Actualités : DJEMILA BENHABIB
«La critique du dogme est permise et même souhaitable»


Par Khadidja Baba-Ahmed
Djemila Benhabib vient de publier un dernier essai intitulé Après Charlie (éditions H&O) consacré, comme les premiers, à l'islam politique et les rempart et solution uniques contre son extension que sont la laïcité et la démocratie.
Prenant pour prétexte le massacre perpétré en janvier 2015 dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo — où elle y perdit, entre autres, son ami Charb —, l'auteure se sert de cet événement tragique et barbare pour démonter la machine de l'islamisme. Contrairement à certains essayistes et autres spécialistes autoproclamés de ce phénomène, l'analyse que nous offre Benhabib fustige toutes les concessions du genre «des égarés de banlieues, des laissés-pour-compte et autres misérables jeunes sans avenir», et encore autres « auteurs d'assassinats aveugles…». Ceux qui commettent les crimes islamistes que connaît le monde aujourd'hui ne «sont pas des fous d'Allah, ce sont des gens on ne peut plus rationnels».
L'odeur des crimes qu'ils commettent, alors qu'elle apprend et assiste à la retransmission TV des crimes à Charlie Hebdo, Djemila Benhabib la connaît. Le bruit des mitraillettes, elle connaît aussi et explique : ce bruit, «croyez-moi, je connais, il est gravé dans ma tête à jamais… une odeur qui me vient de mon autre vie. Là-bas en Algérie». C'est, tout au long de l'essai, ce lien entre l'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo et les assassinats de Djaout et de 123 autres confrères en Algérie que l'auteur met en relief. «Le lien entre Charb et Djaout est évident.» Ces deux-là avaient «la même envie de construire un monde plus humain. Et leurs assassins la même aversion de la liberté»
L'on ne peut, dit-elle, comprendre les attentats terroristes dans l'Hexagone qu'en les inscrivant dans l'échiquier international et la longue histoire de l'islamisme politique. Elle affirme, en outre, que «ces actes sont aussi le produit de pays avec lesquels la France lie des relations diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques». L'idéal aurait naturellement été que l'on prenne conscience de la nature des actes terroristes perpétrés en Algérie. ça n'a pas été le cas.
«Si collectivement, nous avions pris la mesure de leur (les islamistes) force destructrice il y a vingt ans de cela, et si nous avions consenti à mettre tous les moyens nécessaires pour les affaiblir, sur les deux rives de la Méditerranée, alors peut-être que l'assassinat du journaliste kabyle aurait permis d'épargner la vie du dessinateur parisien.» Mais, rappelle l'auteure, face aux crimes commis, impossible de se faire entendre. «Les démocrates algériens ont été abandonnés. Mais ils n'ont pas cessé pour autant de résister», ajoute-t-elle. Résister, mais comment ? D'abord en nommant les choses par leur nom. «Les visionnaires de Charlie ont compris que si l'on commençait à céder sur le terrain de la liberté d'expression, ce serait tout l'édifice démocratique qui serait remis en question.»
Et c'est précisément cette liberté d'expression qui est aujourd'hui, parfois inconsciemment et d'autres fois sournoisement, remise en question par certains intellectuels, nous dit encore Djemila Benhabib : «Etrange silence. N'ont-ils rien à dire ? Certains continuent d'ergoter mollement avec cette obsession maladive du juste milieu…» D'autres se murent «dans un angélisme sur l'islam et les musulmans». Alors que la menace terroriste n'a jamais été aussi élevée à travers le monde, «certains intellectuels de gôche sortent un lapin de leur chapeau, l'islamophobie».
