Reportage : Reportage
La dernière métamorphose d’Apulée
Par Arezki Metref
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La décadence des temps (1re partie)
Salah n’est pas spécialement volubile. Mais c'est aussi un faux taiseux.
Il alterne de profonds silences avec une prolixité soudaine. Sec comme
un sarment, le visage émacié des hommes qui en ont vu des vertes et des
pas mûres, le regard pétillant, il m’attend à l’aéroport de Annaba.
«Il sera au deuxième parking», m'a prévenu Maâmar au téléphone.
Je débarque dans l’aérogare bondée, plus de monde aux départs qu'aux
arrivées. Cette matinée de fin juin est déjà caniculaire. 29 degrés à 9h
du matin, on voit de quoi le jour sera fait. Cela faisait quoi — combien
de temps ? — disons longtemps que je n’étais pas revenu à Annaba. La
dernière fois, le complexe sidérurgique d’El-Hadjar appartenait encore
souverainement à l’État algérien et l’aéroport ne s’appelait pas
Ahmed-Ben-Bella. Depuis, il a coulé un coup d’Etat, une guerre
intérieure et des centaines de milliers de morts. Sans compter
l’assassinat de Boudiaf. Ici même, justement ! Au deuxième parking, je
reconnais tout de suite Salah. Il conduit une voiture vert moutarde, la
seule de l’aire du stationnement. Pas possible de le louper. On se jette
dans les bras l’un de l’autre comme deux vieux copains qui se retrouvent
après une guerre. Nous ne nous étions jamais vus !
Salah conduit à l’algérienne, la seule contrainte, c’est l’efficacité.
«Je respecte deux impératifs, dit-il, ne pas me laisser rentrer dedans
et ne pas rentrer dedans, le reste est fioriture.» Ce faisant, il fait
de l’Apulée sans le savoir : «Rien de ce qui a pour but de sauver des
vies ne saurait passer pour criminel.» S'il est très souple avec les
règles du code de la route, c'est pour la bonne cause. En outre, il est
en deçà des prouesses de la moyenne des conducteurs algériens. Dès la
sortie des entrelacs qui dégagent de l’aéroport, nous voilà à un
carrefour dont une des voies conduit au port et l’autre à El-Hadjar.
En voyant ces quelques lettres ternies sur une plaque signalétique,
c’est tout un monde qui afflue. D’abord, la glose boumediéniste sur le
fleuron de l’industrie industrialisante. Puis les luttes ouvrières,
quand le cœur du pays battait pour les plus démunis, souvent moins pour
des motifs de conditions de travail et de salaires que pour des raisons
patriotiques de conservation de ce formidable outil de développement à
l’abri des appétits compradores. Puis la cession perfide à ArcelorMittal
et le lot de drames humains que cette abdication a engendrés :
emprisonnement, morts suspectes…
Et voilà qu’Apulée m’alpague, tandis que je remarque au bord de la
route, un baudet se repaissant tranquillement d’une herbe calcinée par
le soleil. «L’âne Lucius broute des roses vermeilles.» Des roses ? Oui
des roses… Et vermeilles. Je reviens à ma quête : L’Ane d’or, Apulée…
Cette forme de voyage l’avait mené à Athènes et à Rome. Il l’appelait
«pèlerinage littéraire», et à mon tour cela me conduit à Madaure. C’est
sur les traces de ce nomade que je me lance. Aller à M’daourouch,
Madaure, ville natale d’Afulay, écrivain, démonologue, prêtre isiaque,
rhéteur, juriste et maître des Neuf muses. En bon apologue de lui-même,
Apulée avait compris que la communication qui ne portait pas encore ce
nom, consistait à ne jamais se dévaloriser. Tout au contraire, il
n'hésitait pas à s'auto-congratuler : «J'ai bu à toutes les coupes de
l'instruction ; Empédocle compose des vers ; Platon, des dialogues ;
Socrate, des hymnes ; Epicharme, de la musique ; Xénophon, de l'histoire
; Xénophane, des satires ; tandis que votre Apulée s'exerce dans tous
ces genres.» Notez bien le «votre Apulée» !
Ce métis, qui se revendiquait mi-gétule, mi-numide, était intégralement
berbère. Il faisait partie de cette élite qui devait louvoyer avec la
Rome hégémonique. Il y parvint si bien qu’il acquit l'insigne
particularité d'avoir vu de son vivant sa statue érigée à Carthage et
dans d’autres villes.
En entreprenant ce voyage, je cherche quoi, en fait ? Peut-être à
rappeler, à notre conscience nationale assoupie dans une léthargie
post-digestive, que d'ici est parti un bonhomme de l'envergure d'Apulée,
gloire universelle en son temps, qui en vint même, en tant que coryphée
du paganisme, à être tenu par les païens de l'époque, selon son
compatriote saint Augustin, pour l’égal et l'opposé de Jésus-Christ.
Mais où trouver des traces ? Et quelles traces ? J’écoute Salah
s’attendrir sur les paysages d’antan, avant que les constructions ne
massacrent ce qui ressemble encore par moments à de véritables
aquarelles.
Je songe déjà à la difficulté à relater ce voyage. Non, je ne crois pas
pouvoir me prévaloir de l’invite un peu fanfaronne faite par Lucius
Apuleius, Apulée ou Afulay pour nous, en ouverture de L’Ane d’or. Il
écrivait avec toujours le même aplomb : «Lecteur attention, tu ne
t’ennuieras pas !»
Voilà Dréan ! Jadis village agricole coquet surnommé par les siens, et
avec un chauvinisme de bon aloi, «Le Petit Paris», Dréan apparaît
aujourd’hui comme un magma urbanistique composé de constructions
inachevées, et souvent défiant les lois de l’apesanteur. Rien de
différent, en somme, du reste de l'Algérie.
J'interroge Salah sur le nom colonial tout en me doutant bien qu’il
s’agit de Mondovi, lieu de naissance accidentel de Camus. Faut-il y voir
l’un de ces signes bénéfiques – ou maléfiques – de la science d’Apulée ?
Je percute. Camus a-t-il écrit sur Apulée ? Et puis, et surtout,
l’évidence : Camus et Apulée sont nés à quelques dizaines de kilomètres
l’un de l’autre, du moins sur les mêmes plaines et à l’orée du même
désert.
