Culture : MISÈRE, CRIMES ET FAMINE EN TEMPS COLONIAUX DE AMAR BELKHODJA
Un malheur n’arrive jamais seul...


Pour Amar Belkhodja, approcher la vérité de l’histoire, c’est notamment rendre intelligible l’ordre colonial dans ses horreurs. La lecture de son ouvrage Misère, crimes et famine en temps coloniaux est, à cet effet, d’un grand intérêt.
Et, d’abord, parce que l’auteur fraye le chemin dans un terrain où il reste tant à défricher. Il aborde ici des aspects trop peu examinés par nos historiens, sinon des aspects survolés sans même provoquer en eux cette maïeutique élémentaire qui accompagne toute réflexion intellectuelle. La deuxième raison : Amar Belkhodja, chercheur critique et à l’esprit indépendant, a un regard objectif et lucide sur le passé. Il ne cherche pas à refaire l’histoire ni à la réécrire à la manière des historiens officiels ou «organiques», mais simplement dire la réalité (les réalités), la décortiquer, l’expliquer et en donner une représentation (une vision) la plus fidèle possible. À la dialectique rigoureuse s’ajoute, enfin, le fait de remettre à leur juste place nombre de préjugés, d’idées reçues et de mythes largement répandus par l’idéologie (néo) coloniale. Le tout est solidement documenté : ouvrages de référence, archives de la Bibliothèque nationale, archives de la wilaya d’Oran et de la commune de Tiaret, collections de la presse coloniale, archives privées...
Aussitôt entamée la lecture du préambule, Amar Belkhodja invite à partir à la découverte d’une véritable mine d’informations. Il écrit : «Notre but n’est pas de traiter ici le dossier de la dépossession de la paysannerie algérienne. Nous aborderons une autre page d’histoire qui évoque des images de douleur, de tourments et de dépérissement à grande échelle : la famine. Notre pays a en effet connu plusieurs périodes de famine pendant la présence française dont les principales victimes ne furent autres que les familles paysannes qui, une fois dépossédées, vivaient au jour le jour de quelque produit agricole maigre et hypothétique. Le colonisateur, lui, se trouvera toujours à l’abri des désastres, de même qu’il ne se sentira jamais concerné par le malheur des Algériens...» Pour bien comprendre pourquoi et comment, «en 1954, l’Algérie est véritablement un pays de chômeurs et de miséreux aux prises avec un féroce colonisateur et les affres de la faim».
L’auteur démarre son étude rétrospective à partir de l’année 1867. Il précise dans cette entrée en matière : «L’Algérie a connu des périodes de sécheresse cycliques qui avaient entraîné de grands désastres. L’une des plus critiques périodes est située entre 1867 et 1871. L’année 1867 est en effet citée comme l’année du grand désastre. La sécheresse provoqua une terrible famine (...). La sécheresse est totale. Aucune herbe ne pousse durant l’année 1867. Les troupeaux périssent. Le bétail est vendu à des prix insignifiants (...). En quelques mois de l’automne 1867 au début de l’été 1868, la surmortalité se généralise et s’intensifie, en décimant nombre de collectivités et de vastes zones géographiques, tout particulièrement à travers les steppes et l’Oranie dans sa plus grande extension, faisant affluer les masses faméliques et de mourants au cœur des centres urbains (...).
En 1868, le typhus fait des ravages dans plusieurs régions du pays. L’année suivante, la situation empire. La famine, le typhus et le choléra se propagent à travers tout le pays. La mort frappe partout. Les familles paysannes sont en procession, dans tous les sens, à la recherche de quelque salutaire pitance.» Ce sont les tragiques exodes de la faim, «un flux migratoire jamais connu dans l’histoire de l’Afrique du Nord». L’auteur poursuit, dans le préambule : «La situation est de nouveau critique en 1878. La famine et les épidémies frapperont encore en 1893. Au cours de la première moitié du XXe siècle, l’Algérie a connu dès 1920 un nouveau cycle de sécheresse qui entraîne la famine et le typhus.»
