Culture : Un hommage de Paris à l'académicienne
Assia Djebar, plus immortelle que jamais
De Paris, Ahmed Halli
Un an après sa disparition, Assia Djebar n'a pas pris une ride dans la
mémoire de ses lectrices et lecteurs, qui sont venus nombreux, de
France, d'Europe, et aussi d'Algérie, pour lui rendre hommage. C'est au
«Petit Palais», haut lieu de la culture à deux pas des Champs-Élysées,
que s'est déroulé cet hommage, sous la forme de tables rondes et de
lectures de textes, avec un documentaire en apothéose. Cette journée du
souvenir a été animée par Fadéla Mehal (1), présidente de la Commission
Culture, patrimoine et mémoire du Conseil de Paris.
Pour entrer dans le vif du sujet, il n'y avait pas mieux que la voix de
Taos Amrouche, la grande prêtresse des chants traditionnels de Kabylie.
C'est ensuite, le comédien et auteur, Daniel Mesguich, qui a lu deux
textes de l'écrivaine disparue, dont le premier est justement consacré à
la cantatrice. Une entrée en matière idoine, pour accéder à l'univers et
aux sources de la littérature d'Assia Djebar, et sur laquelle a rebondi
la modératrice de la première table ronde, Mireille Calle Gruber. Cette
dernière, qui est écrivaine et enseigne à la Sorbonne nouvelle, est
l'auteure de plusieurs ouvrages sur Assia Djebar, dont elle a retracé la
vie et l'œuvre, placées sou le signe de la cause des femmes.
Évoquant le milieu dans lequel Assia Djebar a grandi, Mme Calle-Gruber a
affirmé que l'académicienne a toujours su la difficulté de prendre la
parole lorsqu'on est une femme. "J'écris à force de me taire", a affirmé
celle qui s'est inscrite très tôt dans le rapport ambivalent à la langue
française, à la fois langue de la colonisation et langue de
l'émancipation pour la jeune fille qu'elle était alors. Cette langue du
dominateur, du colon, cette langue de l'autre, Assia va s'employer à en
faire une langue de poésie et de résistance. Elle va l'essorer, la
secouer devant elle, pour la débarrasser de toute sa poussière
compromettante, souligne l'universitaire citant les propres mots de la
romancière. Il s'agissait de dire, d'être la voix des femmes sans voix,
sans droits, proclame le refus de la polygamie et de la déshérence qui
dépouille les sœurs au profit des frères (2). Cette "francophonie
d'écriture", elle la travaille de termes arabes, de rythmes de
l'Andalousie, des chants de femmes, ensevelies et analphabètes, "les
exilées de l'écriture". C'est sur ce problème du rapport à la langue
française qu'a rebondi l'écrivain et poète algérien, Habib Tengour, qui
a refusé comme d'autres auteurs de se laisser emprisonner dans ce débat
paralysant.
Il a cité à cet égard l'exemple de Malek Haddad, un immense écrivain,
qui a brutalement mis fin à une carrière littéraire prometteuse, pour ne
plus avoir à écrire dans une langue qui n'était pas sa langue
maternelle. Il cite aussi le cas de Kateb Yacine, moins sensible que son
aîné aux pressions et à la surenchère nationalistes, mais qui a aussi
cessé d'écrire, pensant que la langue l'éloignait de sa mère. Quant à
Assia Djebar, à propos de laquelle il préfère parler d'ambiguïté, plutôt
que d'ambivalence, Habib Tengour dit qu'elle ne s'est jamais considérée
comme exilée dans la langue française. Assia Djebar qu'il a connue et
souvent rencontrée lorsqu'elle formait un duo littéraire talentueux avec
Malek Alloula, disait qu'elle était habitée par cette langue, le
français.
Ce problème de possession, l'écrivaine va le régler par le procédé de la
biographie, elle va parler d'elle, ce qui est assez rare, et dans une
société où le "Je" est haïssable, à l'instar du "Moi" de Pascal. Et
Habib Tengour de citer la langue du père qui lui a appris le français,
et qu'elle utilisera pour sa correspondance sentimentale, en faisant
"une langue entremetteuse", selon sa propre expression ironique.
Cependant, note le poète algérien, Assia Djebar "va se débrouiller pour
que le français soit son français et qu'il devienne arabe, algérien»,
sous sa plume. «Elle écrit en français, mais c'est de l'Algérien!»,
a-t-il relevé.
Auparavant, l'historienne Michèle Perrot était revenue sur la fracture
qu'il pouvait y avoir dans la vie d'Assia, d'un côté la mère et sa
culture berbéro-andalouse, et de l'autre la langue française qui est
loin de ce monde maternel. La langue française qui est celle de la
colonisation, et qui ne concède l'instruction et l'accès à l'école
française qu'aux filles qui peuvent servir son entreprise. C'est
pourquoi, elle va s'attacher à donner une voix à ces femmes de
l'oralité, exclues de l'écriture, "elle est la femme qui écoute devant
les femmes qui parlent". Elle le fait pour les femmes dans la vie
quotidienne, mais elle le fait aussi pour certaines héroïnes de
l'Histoire, et Michèle Perrot d'évoquer le cas de Zoulikha, martyre de
la guerre de Libération nationale. C'est à cette grande figure du combat
pour l'indépendance, arrêtée et jetée d'un hélicoptère par l'armée
française, qu'Assia Djebar a consacré l'un de ses livres les plus
attachants "Femme sans sépulture».
C'est précisément du sujet «Littérature et histoire des femmes» que
devait traiter la seconde table animée par un autre historien, Gilles
Manceron, avec notamment l'écrivaine Maissa Bey et Amel Chouati, la
présidente du "Cercle des amis d'Assia". Gilles Manceron a évoqué la
place d'Assia Djebar dans l'histoire non seulement avec son œuvre
littéraire, mais en y participant.
Il a rappelé comment l'écrivaine, alors élève de l'École normale
supérieure de Sèvres, avait renoncé en 1956 à passer son agrégation pour
répondre à l'appel lancé aux étudiants algériens afin qu'ils se joignent
au combat libérateur. Maïssa Bey a précisé qu'elle aussi était fille
d'instituteur, et comme Assia Djebar, son père l'a accompagnée à
l'école, et lui a appris la langue française. Elle a rappelé également
qu'une autre écrivaine algérienne, Leïla Sebbar, était aussi fille
d'instituteur, ce qui confère à ce métier un surcroît de mérite, qui ne
lui est pas toujours reconnu. Maïssa Bey a fait part de son émotion à
partager cette commémoration et cet hommage à une écrivaine qui a
beaucoup compté dans sa vie. C'est en lisant Assia Djebar qu'elle a été
encouragée à écrire et à se consacrer à la littérature.
A. H.
1) Fadéla Méhal, conseillère de la Ville de Paris, élue du 18ème
arrondissement de Paris, s'est d'abord fait connaître en 2006 en créant
les Mariannes de la diversité. En juin 2015, elle a fondé en juin 2015
l'association «La République ensemble», dont elle est la présidente.
2) Ce sujet suscite une passion qui n'est pas près de s'éteindre comme
en témoignent les quelques interventions parmi l'assistance, et qui
confirment que l'Algérie a encore beaucoup de chemin à faire pour
résorber les inégalités hommes-femmes.
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