Culture : ABBÈS LAGHROUR : DU MILITANTISME AU COMBAT DE SALAH
LAGHROUR
Un parcours exemplaire sur fond de course au pouvoir
Le colonel Abbès Laghrour se trouvait en Tunisie
lorsqu’il fut arrêté, condamné à mort, par un conseil de guerre et
exécuté le 25 juillet 1957.
L’histoire officielle enseigne qu’il est tombé au champ d’honneur, alors
que des voix s’élèvent pour dénoncer un assassinat dans des
circonstances troubles. Parmi ces voix discordantes, celle du frère du
martyr et qui interroge l’histoire et tente d’éclairer des zones
d’ombre. Salah Laghrour vient de publier, aux éditions Chihab, Abbès
Laghrour : du militantisme au combat, Wilaya I (Aurès-Nemenchas), un
ouvrage passionnant et très instructif, fruit de près d’une dizaine
d’années de travail. Pour être le plus objectif possible (ne pas tomber
dans le piège de la rente mémorielle ou familiale, tout en sachant bien
que la réelle objectivité n’existe pas dans l’écriture de l’histoire),
l’auteur commence par préciser qu’il s’agit là d’une modeste biographie
et non pas d’une vérité historique inaltérable. «En attendant
l’ouverture des archives, écrit-il dans l’introduction, je tiens
modestement à préciser que mon travail est essentiellement basé sur les
sources suivantes : les souvenirs familiaux et ceux des rares
contemporains de Abbès, que j’ai pu contacter et qui ont bien voulu
s’exprimer ; les témoignages et récits historiques publiés qui
l’évoquent, que j’ai pu consulter.» Il s’agit donc d’une enquête sur le
terrain et de la confrontation de différentes sources écrites, avec pour
objectif de faire sortir de l’oubli Abbès Laghrour et le combat de la
région des Aurès-Nemenchas. Salah Laghrour est un universitaire, il
s’est beaucoup intéressé à l’histoire de la Wilaya I (de nombreuses
contributions publiées dans la presse nationale), aussi ne peut-il se
permettre de porter des jugements tendancieux ou des affirmations
erronées. Ou de chercher à régler des comptes en usant d’un butin de
guerre. Son livre s’insère, au contraire, dans le nécessaire débat qui
devrait débusquer tous ceux qui alimentent le révisionnisme, le
régionalisme, les manipulations, les anachronismes et les occultations
délibérées de l’histoire nationale. Pour se convaincre que l’auteur ne
cherche nullement à être «dans l’air du temps», il suffit de lire le
dernier chapitre intitulé «La lutte contre le régionalisme, tribalisme
et le clientélisme». Tout en apportant des éclaircissements et des mises
au point sur «les dissidences et les rébellions apparues et accentuées à
partir de 1956 jusqu’au 5 juillet 1962», et sur «le régionalisme et le
tribalisme dont on a souvent caractérisé les Aurès-Nemenchas», Salah
Laghrour revient sur son approche personnelle et sur les motivations qui
l’animent. Ainsi, souligne-t-il, «des événements, des personnages et des
personnalités de la Révolution qui ont joué un premier rôle sont
malheureusement méconnus, peu connus ou totalement anonymes. Certes il y
a eu des pages sombres dans notre Révolution. Mais on doit savoir que
les mouvements révolutionnaires n’échappent pas à l’autodestruction et
cela dans tous les pays du monde ; les exemples sont nombreux. La
Révolution algérienne n’a pas échappé à ce malheureux phénomène qui a
éliminé de nombreux valeureux combattants et dirigeants
révolutionnaires. Quelles que soient les raisons de ces éliminations
(qui ne sont généralement pas des raisons de collaboration ou de
connivence avec l’ennemi), ces combattants doivent retrouver leur place
dans l’histoire. C’est une obligation et un devoir pour nous de le
faire. Malheureusement, nous vivons une époque où la notoriété dans tous
les domaines se mesure, pour un grand nombre d’événements et de
personnalités, plus souvent par la longueur des manchettes dans la
presse, les émissions de télévision et les polémiques fabriquées
autour. Beaucoup de polémiques sont malheureusement plus destructives
que constructives. La tendance est à détruire l’autre, à le dévaloriser
et à l’éclipser pour paraître, alors qu’il fallait se valoriser soi-même
pour être au même niveau ou plus grand que l’autre». La génération des
combattants de Novembre 1954, en particulier dans les Aurès-Nemenchas,
en est le parfait exemple. Tardive réhabilitation. «Il aura fallu
attendre un quart de siècle après l’indépendance et sous Chadli
Bendjedid pour rapatrier les ossements de plusieurs dizaines de martyrs
enterrés à l’étranger, principalement en Tunisie. Parmi ceux-ci : Abbès
Laghrour, Abane Ramdane, Lamouri, Nouaoura, Athmani Tijani, Cheriet
Lazhar, Houha Belaïd, Saïd Abdelhay, Mahmoud Mentouri, Aït Zaouche Hmimi...
