Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
Balade dans le mentir/vrai(26)
Borges et le café frelaté


Par Arezki Metref
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La balade dans le mentir-vrai ressent comme un essoufflement côté marcheur. Où va-t-on ? me demande le démon de Socrate. J’ai consulté les Oracles et ils m’ont désigné un amas d’archives, me laissant entendre, comme dans Le Laboureur et ses enfants de La Fontaine, qu’un trésor est caché dedans.
Un trésor ? Peut-être …
En plus, chacun des livres qui me font face, là, raconte au moins deux histoires. Celle qui y figure et celle que j’ai vécue avec l’objet. Tiens, par exemple, Fictions de Borges, l’un de ses ouvrages-clés, et l’un de mes livres de chevet ! Claude Mauriac disait de l’érudit argentin qu’«après l’avoir approché nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents».
C’est sans doute influencé par sa lecture que j’ai entrepris de noter, ce jour de 1986, quelques éléments d’un voyage vers Lyon. Qu’allais-je y faire ? Rien ne le dit. Je sais juste que j’ai dû attraper un livre pour combler les différents blancs du voyage, et que ce livre était Fictions. En relisant ces notes aujourd’hui, en septembre 2014, j’ai pensé que du Kafka aurait été plus adapté à cause des conditions du voyage. Depuis cette date, ces mêmes conditions ont empiré, et je crains que ce pauvre Kafka soit proportionnellement décalé.
«C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar», telle est la phrase initiale de Tlön Uqbar orbis tertius, le premier des huit textes qui constituent Fictions de Borges. C’est dans ce texte et dans quelques autres que Borges s’explique sur cette manie d’inventer des livres anciens vraisemblables et néanmoins fictifs, n’hésitant pas à leur imaginer des auteurs, des éditeurs et toutes les références qui en attestent la véracité. Dans les notes que j’ai retrouvées, nulle trace de Fictions. Mais le souvenir que je l’avais en mains est indiscutable. D’ailleurs, c’est la réaction d’une hôtesse de l’air qui a, rétroactivement, donné tout son sens à ce récit.
Une fois calé dans l’avion parmi les premiers passagers, elle me demanda de lui montrer le livre tandis qu’elle était toujours occupée à accueillir les voyageurs. Sitôt le décollage effectué, elle prit place à mon côté sur le siège vacant, et m’entretint pendant une bonne partie du vol de Borges à qui elle vouait une véritable mystique. Déjà, en soi, me semble-t-il, l’événement n’est pas dénué d’intérêt. Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une hôtesse de l’air qui, prise de passion pour l’un des dix ou même des cinq auteurs modernes qu’il faut avoir lu, – pour reprendre la formule de Claude Mauriac – profitât de ses voyages professionnels pour aller sur les traces de Borges à Buenos Aires. Elle ne me dit pas s’il existait un parcours Borges à Buenos Aires, comme on en trouve à Vienne et à Salzbourg dans les pas de Mozart, ou à Lisbonne dans ceux de Pessoa. Cependant, il me parut étrange qu’une fan de Borges qui prétend avoir lu toute son œuvre jusqu’à en réciter des bribes, ne connaisse pas Fictions, pierre angulaire de sa création. Mais peut-être, au fond, cela n’est-il pas si étrange qu’il y paraît. Certainement s’agissait-il d’une autodidacte parvenue jusqu’à Borges sans aucune méthode, uniquement guidée par le hasard et l’intuition, ces éléments que Borges tenta d’élucider avec rationalité. Ceci dit sans aucune arrogance, car je connais des agrégés qui ignorent tout de Borges, et a contrario de brillants autodidactes plus cultivés que la moyenne.
Revenons à ces notes oubliées à qui la patine confère un petit air de grimoire, qui doivent à Borges leur existence puisque c’est chez lui que j’ai appris que la jouissance intellectuelle et narrative se loge dans le fait de s’appesantir sur l’accessoire pour faire venir d’un coup l’essentiel. Ces notes tapées à la machine dont l’encre bavait, tachées d’une auréole laissée par une tasse de café, ou plutôt de café coupé de poudre de pois chiche à la mode pénuriste, sont un tissu de faits insignifiants qui possèdent la pudeur de masquer l’essentiel. Quand on a dûment payé sa place, on devrait en même temps acheter le droit de voyager peinard. C’était la première remarque que je tirais de mon arrivée, ce matin-là, à l’aéroport Houari-Boumediène en provenance de Aïn Naâdja, un petit sac en bandoulière dans lequel Fictions était à portée de main. La candeur m’a fait me demander si vouloir voyager peinard équivalait à exiger la lune. J’observai ce jour-là, contrairement aux fois précédentes, que l’aéroport d’Alger (il s’agit de l’ancien) pouvait dans certaines conditions ressembler davantage à un aéroport international qu’à un aérodrome perdu dans les sables. Ce matin-là, en tout cas, il y avait peu de monde et tout ce monde semblait cool. Devant le guichet pour Lyon, trois personnes étaient alignées dans une queue, pardon… une chaîne impeccable. Au contrôle de police même chaîne disciplinée. Tout se passait bien, on croyait rêver. Ce n’est qu’une fois arrivée en zone internationale que je sortis Borges. A ce moment du récit, mes notes deviennent illisibles, mal tapées, sans aucune ponctuation. J’en viens même à me demander, dans une certaine confusion, si du Borges ne s’y est pas glissé. N’aurais-je pas commis le plagiat par manque de rigueur ?
A cause de la pénurie, le garçon de la buvette me rit presque au nez quand je lui demandai un café. Vous vivez où ? Questionna-t-il, profondément sagace. J’étais à deux doigts de lui répondre que j’habitais à Buenos Aires ou à Montevideo. Et que c’était pour cette raison, ajouté au fait que je ne suis pas un consommateur habituel du breuvage noir, que je ne me suis pas rendu compte de la pénurie de café à Alger.
«Mon récit est-il fidèle à la réalité ou du moins au souvenir que je garde de cette réalité, ce qui revient au même.» En vérité la confusion peut aller jusqu’à l’emmêlement, et pour tout dire, je ne sais plus qui a écrit quoi. L’outrecuidance ou la bêtise de se comparer au maître n’a d’excuse que la fiction, donc la littérature. Mais comme l’impudeur surpasse la littérature, je ne retire pas ce qui vient d’être écrit. Une hôtesse occupée au comptoir à siroter une limonade se mit à sourire du coin des lèvres. Vais-je dire d’ores et déjà que ce sourire, j’allais bientôt le retrouver à bord, car c’est elle qui me parlera de Borges.
D’ailleurs, et c’est sans doute en raison de cette complicité nouée autour de Borges, qu’elle commit l’innocent piston de me servir une tasse d’Arabica, mon premier vrai café depuis bien longtemps.
A. M.