Pressés par le temps, contraints par la circulation dense et anarchique,
nous contournons Dréan. Tant pis, je ne verrai pas la plaque qui,
semble-t-il, a été apposée sur la demeure natale de Camus en 2012 à
l'occasion du 52e anniversaire de sa mort. Là encore, j'ai le sentiment
que l'on passe d'un excès à l'autre. D'une chape de silence à une
explosion de célébrations. Je songe à ce moment, de façon certes un peu
impertinente, voire carrément cynique, à une balade dans la ville de
Luxembourg avec mon ami Sadek. A un moment, il me montra une maison sur
laquelle une plaque signalait que Victor Hugo y avait séjourné.
Commentaire de Sadek : «Tu vois, quand on est aussi célèbre que Victor
Hugo, partout où l'on a eu un rendez-vous galant, cela devient un
monument historique.»
Nous traversons d’abord les hautes plaines, ensuite de brèves forêts de
conifères, et enfin des montagnes ocres. Et le paysage peu à peu se
dégarnit, se consume, asséché par le souffle du désert.
Dans le ronronnement du moteur et la moiteur poussiéreuse de
l'habitacle, j'imagine Apulée, ou encore saint Augustin deux siècles
plus tard, empruntant cette même route à pied, à cheval, à dos de mule.
Que voyaient-ils l'un et l'autre ? Dans un simple et beau roman,
Taghaste, Kebir Ammi décrit Augustin allant de Rome vers sa ville
natale. Il débarque à Hippone puis rallie Taghaste à pied, traversant
ces mêmes paysages, rencontrant maints personnages sur son chemin dans
l'esprit de l'autarcie philosophique platonicienne qui résume le bonheur
à la besace et au bâton de pèlerin.
Je songe aussi à cet utile travail d'exhumation mémorielle entrepris par
Djedaiet Mahmoud dans Saint Augustin, fils de Taghaste et de Numidie
(édition non-indiquée, 2004). Augustin y évoque l'époque où «enfant, je
couvrais sans lassitude beaucoup de chemin quand l'amour de la chasse
aux oiseaux m'imposait de longues courses». Par un de ces hasards
qu’Apulée, versé dans les sciences occultes, essayait d'ordonner, ne
voilà-t-il pas que Salah raconte son enfance pauvre à Annaba. Débrouille
pour survivre. C’était peu de temps avant la fin de la guerre.
La misère était telle que les enfants étaient contraints de prendre ce
dont ils avaient besoin, là où ils le trouvaient.
Aujourd’hui, Salah n'a pas assez de mots pour exprimer combien le choque
le fait que de jeunes adultes préfèrent vivre aux crochets de leurs
vieux parents plutôt que d’essayer de gagner leur vie. Il raconte aussi
son engagement dans l’armée, puis le tourbillon du coup d’Etat avorté de
Tahar Zbiri en 1967 qui avait failli l'emporter. Après sa
démobilisation, il prend un travail dans le civil jusqu’à l’âge de la
retraite, et… continue à travailler. Comment pourrait-on lui reprocher
sa vision manichéenne de la jeunesse, lui qui a dû subir tant de
renversements brutaux mettant à mal ses valeurs ?
Dans ce manuel de philosophie pratique que la vie lui a dicté, une page
pour chaque coup du sort, il en est venu à opposer le travail d’antan à
l’oisiveté d’aujourd’hui et la modestie dans l'effort d’hier à la
tonitruante exigence actuelle :
- Je te jure que je ne comprends plus rien à ce monde. De mon temps, un
homme portait une ceinture ou des bretelles comme des signes de pudeur.
Maintenant les jeunes baissent au maximum le pantalon pour montrer la
marque de leur slip.
J’ai été à deux doigts de lui raconter l’origine de cette mode étrange
telle que je l’avais apprise de la bouche d’un jeune chercheur en
sociologie urbaine. Comment la confiscation des ceintures aux détenus
dans les prisons US entraînant le glissement du pantalon, a conduit à
adopter un style fashion devenu international.
Après quoi, le ronronnement du moteur, soporifique pour le cerveau, nous
incite à faire assaut de lieux communs sur la décadence des temps.
Avons-nous seulement conscience que le «c'était mieux avant» avait déjà
cours du temps d'Apulée de Madaure ? Salah connaît si bien la route
qu'il arrive à évaluer le nombre de kilomètres parcourus non pas en
consultant le compteur de bord mais en fonction de son état de fatigue.
A un moment donné, dans la descente d’une route de montagne, il
m’informe que nous avons le choix entre deux itinéraires, et qu’il opte
pour le moins fréquenté. Nous arrivons sur un plateau pelé. Au loin, des
vapeurs ocres tremblent au bord des pupilles.
- Voilà M’daourouch, lâche Salah.
En découvrant cette agglomération perchée sur un monticule, cernée de
plaines aux terres généreuses mais désertes, à la croisée du Sahara et
des Aurès, je me suis demandé pourquoi diable les Numides étaient venus
se fourrer en un tel lieu. Et pourquoi diable aussi, sous les Flaviens,
les Romains en avaient-ils fait une colonie ?
Mais en y séjournant, on s'aperçoit comme à l'ingestion d'un filtre
magique, probablement légué par ce fieffé Apulée, que cette ville de
ruines qu'est Madaure et ce village menaçant ruine qu'est M'daourouch a
quelque chose de magnétique.
Chercheur de racines
(2e partie)
- En début d’après-midi, mon cousin Mabrouk t’emmènera visiter les ruines
de Madaure, me dit Maâmar.
Il ajoute que Mabrouk a deux particularités, si on peut dire :
- Du temps où il était dans l’Algérois, en forçant le trait, on peut
dire qu’il était le seul RCD du pays chaoui. Et puis c’est un passionné
des origines.
A l’heure dite, Mabrouk arrive vêtu d’un pantalon court et d’une
chemisette kaki. Avec sa rousseur tannée par le soleil gétule, il n’est
pas sans rappeler la carnation d’un saint Augustin. Il sort de son sac
toute une documentation sur M’daourouch (Madaure), sur Souk-Ahras (Taghaste)
où il vit, ainsi que ses propres textes. Car Mabrouk taquine la plume
comme la plupart des chercheurs de racines.