Ce lapin est aujourd'hui à l'œuvre et on l'a encore vu très récemment avec les attaques en règle contre Kamel Daoud pour avoir, dans une de ses chroniques, nommé les choses, sans détour et à contre-courant de ce que les bien-pensants attendaient de lui.
Une urgence pour Djemila Benhabib : «Elever le sujet musulman à l'universel, désacraliser l'islam pour n'en faire qu'une religion parmi tant d'autres, ni plus ni moins.» Face à toutes les tentatives mises en œuvre pour «islamiser la modernité», et elles sont nombreuses, il s'agit aujourd'hui de leur opposer «la modernisation de l'islam». Mieux encore, reconnaître, comme l'a fait Abdelwahab Meddeb, l'essayiste et politologue tunisien, que «l'islamisme est, certes, la maladie de l'islam, mais les germes sont dans le texte lui-même». Quelle solution et quel combat mener aujourd'hui contre l'expansion de l'islamisme politique ? Sa réponse est ferme : le combat pour la laïcité et la démocratie.
Elle y répond en corrigeant, ce faisant, plusieurs confusions liées à l'utilisation inappropriée et en tout cas fausse du concept de laïcité. «La liberté de religion n'est pas le droit absolu de religion. La laïcité, principe philosophique, politique et juridique, réunit dans la vie publique croyants et non-croyants, sans exclure personne.
La laïcité ne cherche pas à promouvoir l'athéisme. La laïcité n'a que faire de l'existence ou non de Dieu. Cette question n'est pas de son ressort. La laïcité est centrée sur l'homme, les hommes, tels qu'ils sont, avec les croyances qu'ils ont ici et maintenant. Sa préoccupation principale est le bien commun.» Djemila Benhabib, pour répondre à la question «que faire alors ?», rappelle la réponse qu'en donne Boualem Sansal, signataire d'ailleurs de la préface de cet essai : «Avant le terrorisme et avant l'islamisme qu'il faut résolument combattre et éradiquer, est l'islam qu'il faut soustraire des mains des doctrinaires fous, comme est la pensée théologique islamique qu'il faut refonder à la lumière de la démocratie et de la laïcité. Ce n'est pas à la démocratie de s'adapter à l'islam, elle ne fait que prôner la liberté, l'égalité, la fraternité, c'est l'islam qui doit apprendre à vivre dans la liberté, l'égalité et la fraternité.»
Les thèses de Djemila Benhabib ne sont pas nouvelles : elle a eu à les développer dans ses précédents ouvrages. Cette fois-ci, pour les nouveaux censeurs, l'auteure a transgressé et dépassé les nouvelles limites que l'on impose à tous ceux et celles qui posent les véritables problèmes et qui donnent les solutions pour sortir de l'islamisme politique et poursuivre le combat pour la liberté et la démocratie.
La contribution de l'auteure au seul débat qui vaille le coup dérange et Benhabib est devenue, depuis la sortie de ce dernier essai, la victime de lynchages médiatiques jusqu'à l'accuser de plagiat pour certains textes de ses blogs.
Si le but est de la faire taire, lui imposer le silence, nous lui donnons, nous, justement, la parole, parce que nous considérons qu'il est temps de cesser de se plier à tous ceux qui imposent à nos sociétés jusqu'à éviter de parler de laïcité ; la société, selon leurs recommandations, n'étant pas encore prête.

