Entretien : SAÏD SADI AU SOIR D’ALGÉRIE :
«L’avenir immédiat se joue dans les structures de proximité»


Propos recueillis par Sarah Haidar
Invité au 12e Festival annuel des Racont'Arts coïncidant avec la réédition de son livre Algérie, l'échec recommencé ? (éditions Franz-Fanon), l'ancien leader du RCD a animé samedi une conférence dans la cour de l'école primaire d'Iguersafène sur le thème : «Avril 80 : acquis et questionnements». Détendu et serein, Saïd Sadi insistera, lors de son intervention, sur l'importance cruciale d'une auto-organisation des citoyens, car, estime-il, le changement en Algérie est inéluctable et il est essentiel d'y être préparé à travers la préservation et la consolidation des structures et valeurs démocratiques ancrées en Kabylie et ailleurs.

Le Soir d'Algérie : Peut-on dire aujourd'hui que la plupart des apparitions de Saïd Sadi sont plus intellectuelles que politiques ? Serait-ce parce que l'opposition, dans sa configuration traditionnelle, a atteint ses limites en Algérie?
Saïd Sadi : A chaque génération, sa mission ; à chaque période, ses exigences. Je ne suis pas de ceux qui accablent l'opposition, je salue le combat de ses militants d'autant plus vivement qu'ils exercent leurs activités dans des conditions absolument exécrables. Je ne suis pas non plus de ceux qui disent que les acteurs politiques sont tous les mêmes car cela fait partie du jargon du système qui, n'ayant pas de projet à présenter ni de bilan à défendre, essaie de distiller l'idée que tous les acteurs politiques étant de la même veine, autant laisser les choses en l’état. Relayer ce genre de discours, c'est faire objectivement le jeu du pouvoir. Je suis admiratif devant les militants des partis qui continuent à se battre. On ne leur en sera jamais assez reconnaissants car outre le fait qu’ils défendent leurs idées, ils contribuent à mobiliser l’opinion. La grande affluence à la conférence de ce soir est aussi le résultat du dévouement de ces militants. Personnellement, j'estime que du point de vue des apports organisationnels et des propositions programmatiques, j'ai dit ce que j'avais estimé utile de dire et qu'il était essentiel que de nouvelles générations prennent le relais. Ceux qui sont arrivés depuis mon départ font un travail remarquable.
Pour autant, le fait de passer le témoin en termes de responsabilités partisanes ne signifie pas démission. Il était important qu'en Algérie, on apporte la preuve qu'un dirigeant politique puisser partir de lui-même et qu'il ne quitte pas forcément la scène à la suite d'un coup d'Etat, d'une crise cardiaque ou d'un assassinat ! J'ai voulu ainsi faire un acte pédagogique. La responsabilité politique n'est pas un métier, mais une fonction. Ayant aujourd'hui le temps suffisant pour observer les événements avec un peu plus de distance, je donne mon avis sur des questions de fond et c'est dans ce sens-là que j'organise mes sorties : ce n'est pas parce que l'application de ces propositions n'est pas toujours immédiate qu'elles ne sont pas importantes. On ne peut pas être toujours disponible pour écrire des livres quand on a la charge d'un parti de l'opposition démocratique dans un pays autoritaire, voire totalitaire...