Après une carrière sans nul doute brillante, à en juger par sa rigueur,
son intelligence et son esprit de méthode, dans une société nationale à
Alger, il décide un jour de rentrer au bercail pour assouvir sa passion
de la quête des origines. «Vivre tout près de ses ancêtres n’est
qu’apothéose de l’âme, une fois le laps de temps consommé, et aussi
lointain que remonte notre passé, à l’épopée de Gaïa, de Massinissa
notre grand aguellid, on ne peut qu’être fier, très même, et en citer au
podium – le mien –, Jugurtha, Ptolémée, Syphax et la belle Dihya, et
tant d’autres à travers l’histoire, que nous gardions jalousement pour
nous en ranimer aux temps de disette ou d’égarement identitaire.» Voilà
ce qu’écrivait Mabrouk dans un texte intitulé Isoranes — les racines —
en 2006.
Durant ces quelques heures pendant lesquelles il me guidera dans les
ruines de Madaure, j’aurai tout loisir d’apprécier son immense culture
historique, sa parfaite maîtrise du berbère, de l’arabe et du français,
et surtout sa grande humilité.
Nous grimpons dans la voiture climatisée de Walid pour échapper à la
langue de feu de l’air caniculaire. Le site de Madaure se trouve à 4-5
km à peine du village. Déjà dans la voiture, comme si la conscience de
ne disposer que de peu de temps le poussait à la synthèse, Mabrouk
entame l’histoire de Madaure par petites touches. Ce qui témoigne de ses
scrupules pédagogiques à ne pas me bombarder de trop d’informations à la
fois.
J’entreprends d’enregistrer ses propos qui m’intéressent au plus haut
point, afin de n’en perdre aucune syllabe. Ainsi, me dis-je, si je dois
m’arrêter là, mon but sera d’ores et déjà atteint. Rencontrer des
personnages authentiques du cru, préservant et assumant l’histoire de
Madaure dans sa continuité depuis l’aube numide, n’est-ce pas là le but
de mon voyage ? Et voilà que ce sacré appareil made in China
n’enregistre pas le moindre mot !
- C’est sûrement les piles, conclut Walid qui stoppe le véhicule devant
un kiosque.
Je les remplace par celles qu’il vient d’acheter et prie Mabrouk de
répéter ce que l’appareil n’a pas enregistré. Nouvel échec. Indulgent,
Walid suggère que les piles du kiosque, tout aussi made in China, sont
périmées. Je m’apercevrai plus tard que c’était mon incapacité à me
servir de l’enregistreur qui en était la cause.
Nous nous garons dans un parking face à l’entrée du site, clos depuis
quelques années. Une source d’eau minérale coule à ciel ouvert. Des
voitures s’y arrêtent et des conducteurs en descendent pour remplir des
jerrycans de cette eau réputée pour son abondance et sa pureté. Nous
sommes samedi et, bien entendu, les trois seuls visiteurs.
Mabrouk me raconte toutes les batailles menées notamment au sein de
l’association Les Amis de Madaure, pour que le site ne reste pas à
l’abandon. L’adversaire dans cette bataille, c’est la bêtise et la
suffisance arabo-islamique à nier tout passé qui lui soit antérieur, ou
le cas échéant à le dégrader. J’avais entendu parler de ces anciens qui
s’étaient vantés lors d’une cérémonie officielle sur le site, en
présence des autorités locales et nationales, d’avoir essayé d’abattre
des colonnes d’une demeure de la Madaure romaine, une façon d’éradiquer
l’héritage antéislamique. Les colonnes portent encore les blessures des
méfaits de leur ignorance. Heureusement, la pierre a résisté avec cette
vigueur de l’évidence en vertu de laquelle on ne peut détruire son passé
quel qu’il soit.
Autre cas rapporté par Maâmar. Il avait lui-même proposé que l’un des
lycées de M’daourouch soit baptisé du nom du natif du lieu, à savoir
Apulée. Réponse de la bêtise :
- Non, c’était un mécréant !
On peut penser que s’ils n’ont pas changé le nom du lycée Saint-Augustin
de Annaba, ce ne peut être que par crainte d’un scandale international.
Mabrouk lui, au contraire, revendique le passé de Madaure depuis sa
naissance berbère. Il attribue le nom de Madaure –M’daourouch – au
toponyme berbère tamadit, autrement dit, les deux rivières. Compte tenu
de la prospérité agricole de la région, avec la présence abondante d’eau
souterraine, il n’est pas impossible que cette explication soit fondée.
On sait, en revanche, avec une quasi-certitude que, ville numide,
Madaure est mentionnée depuis le IIIe siècle avant J.-C. Elle
appartenait au royaume de Syphax avant d’être conquise par Massinissa.
C’est un architecte, CH. A. Joly, qui le premier entreprend les fouilles
au début du XXe siècle. Cela donnera de la matière à l’incontournable
Stéphane Gsell pour une publication sur Madaure à triple détente,
successivement en 1914, 1918, 1922. C’est de cette publication que vient
l’essentiel de ce que l’on sait sur Madaure – ainsi que des écrits
d’historiens latins. On croit savoir que la population de la ville
atteignait le nombre de 10 à 12 000 habitants. Le théâtre, conservé
presque intact, le plus petit théâtre romain du monde, contenait 1 200
places, soit 10% de la population.
On découvre que la cité était une ville de riches possédants, compte
tenu de la fertilité du sol et des nombreux moulins à blé et pressoirs à
huile dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui. Mais la cité
était surtout connue pour être, après Carthage, le deuxième centre
universitaire le plus important d’Afrique. L’université y brillait en
particulier par ses cours de philosophie et de rhétorique considérés
comme les plus réputés de l’Empire romain.
Ce n’est pas un hasard si Madaure a donné un Apulée et un grand
grammairien comme Maxime, un païen, ami de saint Augustin. Maxime
naquit, étudia avec ce dernier qui avait 15 ans à cette époque, puis
professa à Madaure même. Pas inintéressant de noter l’esprit de
tolérance religieuse qui régnait alors à l’université de Madaure.
Maxime, fermement acquis au paganisme, manichéiste, croyant en la
religion de Numa, et Augustin, évêque d’Hippone et figure universelle de
l’Eglise, malgré leurs chemins divergents, continuaient à échanger comme
du temps de leur jeunesse estudiantine, des arguments pour et contre le
christianisme notamment.