P.S. : Décès subit d’Amar Metref, foudroyé à 80 ans par une maladie qui l’a emporté en quelques semaines. Dda Maâmar, qui était mon oncle, n’était pas moins une figure d’At Yani, apprécié de tous. Ecrivain, il a publié notamment La gardienne du feu sacré à la fin des années 1970, et plus récemment Raconter At Yani et un roman biographique sur Ramdane Metref, son père. Il avait encore plein de projets d’écriture, certains terminés et d’autres bien entamés.
Dda Maamar, c’était d’abord l’enseignant. Toute sa vie, il l’a vouée à apprendre aux enfants la rationalité et la rigueur. A At Yani où il a exercé pendant des années et des années, des générations entières d’élèves l’ont eu, et s’en souviennent avec reconnaissance et affection, soit comme enseignant soit enfin comme directeur de collège.
Mais pour tous, c’était d’abord l’homme droit, honnête, animé du sens du devoir, solidaire, dévoué aux autres. C’était aussi un homme cultivé, maîtrisant parfaitement toutes les langues à sa portée (le kabyle bien sûr, l’arabe, le français et l’anglais). Profondément attaché au partage, il pouvait passer de longues heures à discuter.
C’est une grande perte, non seulement pour sa famille, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui appréciaient sa vaste culture, sa générosité et son talent d’écrivain.
Repose en paix, sous le figuier des ancêtres, Dda Maâmar !





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