Quand vous dites que critiquer l'inefficacité de l'opposition, c'est faire le jeu du pouvoir, vous semblez omettre les raisons objectives qui alimentent ces attaques d'autant que la présence sur le terrain de cette opposition fait défaut, comparée, entre autres, à celle des islamistes...
Il ne faut pas confondre critique et désinformation ou nihilisme. Quand on critique une activité publique, cela fait partie des choses naturelles du débat. Mais lorsqu'on dit que l'opposition ne fait rien ou qu'elle n'existe pas, on commet une triple faute : on affirme une contre-vérité, on commet une injustice car les militants qui se battent actuellement font preuve d'héroïsme et prennent sur leur temps, abandonnent leurs familles, etc. pour contrer l’arbitraire et on fait une erreur politique parce qu’on relaie, inconsciemment peut-être, la censure. Des partis de l’opposition ont voulu aller faire leur travail pour situer les responsabilités du drame du M’zab et contribuer à l’émergence d’une solution viable, ils en ont été empêchés. Mieux, l’un des cadres nationaux du RCD, originaire de Berriane, a fait l’objet d’une nouvelle arrestation arbitraire. Faut-il opacifier encore plus le silence de son engagement ? J'observe des activités des partis politiques dont la télévision ne fait pas part. On se trompe en disant que les militants ne bougent pas. Prenons un autre exemple récent : le RCD a organisé les assises de la jeunesse qui ont drainé plus de mille jeunes, dont beaucoup de filles, venus des 48 wilayas et qui ont débattu de la manière de concevoir leur combat. Ils ont dû recourir à des quêtes afin de se prendre entièrement en charge. Ce simple fait aurait pu constituer un très beau reportage. C'est quelque chose que l'on doit saluer. Ces jeunes n’ont ni le Trésor public, ni celui du FLN, ni le racket pratiqué par certains ministres pour financer leur parti, mais ils ont bel et bien réussi un exploit. Evidemment, la télévision a, comme d’habitude, censuré cette rencontre. Pour ce qui est des islamistes, ils ont plus de visibilité car ils disposent des mosquées. Est-ce une bonne chose pour le pays que les lieux de culte servent toujours de tremplin politique ? Chacun peut avoir son opinion sur la question. Maintenant, j'entends bien des gens me dire : «Vous n'avez rien fait ! La preuve est que le pouvoir est toujours là !» Si mener un combat politique consiste à faire un putsch pour prendre le pouvoir, autant abandonner le terrain aux putschistes. Il y a des gens qui se battent parce qu'ils ont des convictions, qu'ils ont refusé la violence et qu'ils savent que le combat sera long et difficile, ce qui le rend d'autant plus digne et méritoire.
Quand on mène un combat, l'objectif consiste à mettre les moyens que l'on estime les plus adaptés pour faire aboutir ses idées. Il y a des périodes où l'Histoire se précipite, d'autres où elle bégaie ou recule. Ce qui est donc déplorable dans ce genre d'attaques, c'est qu'on rend les militants de l'opposition démocratique coupables de la censure dont ils sont victimes. Un jour, dans un aéroport, un voyageur m'a clairement reproché le fait de ne pas être visible à la télévision ! Je crois que le rôle des observateurs est de souligner les conditions dans lesquelles évolue l'opposition démocratique pacifique : ce qui n’empêche pas la critique des programmes ou des positions. Que les règles du jeu politique soient clairement établies et respectées par tous, ensuite on pourra savoir qui pèse quoi en Algérie.