Poursuivant notre balade sur le forum, Mabrouk m’interpelle :
- Tu imagines, ici presque rien n’a changé depuis le temps où Maxime et
Augustin se promenaient en philosophant !
Il ajoute :
- D’ailleurs dans la correspondance d’Augustin, il y a des lettres
adressées à Maxime qui rappellent ces promenades de jeunesse.
- Et Apulée alors ? lui demandai-je.
En allant à la recherche de Madaure, j’avais inconsciemment évacué tous
les autres pour ne m’intéresser qu’à Apulée. Peut-être à cause de L’Ane
d’or, cette œuvre littéraire qui compte parmi les 4 ou 5 romans les plus
importants de l’histoire de l’humanité, avais-je étroitement réduit
Madaure et sa longue histoire à Apulée.
Je ne dois pas être le seul puisqu’à la conquête française de M’daourouch,
l’administration coloniale avait donné au village conquis par la force,
non pas le nom d’un général, comme le voulait l’usage, mais celui d’un
philosophe. Comment ne pas voir en Montesquieu un hommage à Apulée ?
Tandis que l’on pénètre à l’intérieur de la forteresse byzantine, —
construite comme ouvrage militaire vers le VIe siècle avec les pierres
de la ville romaine bâtie en 75 après J.-C. — Mabrouk me désigne des
terres et des constructions sur les deux tiers du site n’ayant pas fait
l’objet de fouilles. Sans réaliser, sans doute, le télescopage de
l’Histoire que tous ces épisodes provoquent, il me dit :
- Là, c’est la propriété de la tribu Belhouchet, celle du colonel bien
connu de l’époque Boumediene.
Dans ces ruines géométriques et dans celles qui n’ont pas encore été
mises à jour, je tente d’imaginer où avait bien pu habiter Apulée, où il
avait pu jouer enfant. Impossible à savoir, évidemment ! On peut
supposer un garçon bien né, fils aisé du Duumvir de la ville, qui a eu
tout loisir de s’adonner à l’étude. L’instruction pour laquelle il a
montré dès son enfance une ardeur goulue, il l’a acquise non seulement
par sa propre volonté, mais aussi grâce à la fortune de son père. Dans
son Apologie, qui comporte de précieuses informations autobiographiques,
il avoue s’être «adonné, dès mon plus jeune âge, et de toutes mes forces
à la seule étude des lettres, dédaignant tout autre plaisir». Il a
cherché à acquérir la rhétorique «plus qu’aucun homme peut-être, au prix
d’un travail acharné de nuit comme de jour, aux dépens de ma santé».
Je fais candidement part à Mabrouk de l’étonnement qui me saisit chaque
fois que je visite un site qui renvoie à nos lointaines origines.
Qu’est-ce qui fait que cet héritage nous semble étranger, à nous
population autochtone – presque frappé d’extraterritorialité. Ce n’est
pas parce qu’il écrivait en latin qu’Apulée était romain. Et ce n’est
pas parce qu’il est un père de l’Eglise que saint Augustin a cessé
d’être un enfant de Taghaste.
Mabrouk acquiesce et déplore lui aussi les mutilations de nos arbres
généalogiques. Lui, en tout cas, fait partie des gardiens du nom propre
qui tiennent à se construire comme individu et comme nation, avec
l’apport de toutes les strates qui nous constituent.
Je me suis mis à imaginer ces ruines envahies de visiteurs qui, j’en
suis certain, ne demanderaient qu’à s’y rendre. Mais pour cela, il
faudrait réunir les conditions matérielles idoines, et surtout les
conditions culturelles à même de faire accepter, et surtout de se
prévaloir de cette richesse. Voyez Carthage…
Tiens, puisqu’on y est, il faut se souvenir que Bourguiba s’était
approprié saint Augustin face à nos responsables politiques incapables
de le revendiquer, tant ils étaient rigidifiés dans leur vulgate
nationaliste arabo-islamiste — exception faite, peut-être de Bouteflika,
à qui il faut bien reconnaître ça. Saint Augustin, berbère et chrétien,
tu penses !
Au lieu d’un groupe de touristes que le soleil perpendiculaire me fait
entrevoir sous forme de mirage, j’aperçois un couple égaré dans le
paysage ordonné des ruines. Lui, la trentaine, en survêt, cheveux en
brosse. Elle, élancée, le port seigneurial, les yeux dardant un mélange
de douceur aurasienne et de détermination chaouia, vêtue d’un hidjab aux
couleurs vives. Sans ce voile qui occulte sa chevelure, sûre qu’elle me
ferait penser à mon amie Kahina…
Dans la voiture du retour, c’est à mon tour de parler. Je demande à
Mabrouk comment il définit notre identité. Il me répond :
- Quoi qu’il en soit, à la base nous sommes des Amazighs.
Les héritages du langage
(3e partie)
Peut-être est-il temps, comme le faisait Apulée dans son Apologie, de
formuler des aveux comme autant d’arguments préventifs contre
d’éventuelles accusations. Cela fait plus d’une dizaine d’années que, en
toute humilité, je me suis lancé dans la prospection des strates de
notre histoire, dans ce qu’elles ont de matériel et d’immatériel.
Cette quête de reporter dans le présent et dans le passé est un
témoignage en faveur de la multiplicité de nos origines et de la mixité
de nos ancêtres. Après un travail sur la Kabylie, je suis passé par
Cirta, la capitale de Massinissa, en attendant d’arpenter les Aurès et
d’autres régions où les racines berbères sont encore vivaces. Dans ce
travail en gestation, je devais à un moment ou à un autre, en vertu de
la logique de cette recherche, mais aussi par pure inclination pour la
littérature, cette «extase du langage», m’intéresser à Apulée, donc à
Madaure. Notez qu’indépendamment de cela, je m’y serais de toute façon
un jour attelé. Mais il faut en convenir, je ne l’aurais pas accompli
aussi rapidement, ni avec autant d’aisance sans le concours amical et
cultivé de l’ami Maâmar Farah.
Le journaliste que tout le monde connaît est aussi natif de M’daourouch,
village auquel il est très attaché au point de s’impliquer de longue
date dans sa vie sociale et culturelle. En vérité, mon voyage répond à
une invitation réitérée depuis plusieurs mois. L’intérêt de Maâmar pour
ce gisement historique et sociologique qu’est son village natal, et
singulièrement pour Apulée, son compatriote à quelques siècles de
distance, il en a fait état dans plusieurs chroniques publiées ici-même.
