Soirmagazine : L’entretien de la semaine
PROFESSEUR NOURIA BENYAKHLEF, SPÉCIALISTE EN PSYCHIATRIE, EHS DRID-HOCINE, AU SOIRMAGAZINE :
«la problématique du suicide est devenue un enjeu de santé publique»


Par Sarah Raymouche
Dans cet entretien, Mme Nouria Benyakhlef, spécialiste en psychiatrie, explique le suicide et analyse les signes avant-coureurs ou les symptômes que l’entourage peut reconnaître avant le passage à l’acte. Elle insiste aussi sur l’importance de l’écoute active et la communication au sein de la famille pour le prévenir.

Soirmagazine : Tabou, le suicide reste un sujet très délicat à aborder. Qu’en pensez-vous ?

Nouria Benyekhlef : Le suicide a toujours existé à travers l’histoire de l’humanité et dans toutes les religions.
De quelque côté qu'on se tourne, le suicide reste une tare honteuse et un tabou qu'il faut entourer de silence. Attentat contre Dieu, dépravation morale d'un esprit sans respect pour les valeurs établies, le suicide est refoulé avec les autres grands interdits sociaux. En effet, en se suicidant, en décidant du moment de sa propre mort, le suicidé s'approprie le pouvoir divin. Devenant en quelque sorte Dieu, s'excluant de la communauté des hommes, le suicidé devient ainsi condamnable. En ce sens, le suicide portant atteinte à la puissance divine, touchant à la dimension du religieux et du sacré, serait marqué d'interdiction religieuse et relèverait donc du tabou.
Chacun est confronté, à un moment ou à un autre dans sa vie, à faire face à des épreuves importantes (décès d’un proche, perte d’emploi, rupture amoureuse, etc.). La majeure partie du temps, nous avons comme réflexe de nous adapter à ces nouvelles réalités. Lors de moments particulièrement difficiles, l’idée du suicide peut traverser l’esprit d’une personne sans pour autant l’amener à élaborer un plan et à passer à l’acte.
La problématique du suicide est devenue un enjeu de santé publique, et on en parle plus facilement ces dernières années. De plus, la cybertechnologie a permis de s’informer sur le sujet. Qualifier de «tabou» le suicide ne nous semble pas si évident.

Quels sont les éléments déclenchants d’une crise suicidaire ?
La crise suicidaire a fait l'objet d'assez nombreux travaux. Sa connaissance, sa reconnaissance par tout intervenant en la matière est indispensable afin de prévenir le passage à l'acte suicidaire, spécialement chez un sujet «à risque», adolescent par exemple. La crise suicidaire est toujours sous-jacente à une conduite suicidaire et peut être son aboutissement (en matière de suicide comme en psychologie générale, le terme de conduite implique une certaine élaboration d'un comportement qui, lui, serait plus instinctif). Il n'y a pas de schéma standardisé de crise suicidaire, chaque situation étant la résultante complexe de nombreux facteurs propres à l'individu, à son histoire, à son environnement actuel.

Il est utile de préciser quelques définitions :
Suicide : acte par lequel le sujet se donne volontairement la mort («meurtre de soi-même»).
Tentative de suicide (TS) : comportement visant à se donner la mort, sans y parvenir.
Idées suicidaires : pensées que l'on pourrait se donner la mort, constructions imaginaires de scénarii, sans passage à l'acte.
Conduites suicidaires : conduites conscientes visant à tenter de se donner la mort.
Conduites à risques : comportements où le sujet prend des risques (de mourir) mais sans idée consciente ni sans volonté de mort.

Facteurs de risque liés à la dynamique familiale
-Perturbations des interactions entre l’enfant et ses parents, ce d’autant plus que ces perturbations concernent les interactions précoces, fragilisant les assises narcissiques de l’enfant.
- Perturbations du fonctionnement familial (discorde parentale, situations de séparation conflictuelle du couple dans laquelle on fait jouer à l’enfant le rôle de témoin, certaines situations de monoparentalité dans lesquelles l’enfant n’est plus à sa place d’enfant mais de partenaire, voire de thérapeute du parent qui l’élève).
- Toutes les formes de violence, de traumatisme, d’abus sexuels, de carences…

Facteurs de risque familiaux et sociaux
- Antécédents de suicide dans la famille. Troubles psychiques (dépression…).
Il existerait aussi des facteurs génétiques.
- Psychopathologie parentale (notamment antécédents de dépression).
- Mauvais état de santé.
- Précarité de la situation familiale et de l’insertion sociale (célibat, isolement social, chômage prolongé.