Abbès Laghrour est inhumé au cimetière d’El-Alia à Alger aux côtés de
grands symboles de la Révolution : Ben M’hidi Larbi, Si El-Houès, Abane
Ramdane, Amirouche, Mohamed Boudiaf, Abdelkader, Fatma N’soumer...
Plusieurs institutions portent son nom», rappelle l’auteur. L’axe
paradigmatique autour duquel s’articule la démarche de Salah Laghrour
est, ici, on ne peut plus clair : le destin personnel du chahid Abbès
Laghrour (son histoire) ne saurait être retracé sans qu’il soit
intimement lié à la grande Histoire (l’histoire de l’Algérie). Toutes
choses déjà précisées dans la préface : «Dans cet ouvrage seront évoqués
des événements glorieux de notre guerre de Libération, mais aussi des
événements dramatiques de luttes intestines (...). Ces pages ne sont ni
de l’histoire ni des mémoires, je ne suis ni écrivain encore moins
historien, elles sont composées de fragments d’écrits qui évoquent le
parcours de Abbès Lagrour.
Elles sont, avant tout, destinées à sortir de l’ombre une infime partie
des événements de notre histoire, des événements d’une région plongée
aujourd’hui dans un «sommeil du juste», en dépit de son rôle et de sa
place dans la longue chaîne de notre histoire.» Le chapitre premier,
intitulé fort justement «Milieu social, revendications nationales»,
restitue Abbès Lagrour et la région des Aurès-Nemenchas dans le contexte
et la dynamique du mouvement national. «Abbès est né le 23 juin 1926,
année de la création de l’Etoile nord-africaine, dans une maison à N’sigha,
douar ou tribu situé à quelques kilomètres de la ville de Khenchela»,
précise l’auteur. Retour sur l’enfance de Abbès Laghrour, son milieu
familial et social, sa scolarité, son renvoi de l’école, sa prise de
conscience «du problème colonial dès son jeune âge», les événements qui
l’on marqué (dont le 8 Mai 1945). Suite au soulèvement de Mai 1945, une
grande manifestation de solidarité était organisée à Khenchela :
«C’était lors de cette manifestation que, pour la première fois, le
drapeau algérien a été hissé à Khenchela par Tijani Athmani. Pour éviter
qu’il tombe entre les mains de la police, il l’avait passé à Kechroud
puis à Benabbès Ghazali...
Ces militants, tous tombés au champ d’honneur, constituèrent le noyau
qui déclencha la Révolution du 1er Novembre 1954, et la porta dans tout
l’est et le sud-est algériens.» Abbès Laghrour intègre la vie active
(il fut huissier, cuisinier), adhère au PPA-MTLD, entreprend un travail
en profondeur au sein de la cellule MTLD de Khenchela, «connaissait déjà
Ben Boulaïd, responsable national et représentant des Aurès-Nemenchas»,
prépare les militants à la guérilla, «assurait également la liaison et
la sécurité des militants de l’Organisation spéciale, dont il faisait
probablement partie». A la veille du 1er Novembre 1954, «Abbès quitta sa
maison, ses enfants, sa femme et son père à pas pressés. Il ne les
reverra plus». Derniers préparatifs avec Ben Boulaïd et les autres
militants. L’auteur revient ensuite sur la réunion des 22, la réunion de
Lokrine à Chemora (20 octobre 1954), le déclenchement de la lutte armée
(avec les témoignages directs de deux acteurs).