Comment pouvait-on rêver meilleur guide et meilleur hôte ? Je possédais
une pauvre édition algérienne de L’Ane d’or, mal façonnée, sans
présentation préalable, et bourrée de coquilles. Maâmar me tend un opus
bien conservé d’une édition refondue du tome 1 des œuvres complètes
d’Apulée, parue à Paris, chez Garnier Frères en 1862.
- Cela fait des années, me dit-il, qu’avec les copains de l’Association
des amis de Madaure, nous le cherchions. C’est un copain d’ici qui l’a
trouvé aux Etats-Unis.
Traduite en français par le grammairien Victor Bétolaud, l’œuvre est
introduite par une préface érudite qui est à sa manière un morceau
d’anthologie. Elle cumule les connaissances les plus avancées de
l’époque sur Apulée et sur son Afrique romaine natale, et les clichés
les plus éculés sur les mêmes sujets.
Entre la reconnaissance de la singularité prolifique d’Apulée, constatée
déjà de son vivant, et la déconsidération de son œuvre, le préfacier
n’hésite pas un instant, au détriment de ce dernier à dire : «Comment en
serait-il autrement à l’égard d’un écrivain qui ne consacrait son talent
qu’à traduire ou à compiler ?» Il ajoute, à l’encontre de tous les
commentateurs d’Apulée – ceux qui l’ont précédé tout comme ceux qui le
suivront – : «Ses traités philosophiques ne présentent que des doctrines
vagues, incertaines, et qu’on ne saurait caractériser, ou, pour mieux
dire, Apulée n’a pas de système, et il reproduit tour à tour, par voie
de traduction, les dogmes de Socrate, de Platon, d’Aristote.» Puis, coup
de grâce, ses Métamorphoses, selon lui, ne forment qu’une «œuvre
bizarre, incohérente». Il s’avance même à considérer L’Ane d’or comme
«un véritable dédale que les modernes ne paraissent pas être capables de
pouvoir jamais expliquer, et où l’auteur s’est égaré lui-même».
Il l’accable pêle-mêle d’étalage de connaissances, de donner à son œuvre
une physionomie «prétentieuse et pédantesque, au point où la vanité et
la jactance du rhéteur la caractérisent». Par ailleurs, le traducteur
avoue s’être dispensé de traduire des extraits qu’il considérait
carrément licencieux.
Cette édition, capitale en Occident, ignorait l’influence d’Apulée en
tant qu’écrivain sur l’évolution de la littérature. Le Démon de Socrate
semble avoir été l’une des lectures de Johann Faust, ce médecin
thaumaturge né en 1480 à Cracovie, dont la vie vouée à la magie a
inspiré La tragique histoire du docteur Faust à Christopher Marlowe, et
l’œuvre célèbre que Gœthe mettra 60 ans à écrire. De même, Gérard de
Nerval ne fit pas mystère de sa dette envers Apulée. L’Ane d’or a servi
de modèle à de nombreux écrivains tombés dans la doxa, de La Fontaine à
Shakespeare chez qui les spécialistes détectent l’influence, notamment
dans Le Songe d’une nuit d’été.
Quand je demande à Maâmar ce que, selon lui, Apulée a légué à M’daourouch,
il répond :
- Sans doute une forme de sérénité, de détachement, de satisfaction de
ce que l’on a, voire de philosophie de la vie quotidienne qu’on retrouve
chez les gens d’ici.
Pour préciser ce qu’il veut dire, il préfère encore emprunter les mots
d’Apulée même : «Moins on désirera, plus on aura. Celui qui voudra (se
limiter à) peu de choses possédera autant qu'il voudra. La richesse se
mesure donc dans le cœur même de l'homme, plutôt que dans ses biens et
les intérêts qu'ils lui procurent. S'il est désarmé face à son désir (de
richesse), insatiable chaque fois qu'il s'agit de son profit, l'homme ne
sera pas comblé par des montagnes d'or ; toujours, il réclamera, comme
un pauvre, de quoi accroître son bien.
La vraie pauvreté se reconnaît à ceci : notre désir d'avoir plus nous
vient toujours de notre conviction d'être dans le besoin. Peu importe
l'ampleur de ce qu'on a si on croit que c'est peu. On est pauvre
lorsqu'on ressent une frustration liée au désir, riche, lorsque
l'absence de besoins nous ravit. Les pauvres, on les reconnaît à leur
insatisfaction, les riches, à leur contentement.» (Apulée, Apologie, XX,
2-4 et 8).
Maâmar a construit une demeure sur les terres héritées de son père, à la
sortie du village, sur la route menant aux ruines de Madaure. Il me
parle de son projet de suppléer à l’absence totale d’infrastructure
hôtelière, en créant des chambres d’hôtes destinées à accueillir les
pèlerins littéraires sur les traces d’Apulée, et les touristes
augustiniens. Ils arrivent de toutes les régions du monde – Australie,
Etats-Unis, Italie, etc.–, mais faute d’hôtels convenables, ils font
l’aller-retour Annaba-M’daourouch, ou Tunis-M’daourouch dans la journée.
Nous avons marché sur le bitume avant d’entrer dans le village, en
traversant la voie ferrée à hauteur d’une gare qui –allez-savoir
pourquoi ! – me rappelle ces gares de western. Sans doute à cause de
l’environnement quasi désertique, car objectivement la ressemblance ne
tient pas. Etendue sur une butte, la ville est cernée de vastes champs
couleur terre de Sienne, qui lui donnent l’aspect d’un de ces hameaux
aux allures de mirage du désert de l’Arizona. On ne peut pas ne pas
remarquer à l’orée du village, les chantiers en construction d’immeubles
d’habitation, ainsi qu’un centre de dialyse arraché de haute lutte, qui
permet aux malades jusqu’alors obligés de se déplacer à des centaines de
kilomètres d’être traités sur place. La plupart des terres
réquisitionnées pour ces chantiers appartenaient au père de Maâmar
Farah. La famille a été misérablement dédommagée.