Tout est résumé dans ces passages. Des repères, des dates, des événements funestes, des situations et des conjonctures que Amar Belkhodja détaille, analyse, commente et confronte dans les six parties du livre.
L’ouvrage aurait pu se suffire des trois chapitres intitulés respectivement «Le désastre de 1867-68» (première partie), «La misère des années 1930» (deuxième partie) et «Dépossession et endettement de la paysannerie algérienne» (quatrième partie), mais l’auteur a préféré pousser plus loin la recherche. Le résultat de tels efforts, ce sont les trois autres parties de l’ouvrage consacrées à Tiaret et à la région du Sersou : «La famine dans le Sersou», «La crise agricole de 1935» et «Les crimes dans le Sersou».
Ces trois chapitres, bien documentés et regorgeant d’informations, ajoutent en épaisseur et en profondeur à la démonstration de l’auteur. Misère, crimes et famine en temps coloniaux trouve ainsi tout son sens grâce à ces nouveaux éléments d’éclairage, tout commence avec «Le désastre de 1867-1968», d’une ampleur telle que la mémoire collective s’accorde à dire qu’il n’avait jamais été vécu auparavant. Amar Belkhodja explique pourquoi : essentiellement parce que le système colonial a bouleversé l’économie traditionnelle de l’Algérie, dont les structures agraires (pratique de la jachère, réserves de céréales dans les silos souterrains appelés «matmoras»...). Le fait est incontestable, dans la mesure où «l’histoire agricole n’a jamais signalé des famines aussi meurtrières qui vont se répéter a posteriori de la pénétration française».
A la même période, d’autres malheurs viennent s’ajouter à la famine et aux épidémies : les violents séismes de la Mitidja (janvier 1867) puis de Biskra (novembre 1869), les invasions de sauterelles (1867 et 1869), un hiver très rigoureux qui décime les troupeaux. Le drame prend des proportions hallucinantes : spectre de la faim, malnutrition, misère extrême, mendicité, forte mortalité, cadavres sur les routes, exode des populations vers les centres urbains d’où elles sont chassées... «Nous avons beaucoup de peine aujourd’hui à reconstituer les horribles spectacles de la déchéance humaine. Des images qui dépassent l’entendement», fait remarquer l’auteur. Pourtant, il prend à tâche son travail d’historien pour dire les choses que les lecteurs doivent savoir.
 Le bilan de l’hécatombe, entre autres, et «qui révèle les pertes humaines à 500 000 individus, soit le quart d’une population globale estimée à l’époque à deux millions d’habitants». Le bilan du désastre de 1867-1868 est même multiplié par deux par Djilali Sari. Dans une «atmosphère de cynisme et d’indifférence des Européens» d’Algérie qui, eux, ont été épargnés par la famine et les épidémies, il y a eu heureusement «l’esprit de solidarité des familles algériennes». Notamment en Kabylie.
«La Kabylie ne fut pas ébranlée par la famine de 1867-1868. Bien au contraire la région va attirer des milliers d’affamés originaires de différents endroits et qui vont être notablement secourus par leurs compatriotes kabyles (...). la kabylie au secours des affamés, par milliers, avait en définitive sauvé des groupes entiers qui affluaient de partout», écrit l’auteur. bien d’autres aspects d’un intérêt majeur sont abordés dans l’ouvrage : les conversions de Charles Lavigerie, la famine de 1920, les calamités agricoles de 1938, la famine des années 1940-1947, les organismes de crédit, le front paysan, l’affaire Dutheil, etc. Un livre où l’historien contribue à jeter une lumière nouvelle sur la sombre période du colonialisme.
Hocine Tamou
Amar Belkhodja, Misère, crimes et famine en temps coloniaux, éditions El Kalima, Alger 2013, 278 pages.



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