luttes intenses de l’époque, de
l’avènement du Front populaire et de la montée du fascisme, qu’il se
jette dans le combat politique. Il rencontre dans son action des
militants du mouvement national, allant du PPA à l’UDMA aux élus de Ben
Djelloul ou des Oulémas, et se lie à nombre d'entre eux, notamment à
Réda Houhou. Surtout, il découvre les milieux populaires, les syndicats
et la paysannerie, en parcourant, lors de meetings et réunions, les
douars et les campagnes de l’Est algérien. C’est une véritable fresque
sociologique de l’époque que nous restitue le témoin, aidé d'ailleurs
par une mémoire particulièrement vive tant il nous fait vivre détails et
anecdotes. Au-delà des faits, il nous rapporte également les débats, les
controverses, les conflits et les actions communes, les alliances entre
les différents courants politiques ou les évolutions doctrinales du PCA
sur la question nationale, n’hésitant pas au regard critique qu’il porte
rétrospectivement sur l’histoire.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé dans un périple
rocambolesque à Casablanca, Dakar, Atar, Nouakchott, apprenant à sa
démobilisation l’assassinat de son frère Lucien — un événement qui
marque sa vie.
Après la fin du nazisme, il reprend toute sa place dans le combat
anticolonial et devient dirigeant national des Jeunesses communistes et
principal animateur de l’Union de la jeunesse démocratique algérienne.
Permanent du PCA dès 1948, il est ainsi ce qu'on appelle «un
révolutionnaire professionnel», se consacrant entièrement à l’action
militante, alternant les époques de clandestinité avec d’autres plus
«légales» durant cette période de radicalisation anticolonialiste,
préparatoire de la guerre de Libération nationale.
pour diriger une radio en langue arabe, «La voix de l’indépendance et de
la paix», encourageant et soutenant la guerre de libération nationale.
En raison de pressions du gouvernement français sur les autorités
hongroises, les émissions sont supprimées et il regagne en1956 l'Algérie
où il rencontre son camarade Henri Maillot, communiste, appelé «sous les
drapeaux», qui lui fait part de son projet — dont l'exécution fera grand
bruit — de s'emparer d' un camion d'armes au profit des maquis. Après
les accords FLN-PCA, à la suite de la rencontre entre Abane Ramdane et
les dirigeants communistes, William Sportisse retourne à Constantine
pour diriger l’action clandestine du PCA, en relation avec les maquis de
l’ALN, sous le pseudonyme d’Omar. Au cours de cette période,1956-1962,
il nous fait revivre les péripéties du travail clandestin, des caches et
des planques et surtout de l’atmosphère de la guerre à Constantine. Non
sans humour, il rapporte certaines scènes cocasses qui humanisent
l’action. Il nous fait part de l’état d’esprit et des contradictions de
la population juive, écartelée entre son désir d’algérianité et sa peur
de l’indépendance. Il n’hésite pas à aborder des questions épineuses,
comme le rapport à Israël, manifestant résolument son anti-sionisme,
tout en assumant sa judéité. A l’indépendance, il est journaliste à
Alger Républicain et poursuit diverses tâches à la direction du Parti
communiste, dont il jette un regard critique sur certaines décisions,
notamment la fusion envisagée du journal avec celui du FLN, Le Peuple.
Le coup d’Etat du 19 juin va marquer un nouveau tournant dans sa vie.
Arrêté et torturé à la suite de la création de l’ORP, il va connaître
une longue période de répression dans diverses prisons jusqu'en 1968,
avant de subir une assignation à résidence à Tiaret jusqu'en 1975. Son
action militante ne cesse pas pour autant. Il la poursuit,
clandestinement et individuellement, auprès des jeunes et des syndicats,
rejoignant le PAGS, continuateur du PCA. Il aime à dire qu'il n’y avait
plus de communistes à son arrivée à Tiaret, mais ils étaient une
centaine à son départ, ajoutant très vite, par sa modestie proverbiale,
qu’il ne s’agit pas du résultat de sa seule action, mais de celle de
tous ses camarades !
A partir de 1975, de retour à Alger, il exerce plusieurs fonctions de
cadre d’entreprise, ayant une bonne formation en comptabilité
analytique, et il relate les difficultés quand ce ne sont les sabotages
et la gabegie auxquels est confronté le secteur public. Bien qu’il
demeure militant du PAGS, ses activités politiques directes deviennent
plus restreintes.
Après les émeutes d’octobre 1988, la fin du régime du pari unique et le
multipartisme légal constitutionnalisé, William Sportisse contribue à la
reparution d’Alger Républicain et est chargé des finances du PAGS. Dans
des passages, malheureusement trop succincts, il critique les conditions
du passage à la légalité, les divergences entre dirigeants dans la
situation complexe de «bouleversements des pays socialistes», donne un
aperçu, hélas trop rapide, sur l’émergence de l’intégrisme islamique et
la «décennie noire» du terrorisme.
Lui-même, sur les conseils de son ami Hamid Benzine, va quitter
l’Algérie en 1995. Il rejoindra, à sa naissance, le PADS (Parti algérien
pour la démocratie et le socialisme), qui se définit comme le
continuateur du PCA.
Sur un ouvrage important de 345 pages, seules 85 sont consacrées à la
période post-indépendance et quelques-unes seulement à ce moment si
particulier que fut la fin du PAGS et la mort du camp socialiste» sur
lesquelles on aurait tant envie de connaître l’opinion de William
Sportisse, tant ce sont des moments controversés et fort importants dans
notre Histoire et dans l’évolution du monde.
L’auteur leur consacre quelques ellipses et raccourcis, ce qui est
dommage... On souhaiterait vivement que William Sportisse s’y consacre
dans un second tome à ce livre si riche et si intéressant.
N. S
|