Dès l’abord, M’daourouch présente la géométrie du village colonial :
rues tirées au cordeau, lignes perpendiculaires, maisons basses d’un
étage maximum, ficus au feuillage poussiéreux. A l’exception de quelques
surélévations qui pourraient en modifier l’aspect général, le centre a
dû rester tel qu’à l’origine. Aucun immeuble de verre, aucune
architecture futuriste comme on en voit maintenant en bien d’autres
lieux. Le village a gardé son aspect rustique.
Maâmar m’indique sa maison natale au cœur du village. Il m’explique que
M’douarouch est constitué, grosso modo, d’un melting-pot de Chaouis, de
Kabyles, de Soufis en provenance de Oued Souf ainsi qu’une population
arabophone originaire de Tiffech (ex-Tipasa de Numidie), de Hanahcha et
de Souk Ahras.
On entre dans une épicerie à l’ancienne, située sur la rue centrale. Des
étagères métalliques partent à l’assaut des plafonds. Des sacs de jute
débordent de marchandises.
Des bocaux regorgeant de friandises sont alignés sur un comptoir en
bois. Odeurs persistantes du passé, mélange d’épices, de lessive,
d’huile, de condiments. Maâmar me présente à Rachid, un ami d’enfance,
fils de commerçants venus de Kabylie au début du XXe siècle, qui tient
l’épicerie depuis plus de 50 ans :
- Je te présente un ami qui veut écrire sur M’daourouch et Apulée.
Mais Rachid botte en touche. Il répond par une vague formule de
politesse, et entreprend derechef avec Maâmar l’évocation du passé. Se
doutaient-ils qu’en échangeant leurs impressions sur leurs instituteurs
de l’époque, Aït Zahi et Hadj Messaoud, qui marquèrent leur génération,
sur le destin de l’un ou l’autre de leurs proches, ils alimentaient le
propos de ce reportage ? Ne consiste-t-il pas, ce propos, en prenant
prétexte d’Apulée, à comprendre comment se forge une patrie affective et
culturelle à partir d’un vécu commun de citoyens de différentes
provenances ? La conversation roule sur Hachemi, le frère de Rachid, un
autre ami d’enfance de Maâmar qui vit à Annaba, et qu’ils n’ont plus
revu au village depuis bien longtemps. Avant de le quitter, je pose à
Rachid la question de savoir ce qu’évoquent pour lui les ruines de
Madaure, Apulée…
Il me répond :
- On sait qu’elles sont là. Mais la vie quotidienne, elle aussi est là.
En déambulant dans les rues défoncées de M’daourouch, je réalise que
Maâmar et Rachid ont échangé en arabe et en français, jamais en berbère.
Je sais que Maâmar n’en est pas un locuteur : «Mon père parlait berbère,
mais il épousa une arabophone, ma mère. C’est pourquoi je suis l’un des
rares Farah à ne pas le parler.» Je constate que, victime comme eux de
l’aliénation linguistique, je ne me suis adressé ni à l’un ni à l’autre
en berbère. Je songe à Apulée, à ses œuvres en grec et en latin, à son
style reconnu talentueux dans ces langues, mais qui n’a jamais écrit
quoi que ce soit dans sa langue d’origine, le berbère. Cependant, sa
grande maîtrise des langues dominantes de l’époque ne l’a jamais exonéré
d’être renvoyé à la tare de ses origines. Victor Bétolaud rappelle, dans
la préface citée précédemment, l’exclusion prescriptive de l’institution
universitaire de l’époque. Voici comment il juge le langage d’écriture
d’Apulée : «Loin d’être pur et châtié, il offre de grossières
incorrections. Il est impossible que l’on oublie, et son origine
étrangère, et son séjour constant en Afrique.» Puis il cite Fréderic
Schoell, un philologue allemand du début du XVIIIe siècle, pour qui
Apulée a «toutes les duretés que les anciens reprochent à la diction des
écrivains originaires d’Afrique». Il souffre, écrit-il «d’enflure
africaine». On croirait entendre la critique française évoquer avec
paternalisme et bienveillance des écrivains algériens d’aujourd’hui.
Maâmar me tire de ma rêverie par cette remarque sociologique :
- La famille de Rachid était autrefois composée de riches commerçants.
Maintenant, ils sont presque pauvres. A l’heure du trabendo et de
l’informel, ils sont dépassés. Ce sont des gens qui ne pourraient vendre
une aiguille sans l’avoir achetée avec une facture.
Dans l’axe perpendiculaire à la rue centrale, on s’arrête devant un
garage de vulcanisation. Un mec à la dégaine d’acteur de western
spaghetti, les mains dans le cambouis, se dirige vers Maâmar. Ils se
remémorent les personnages du temps passé, leurs frasques de jeunesse,
puis le vulcanisateur rappelle le souvenir de Si Djoudi, le père de
Maâmar, un p’tit gars qui commença par vendre les œufs qu’il achetait
dans les fermes voisines, et qui finit à force de travail acharné par
posséder des terres à perte de vue.
Maâmar m’apprend que le garage est un ancien cinéma qui appartenait aux
Benmalek, dans lequel lui et ses copains venaient faire leur provision
de rêves. On peut encore observer la cabine de projection.
C’est dans un autre garage que nous tombons sur Hachemi, le frère de
Rachid que Maâmar et lui déploraient ne pas avoir vu depuis belle
lurette. Comment ne pas penser au «hasard objectif» des surréalistes
qu’André Breton définissait comme «la rencontre entre le désir humain et
les forces mystérieuses qui agissent en vue de sa réalisation».
Breton dénuait au «hasard objectif» toute signification surnaturelle.
Apulée, lui, en philosophe, croyait au surnaturel tout en se doutant,
comme le formulera plus tard Balzac, que «le surnaturel est du naturel
qui n’est pas encore connu».
La leçon des tempêtes
(4e partie et fin)
Zoubir dit :
- Passe demain. Je t’emmènerai voir ma mère. Elle a 92 ans. Tu pourras
parler kabyle avec elle.
Zoubir prononce tout ça avec l’accent chantant de l’arabe parlé de M’daourouch.