Vous disiez dans votre conférence que l'avenir de la Kabylie est entre les mains des comités de village et de quartier qui doivent préserver les méthodes d'autogestion que l'on retrouve, par exemple, ici à Iguersafène. N'est-ce pas là une position autonomiste d'autant plus surprenante que vous n'avez jamais adhéré à cette revendication quand elle fut formulée par le MAK, encore moins à celle de l'indépendance ?
J’ai toujours dit que le potentiel démocratique en Kabylie devait être préservé. Je n'ai pas bougé d'un iota quant à cette problématique : j'ai toujours affirmé que le substrat culturel amazigh était l'un des déterminants du potentiel démocratique algérien. Et même nord-africain. Toute la question est de savoir quel est le meilleur usage que l’on peut faire de ce patrimoine. Il fallait, certes, prendre le temps pour voir comment tout cela pouvait se traduire concrètement en termes de structures, de valeurs, de repères et de priorités. Or, j'ai plus de temps pour le dire et le faire maintenant. Lorsqu'on a fondé le RCD et que l'on a discuté de la laïcité, beaucoup ont pensé que c'était l'expérience française qui nous avait inspirés. Il se trouve qu’à l’époque nous ne connaissions même pas dans l'intimité la loi produite en 1905 en France sur ce sujet. Nous pensions simplement que la seule vraie réponse que l'on pouvait opposer au fondamentalisme religieux, c'était de reprendre la pratique culturelle qui existait en Kabylie depuis toujours ! Cette pratique où le cheikh du village s'occupe uniquement des affaires de la mosquée (l'appel à la prière, les rituels funéraires, etc.), alors que la structure qui prend en charge les problèmes de la Cité est tout à fait différente. Cela existe en Kabylie comme dans l'Ouarsenis, les Aurès ou les monts de Tlemcen. Socialement, il y a bel et bien une séparation de fait du politique et du religieux. Ce que je dis c'est qu'il faut se ré-immerger dans les valeurs qui ont animé cette culture pérenne.
Aujourd'hui, mon intime conviction est que le système algérien est, historiquement parlant, arrivé à son terme car la génération qui l’a conçu est biologiquement finissante, les moyens et les méthodes mis en place pour confisquer le pouvoir depuis 1962 ne sont plus opérationnels, les revendications de la base explosent dans toutes les régions. Il y a donc une course contre la montre qui est engagée. Au moment où la reconstruction se présentera, il ne faut surtout pas que le potentiel et les valeurs démocratiques soient pollués par ce que j'appelle les délinquants politiques qui sont en train de s'immiscer dans les structures villageoises pour les perturber.
Ces provocations obéissent tantôt à une manipulation du pouvoir, tantôt à une volonté chez ces individus de déstabiliser ces structures pour s’approprier un espace ou un bien quelconque. Si ces structures sont préservées, la matière politique et l’énergie citoyenne seront là pour pouvoir rebondir et être présentes au moment de l'alternative. Vous aurez remarqué que j'ai commencé ma conférence en rappelant la terrible répression qui s'est abattue sur la Kabylie entre 1963 et 1964 et qui s'est malheureusement terminée par une défaite militaire. Moins de dix ans plus tard, une autre génération est sortie dans un contexte fait de censure, de terreur et d'intimidations (Boumediène ne laissait personne souffler en dehors de sa zone d'influence). Ce sont ces valeurs d’équité, de liberté et de justice transmises de nos aïeux qui nous ont permis de nous construire, nous accomplir et avancer alors qu'il n'y avait aucun parti politique pour nous prendre en charge. Ces valeurs, qui ont présidé à la représentativité, au fonctionnement et à la régulation des conflits dans la Cité kabyle, doivent être préservées et, au besoin, modernisées, parce que si demain le changement advient et que nous avons laissé ces leviers décliner ou se pervertir ce sera le chaos et la perte de tout ce que la Kabylie pourra apporter à la sécurité et au confort de ses habitants mais aussi comme potentiel pédagogique au reste de l'Algérie et du sous-continent nord-africain.

Mais le changement inéluctable que vous évoquez devra, visiblement, garder la même configuration politique actuelle ; autrement dit : l'Etat-nation, voire l'Etat central...
Votre question est double. Le principe du débat est, selon moi, essentiel. Je dis que tout Algérien qui inscrit son activité dans un cadre pacifique a le droit et même le devoir de s'exprimer parce que la dilapidation du capital politique et symbolique de la guerre de Libération fait que tout doit être débattu, il ne doit pas y avoir de tabou. Quant aux formules que l'on peut proposer, je pense qu'il faut que l'Etat algérien se réinvente, se reconfigure et se redéploie, non pas en fonction d'une décision de gens complexés par le modèle jacobin français, mais selon l'Histoire, la sociologie, les besoins et les problèmes du pays. Pour autant, les contraintes réelles qui se posent en Kabylie existent un peu partout dans le pays à divers degrés. Ce qui se passe au M’zab actuellement nous indique que la régionalisation est un modèle qui peut répondre utilement à la problématique institutionnelle nord-africaine. Il faut avoir une vision globale non seulement par rapport à l'Algérie mais j’insiste pour dire que notre avenir démocratique est nord-africain ; chaque région ayant des instances et des cadres de représentation légitimes. Entre la sécession et la dilution jacobine, il y a plusieurs typologies institutionnelles vérifiées, souvent avec bonheur, de par le monde.
Dans notre propre histoire, il ne faut pas oublier que la guerre de Libération a été menée à son terme parce que lors du Congrès de la Soummam, les dirigeants avaient compris qu'il fallait organiser les régions selon leur Histoire, leur sociologie et leur modèle économique propre.
Ce qui a été efficace pendant une guerre menée contre la quatrième armée mondiale peut être réétudié aujourd'hui pour lutter contre le sous-développement. Or, ce n'était pas le développement du pays qui intéressait les putschistes de 1962 mais la création d'un dispositif institutionnel qui permette le contrôle et la soumission du pays. Je milite pour un Etat qui serve de cadre de développement et non une administration dont la fonction essentielle, sinon exclusive, est d'être un instrument de répression.
S. H. 



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