Les chapitres suivants sont également riches de données factuelles sur
les actions armées, l’organisation des premiers maquis, les victimes de
la répression coloniale, les martyrs de la Révolution, les premières
embuscades, les grandes batailles, etc. «Le 11 février 1955, à la
frontière tunisienne, Ben Boulaïd est arrêté, Chihami assure l’intérim,
il est secondé par Abbès Laghrour et Adjel Adjoul (...). Abbès Lagrour,
véritable chef de guerre, est chargé de la partie militaire», écrit
Salah Lagrour. L’auteur fait entrer son lecteur dans le feu de l’action,
explique et analyse la complexité de cette période en citant des
auteurs, des documents et diverses sources (Mohamed Larbi Madaci, Yves
Courrières, Mostefa Merarda, Djamila Amrane, Ammar Mellah...). Dans le
chapitre sept «Les Nemenchas, Abbès Laghrour face aux officiers de
l’armée française», Abbès Laghrour retrouve toute sa place, lui qui «est
considéré comme l’un des plus grands stratèges de la guerre
révolutionnaire en Algérie, non seulement par les combattants de l’ALN
mais aussi par de prestigieux officiers de l’armée française». Il était
«l’homme aux ‘’163 embuscades et batailles’’ livrées à l’ennemi en une
période très courte» (une année). Avant de jeter un intéressant
éclairage sur l’assassinat de Bachir Chihani et la mort de Mostefa Ben
Boulaïd (chapitre neuf), Salah Laghrour évoque l’engagement de son frère
martyr dans l’ALM (Armée de libération du Maghreb). Ce huitième chapitre
est très important et mérite toute l’attention du lecteur, surtout que
le sujet a été très peu traité par les historiens. L’auteur explique
comment et pourquoi l’ALM était «un projet unitaire qui aurait presque
eu lieu, si les grandes puissances et leurs relais locaux n’avaient pas
fait de ce projet un mort-né». La lecture de ce chapitre bien documenté
permettra au lecteur d’avoir un regard critique, voire de s’interroger à
son tour sur ce qui s’est véritablement passé en Tunisie («L’heure des
complots», chapitre onze ; «Personnalité et disparition de Abbès
Laghrour et de ses compagnons», chapitre douze). Avant cela, Salah
Laghrour livre une lecture critique de «La délégation extérieure, le
Congres de la Soummam et la Wilaya I» (chapitre dix), lecture appuyée de
différents témoignages et écrits (ceux de Ferhat Abbas, Mohamed Harbi,
Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mostefa Merda, etc.). Il revient
également sur les effets négatifs du Congrès de la Soummam sur la Wilaya
I, sur le déplacement de Amirouche dans cette même wilaya et les suites
que l’on sait... Le lecteur découvrira de nombreux détails et autres
éclaircissements sur les «mouchaouichine» (perturbateurs) des Aurès
notamment, et pourquoi des cadres de la Wilaya I ont été liquidés.
«L’assassinat de Abbès Laghrour et de ses compagnons est probablement la
première liquidation à caractère politique de grands dirigeants
historiques de la Révolution (...). La fin de l’année 1956 fut le début
d’une véritable course au pouvoir. On a délaissé le combat à
l’intérieur. La principale occupation des dirigeants de l’extérieur
était la bataille des alliances et le contrôle des sources
d’armement. Elle a commencé par des liquidations et la mise à l’écart du
courant nationaliste et patriotique qui avait déclenché la Révolution,
pour laisser place à un nouveau courant issu de tendances différentes :
centrallistes, Ulémas et communistes, opportunistes. Cet épisode de
complots et de liquidations demeure un point noir dans l’histoire de la
Révolution. Il n’a toujours pas livré ses secrets», note Salah Laghrour.
Hocine Tamou
Salah Laghrour, Abbès Laghrour : du militantisme au combat, Chihab
éditions, Alger 2014, 276 pages, 1 200 DA.
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