Il porte une casquette à l’américaine qui lui fait un petit air de
Michaël Moore. Bien qu’originaire des montagnes de Kabylie, il est né à
M’daourouch où il a toujours vécu. Il partage ses souvenirs d’enfance et
d’adolescence avec Maâmar et les autres. Son petit local, dans lequel il
vend des friandises pour les enfants, est aussi une amicale, une sorte
d’agora où devisent des gens de sa génération. J’aurai le plaisir
d’assister à l’une de leurs gaâda. Ils ne se confinent pas dans
l’évocation du passé. Ils œuvrent à sa conservation. Cela fait des
années que Zoubir se bat pour faire vivre l’Association de sauvegarde du
patrimoine avec bien des difficultés. Mais visiblement, il n’est pas du
genre à renoncer. Pour le moment, il s’active avec ses potes dans la
solidarité sociale en faveur des orphelins.
Nous voici dans un café en compagnie d’autres copains. Des jeunes
retraités revenus d’Alger ou d’autres lieux où ils avaient fait
carrière, sans jamais avoir perdu le contact avec le village.
Télescopage de souvenirs. Un passage furtif de Ben Bella en 1964,
accompagné de Boumediene, alors ministre de la Défense. La surprise de
l’un des copains de découvrir que Boumediene était rouquin et non
presque noir comme pouvaient le laisser croire les mauvaises images télé
en noir et blanc de l’époque. Dans la rue, en observant les passants, je
me suis demandé quelle allure aurait Apulée s’il devait se réincarner
aujourd’hui. Celle de ce sexagénaire de taille moyenne, le visage
caucasien et le regard bleu cobalt, qui achète une pastèque à un
marchand ambulant ? Celle de ce quinquagénaire aux traits purs et à la
carnation basanée, aux cheveux crépus et noirs d’ébène, lisant le
journal à la terrasse d’un café ? Celle de ce jeune homme, cheveux
tombant sur la nuque, athlétique, chemise bleue à carreaux, lunettes
d’intello en butte à un problème de logique ? Celle de cet adolescent en
survêt aux couleurs de l’équipe nationale de foot qui rêvasse devant un
cageot de légumes frais qu’il vend au détail ? Je ne sais pourquoi –
peut-être à cause de leur profil de médaille –, chacun à leur manière
aurait pu en être la réincarnation.
Apulée était, dit-on, un bel homme. Jackie Pigeaud, dans l’introduction
d’une édition de L’Apologie, parue chez Les Belles lettres en 2001,
écrit : «Il est beau. Tout ce qui touche à l’apparence est suspect.» Ce
sera l’un des chefs d’accusation retenu contre lui lors du procès de
Sebratha qui lui fut intenté en 158 par Emilianus, frère du premier mari
de Pudentilla. Profitant de la tournée africaine du proconsul Claudius
Maximus, il accusa Apulée de sorcellerie et de captation d’héritage.
Deux ans auparavant, entreprenant l’un de ces pèlerinages littéraires
auxquels il consacrait l’héritage de 2 millions de sesterces légués par
son père, Apulée tomba de sa mule à Oea (actuelle Tripoli, en Libye),
sur la route d’Alexandrie. Blessé, il fut secouru par deux pêcheurs qui
le transportèrent chez une patricienne veuve, Pudentilla. Elle le
soigna, le logea puis l’épousa. Il se trouve qu’elle était la mère de
l’un de ses condisciples à Athènes, Pontianus. Elle avait la réputation
d’être riche, possédant des terres prospères dans l’arrière-pays de la
Tripolitaine entre la côte et le Djebel Nefoussa. Pudentilla était plus
âgée qu’Apulée, ce que ses accusateurs considérèrent comme un élément à
charge. On lui reprocha en vrac d’être un mage, un philosophe, un
sophiste, un médecin, un beau parleur. Ils allèrent jusqu’à lui faire
grief de sa beauté qu’il récusait pourtant, de se regarder dans un
miroir, de se servir de cosmétiques, et notamment de dentifrice comme
d’une potion maléfique. Déjà très connu à l’époque, Apulée présumait que
le procès qui lui était intenté en tant qu’individu, visait aussi sa
philosophie. Sa défense fut imparable. Il admit les accusations, puis
les réfuta une à une. Il fut évidemment acquitté. Il s’éloigna d’Oea
pour gagner Carthage où il retrouva Pudentilla dont il eut un fils. Sa
défense nous est parvenue sous le titre d’Apologie, un véritable traité
de philosophie, une topique de la moralité.
Il n’est pas franchement étonnant que mes interlocuteurs ne comprennent
pas toujours ce que je recherche ici, car, il faut bien l’avouer,
moi-même je tâtonne un peu. Cependant, je fais confiance à l’intuition.
Je sens que de toutes ces rencontres, de toutes ces discussions surgira
même indirectement la figure d’Apulée, et peut-être, à défaut, une
parcelle de son esprit. Comment aujourd’hui, en 2014, rattacher ce
village assoupi sur sa butte à un personnage aussi flamboyant, et quasi
mythique, qu’Apulée qui en est le fils ?
Son œuvre majeure demeure Les Métamorphoses, connues sous le titre de
L’Ane d’or. Le premier à lui avoir rétroactivement attribué ce titre
asinien est saint Augustin, commentateur critique, se plaçant du point
de vue chrétien. L’histoire est narrée sous forme de conte fantastique.
Un aristocrate du nom de Lucius, initié aux mystères d’Isis et d’Osiris,
est métamorphosé en âne à la suite d’une maladresse commise par sa
maîtresse Photis, une magicienne. Il s’agit en fait de 11 mésaventures –
onze livres – vécues par l’âne qui, pour recouvrer sa forme humaine,
doit manger des roses. Dans un latin précieux et élégant, Apulée saisit
l’occasion pour raconter diverses tribulations qui mêlent le sang à
l’amour, la réflexion à l’humour. Au-delà de son intérêt littéraire, ce
roman est une initiation à la magie et une dénonciation ironique et
spirituelle de la sorcellerie. Ce n’est pas une affaire de buridanisme
comme certains spécialistes de la littérature le prétendent. L’une de
ces histoires est celle de l’amour entre Eros et Psyché. Elle fait
encore à ce jour les délices de la psychanalyse. Marie-Louise Von
Frantz, collaboratrice pendant plus de 30 ans de Carl Gustav Jung,
fondateur de la psychologie des profondeurs, s’est livrée à une étude
fouillée de ce conte. Ce roman a traversé le temps, du Moyen Âge jusqu’à
l’époque moderne, avec à chaque fois un intérêt renouvelé. On doit à
Doudou, une traduction en arabe de L’Ane d’or. Mais on attend toujours
la traduction en berbère d’Afulay.