Quels sont les signes avant-coureurs ou les symptômes que l’entourage peut reconnaître ?
L'intention suicidaire :
Lorsque la qualité de la structure familiale ou de l'entourage est insuffisante à contenir de telles idées, on peut alors assister au glissement vers une intention suicidaire lors de n'importe quel événement difficile de l'existence, qu'il le soit objectivement ou non.
Celle-ci s'exprime alors sous forme de mutilations volontaires ou d'un malheur accidentel, repli sur soi, limitation des relations interpersonnelles.
Mais très souvent, plutôt que d'être exprimées en clair, les idées de suicide se traduisent indirectement dans des discours qui expriment les thèmes suivants, dans un contexte de profond désarroi :
-se sentir de trop, inutile,
-désir de rejoindre un être cher décédé,
-dispositions testamentaires sans nécessité logique, legs ou vente d'objets auxquels le sujet est attaché (souvenirs personnels, livres, jeux...),
- organisation de funérailles ou demandes concernant le don du corps,
- désir de fuite, d'évasion (voyages impulsifs),
- désir de dormir longtemps, véritable recherche de nirvana, de l'annulation des tensions.
Bref, autant de perspectives qui ne s'ouvrent pas sur la mort vue comme but ultime mais qui s'y réfèrent comme à un moyen de déboucher sur autre chose, de fuir une certaine forme de vie.

Le suicide est-il lié à une dépression nerveuse ?
Dans la pratique clinique, le médecin peut être confronté à différents cas de figure à partir de l'expression d'un désir de mort :
- il peut s'agir d'un patient qui présente un état dépressif majeur, comportant les idées de mort, de ruine, d'indignité avec la classique douleur morale intense. Il est bien évident que, devant un tel tableau l'hospitalisation s'impose.
- D’autres pathologies psychiatriques telles que les psychoses les troubles anxieux.
- les personnalités pathologiques (borderline, psychopathiques ..)

Lorsqu’une personne pense avoir des tendances suicidaires, doit-elle en parler ? Et à qui ?
L’idéal est d’en parler, mais ce n’est pas toujours le cas malheureusement.
Souvent, l’entourage ne prend pas au sérieux certains propos tels que : «J’en ai marre de cette vie ; la mort serait un soulagement, etc. S’il s’agit d’enfants ou d’adolescents, les parents doivent rester attentifs à tout changement de comportement, s’intéresser sans être intrusif à ce qui se passe à l’école et entre copains.
L’exigence tyrannique de performances scolaires peut entraîner des gestes malheureux de peur de décevoir les parents.
Le harcèlement à l’école ainsi que toute maltraitance physique ou psychologique doivent interpeller tous les intervenants (chef d’établissement, enseignants, conseillers pédagogiques et psychologues scolaires) qui doivent être vigilants et à l’écoute pour permettre l’émergence de la parole afin d’éviter le passage à l’acte suicidaire.
En résumé, toute personne, jeune ou moins jeune, peut trouver de l’aide en allant consulter des professionnels (médecins généralistes, psychologues, psychiatres) pour désamorcer cette crise.
L’idéal, c’est de créer des cellules d’écoute ou un numéro vert style «SOS suicide».
Les personnes ayant des idées de mort peuvent trouver une oreille attentive qui les aidera dans l’urgence, avant de les orienter.

Après le suicide d’un proche, l’entourage est souvent submergé d’un sentiment de culpabilité. Comment peut-il gérer cette situation ?
Le tabou qui prédomine toujours pousse de nombreuses familles à dissimuler la vérité à leur entourage de peur du qu’en-dira-t-on. Plus que la mort naturelle, la mort par suicide induit un stress sévère chez les survivants parce qu'elle laisse toujours penser qu'on y est plus ou moins impliqué.
Les sentiments de culpabilité sont toujours présents et d'autant plus intenses qu'on a pu éprouver pour la personne suicidée des sentiments ambivalents.
Le déni de la réalité est une première réaction fréquente qui, avec le sentiment de culpabilité, fait partie du processus de deuil.
Au cours de ce processus, le médecin rencontré peut être le médecin légiste, lorsqu'une autopsie a été pratiquée : les familles l'interpellent comme «dernier témoin» à avoir vu la personne décédée. Elles recherchent auprès de lui l'existence d'une lésion cachée ou secrète, la révélation d'un dernier message que seule l'observation avisée du corps permettrait de décrypter. Ces familles ont besoin, pour continuer à vivre, de reconstruire imaginairement l'histoire vécue avec la personne suicidée et d'y trouver une logique qui leur évite de consacrer la faillite de liens interpersonnels qu'elles ont contribué à tisser. Un risque assez fréquent réside dans le maintien d'un silence concerté à propos de cette mort par suicide, destiné à en «protéger» les membres estimés les plus fragiles (on pense naturellement d'abord aux enfants). Ce non-dit provoquera des dissonances bien plus dévastatrices que la reconnaissance du suicide : le suicide dans une génération, lorsqu'il reste un non-dit, devient parfois l’objet de transmission et ce type de situations pourrait avantageusement faire l'objet d'un travail d'élaboration psychique, pour en éviter la répétition.
Ce même type de dissonances dans les réseaux de communication sociale rend difficile l'appui et le soutien que les endeuillés pourraient recevoir de leur entourage. Il existe chez les endeuillés d'un suicide une particulière vulnérabilité aux affections physiques consécutives au stress et un taux de suicide qui pourrait être significativement supérieur à celui de la population générale. Pour y remédier, des thérapies brèves, familiales ou de groupe peuvent être préconisées.





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