Ce qui paraît fabuleux, c’est qu’Apulée qui aurait pu se contenter de
dilapider l’héritage paternel en coulant des jours studieux et heureux à
Madaure, a au contraire utilisé ce legs pour satisfaire le démon de
l’errance qui squattait en lui. Dans les conditions de déplacement de
l’époque, il ira étudier à Athènes, voyagera en Asie mineure, se rendra
en égypte, vivra environ deux ans à Rome en 136 où subsistent les ruines
de ce qu’on suppose avoir été sa demeure. Et bien sûr à Carthage.
Ce démon du voyage qui lui prit, d’après ce que l’on sait, dix années de
sa vie, a été provoqué autant par une certaine mode de l’époque qui
consistait à rallier les métropoles du savoir, que peut-être, par une
sorte de gène de la transhumance hérité de ses ancêtres gétules. Zoubir
se démènera pour me faire rencontrer un grand nombre d’interlocuteurs, y
compris de hauts responsables de la daïra. Mais aussi cet enseignant
originaire de Tunisie, haut en couleurs, conteur-né, doué d’une vision
satirique parfois décapante de la réalité.
Zoubir et ses amis perpétuent, d’après ce qu’il me semble avoir saisi,
une sorte de culte de la palabre, d’échange de parole, dans le droit fil
de ce que devaient être les écoles socratiques. J’imagine volontiers un
cours de rhétorique dispensé par Apulée sur le forum de Madaure. J’ai
demandé à rencontrer des jeunes du village. Walid m’emmène voir l’un de
ses amis. C’est dans la voiture que je réalise l’entretien. J’ai sorti
l’enregistreur capricieux :
- Assure-toi qu’il fonctionne cette fois, conseille Walid.
Ça marche. L’appareil recueille impeccablement les propos de Mokhtar, un
jeune bijoutier de 34 ans qui, lui aussi, saisi comme jadis Apulée par
le démon du voyage, a voulu laisser M’daourouch derrière lui pour courir
le monde. Comme il n’avait pas le choix, il a adopté le moyen du
désespoir en faisant les harraga. Par deux fois, il embarquera. Et par
deux fois, il sera contraint par les éléments de revenir. Que
cherchait-il en tentant le diable de la harga ?
- A cette époque, me raconte-t-il, l’idée de partir m’était venue car
des gens comme moi ne savaient pas quoi faire de leur vie ici. Pas de
travail, aucun moyen pour se déplacer, s’habiller, s’amuser. C’est dur
quand on est jeune. Alors, il met les voiles. Une première fois, avec
ses compagnons d’infortune, ils rebroussent chemin au bout de quelques
heures. Ils ne touchent à aucun de ces rivages rêvés de l’Europe. La
seconde tentative est carrément épique. Ils partent de nuit,
l’embarcation poussée par le vent d’est au point de pouvoir se passer de
moteur. Mais là encore, impossible d’accoster. Il faut revenir et ce
sacré vent d’est qui persiste, bénéfique à l’aller, vire au cauchemar au
retour.
- Notre barque a subi une avarie, nous obligeant à cingler vers notre
point de départ, en affrontant l’épreuve du vent de face.
Mokhtar ne raconte pas les détails de ces 16 heures de dérive. Il ne
raconte pas la peur de la mort, l’éventualité concrète de ne pas
revenir. Mais on devine à ses silences entre les mots, l’expérience et
le traumatisme indicibles.
Il ne raconte pas davantage le miracle du retour. Pour souligner la
gravité de ce voyage, il dit simplement :
- Ce que je te dis là, on ne me l’a pas rapporté. Je l’ai vécu.
De cette aventure, il tire cette moralité :
- Si je vois des jeunes tentés par la harga, je leur dis : restez où
vous êtes !
Il poursuit :
- Lorsque je suis revenu la deuxième fois, nous sommes tous descendus
sains et saufs. Nous avons remis la barque à sa place. Puis j’ai juré
devant mes camarades que jamais plus je n’essayerai de partir dans ces
conditions.
On lui donnerait des milliards, dit-il, qu’il n’y toucherait pas :
- Parce que j’ai vu la mort de mes yeux. La mort !
Et puis cette expérience lui a insufflé une forme de lucidité :
- Normalement, avec le pays qu’on a, ce serait à nous d’aller en
vacances en France, et pas de traverser la mer dans des embarcations
aléatoires et clandestines.
Le danger semble l’avoir vacciné. Il lui a ouvert les yeux :
- Maintenant, je suis bien. Je suis bijoutier dans la boutique
paternelle.
Je lui demande s’il faisait des bijoux locaux. Il me répond que oui,
mais peu. Ce sont surtout des produits de grand luxe, notamment
italiens, qui constituent son commerce : Graziella, Raïka, etc. J’ai du
mal à voir en ce jeune homme si serein et si malicieux dans son propos,
un miraculé. Peut-être parce que la vision apuléenne de sa future
traversée en mer était déjà en germe dans le fait qu’adolescent, il
avait enfilé ce tee-shirt frappé de l’inscription Titanic, à la gloire
du film de James Cameron. Quand on sait le sort du Titanic, on est fondé
à parler de signe.
Mokhtar semble être la coqueluche de la jeunesse du village :
- Je suis connu international ici. Tu demandes Mokhtar, ils te diront :
Ah oui, Mokhtar de la gare, le fils de Hocine le bijoutier ! On
m’appelle aussi Tita.
- Tita, pourquoi ? lui demandai-je
- Parce qu’un copain blagueur m’avait conseillé de ne garder que les
deux premières syllabes de Titanic, et d’effacer le reste.
Il rit et, à peine ironique, il dit son bonheur de vivre à M’daourouch.
Un village de taille humaine où les gens ont conservé des valeurs de
solidarité et de respect d’autrui. Bien entendu, je lui demande s’il
connaît Madaure. La réponse est oui. Et Apulée ?
- Ce devrait être à moi de t’en parler et pas le contraire.
Dans les rues du village, je croise encore quelques femmes enhidjabées,
et je me rends compte que, malheureusement, aucune d’entre elles ne
figurera dans ce reportage. Je le déplore d’autant plus que nous sommes
sur les terres de cette farouche guerrière que fut la Kahina.
A. M.
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