Soir d'Algérie : Qu'est-ce qui a déclenché en vous la volonté d'écrire ce dernier essai? Le macabre attentat de Charlie Hebdo était-ce la seule raison ?
Djemila Benhabib
: Non, bien évidemment. La boucherie du 7 janvier 2015 a été, certes, un facteur déclencheur, mais il y avait en moi, depuis quelques années déjà, un besoin de faire le point sur les monstrueuses attaques consécutives que subissent les journalistes et les intellectuels, autant ceux qui résident dans les démocraties occidentales, que ceux établis dans les pays musulmans, lorsqu'ils traitent des questions liées à l'islam. Bien que la nature des attaques soit différente, l'objectif est le même : faire taire, censurer, éliminer une posture idéologique et politique critique vis-à-vis de l'islam. Il y a aujourd'hui, où que l'on soit, une véritable chape de plomb qui pèse sur le débat public à l'évocation de l'islam, une forme de censure pernicieuse par moment, ouverte par d'autre.

Qu'en est-il, pour vous, de l'islamophobie qui aurait gagné du terrain, notamment en France ? Une construction médiatique ? Une réalité compréhensible après les dramatiques actions terroristes ? Une manipulation des événements par l'extrême droite ?
Il y a autour de ce concept de l'islamophobie une terrible ambigüité. Qu'est-ce l'islamophobie ? La critique du dogme islamique ou la critique des musulmans pour ce qu'ils sont ? Si c'est la critique du dogme, nous sommes alors dans un rapport distancié, objectif et apaisé avec le religieux. Depuis les philosophes des Lumières, la critique des dogmes est permise et j'ajouterai même souhaitable.
Si l'on se réfère au cheminement de la pensée théologique de la chrétienté ainsi qu'à sa pratique, le christianisme a évolué grâce à la critique. Son entrée dans la modernité l'a affranchi de ses nombreux boulets. Le même exercice est à souhaiter avec l'islam. Car l'analyse qu'en a fait le regretté Meddeb exige de notre part lucidité, courage et intelligence. La Maladie de l'islam est l'islamisme, écrivait-il. Comment s'imaginer à partir de là renouveler notre pensée, élever nos sociétés vers l'humanisme et la modernité sans cet exercice critique? J'en arrive au deuxième volet de votre question, à savoir la critique des musulmans pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des personnes appartenant à des cultures différentes et une ère civilisationnelle marquées par l'islam. Il y a un mot pour décrire cette façon abjecte de considérer les êtres, le racisme. Alors pourquoi ne pas l'employer pour lever toutes les ambiguïtés ? Y a-t-il un racisme anti-musulman en Occident ? Certainement. Au même titre qu'il y également des racismes qui marquent les différentes sociétés musulmanes. Il n'y a qu'à voir le traitement que subissent les immigrants asiatiques dans les pays du Golfe ou encore celui des personnes de race noire au Maghreb.
En avançant cela, je ne veux pas donner l'impression de banaliser le racisme antimusulman. Je dis tout simplement que le racisme naît d'un rapport confus et difficile avec l'altérité et les musulmans n'y échappent pas. Il est bon de s'en rappeler et d'élargir notre focal sur le sujet.

Vous évoquez, avec ironie, «la parfaite symbiose de l'islam politique et de la démocratie que vantent certains observateurs occidentaux et qui fait qu'ils présentaient les Frères musulmans comme des islamistes modérés par opposition aux purs et durs du salafisme».
A l'épreuve des faits, en est-on toujours dans cette approche ?
En réalité, il faut toujours se poser la question : «modéré» par rapport à qui et en fonction de quel référentiel ? Si l'on est un démocrate, tout décryptage que l'on fera de la nature des acteurs politiques s'inscrira forcément dans un référentiel démocratique, par définition marqué par la séparation des pouvoirs politique et religieux, la pluralité politique, l'égalité entre les femmes et les hommes, le respect de la diversité sexuelle, la liberté de conscience et la liberté d'expression.
Or, je ne vois pas dans le spectre islamiste, une quelconque fraction pouvant correspondre à cette définition de la démocratie et s'inscrire dans le multipartisme. Oui, les islamistes jouent le jeu électoral tant qu'ils ne sont pas au pouvoir. Sauf que la démocratie n'est pas un jeu. L'islam politique des Frères aux djihadistes en passant pas les salafistes est un projet totalitaire de fusion entre l'islam et le politique.

Si le terrorisme islamiste a perdu du terrain en Algérie grâce à l'armée et aux résistances citoyennes, l'on observe malheureusement que son idéologie a très fortement pénétré la société algérienne et se manifeste dans des comportements quotidiens étrangers au pays. Comment expliquez-vous cette imprégnation ?
La lutte contre l'islam politique est multidimensionnelle. Il y a en effet un volet sécuritaire, mais aussi sociétal. L'Algérie a mis en avant le sécuritaire sans trop s'attarder sur le reste. Pis encore, en se déchargeant des questions cruciales de l'école, de la culture et de l'égalité réelle des chances. Or, l'émancipation citoyenne aurait pu être une réponse au projet politique des islamistes. Il n'en a rien été.
L'Algérie officielle a abandonné les Algériens à leur sort en ne saisissant pas l'occasion d'un prix du pétrole fort pour projeter le pays dans une dynamique de relance à long terme. Alors, fatalement, les démons du passé sont revenus nous hanter à la lumière d'une agitation internationale sans précédent, dictée par une compétition des plus folles entre Daech et Al-Qaïda. La politique «étapiste» des Frères musulmans a fonctionné à merveille. L'islamisation par le bas : l'individu, la famille, la société, l'Etat. On y est presque.

Comment expliquez-vous que certains partis islamistes fassent partie d'une coordination aux côtés de partis démocratiques et même laïques pour certains (RCD) et qui appellent à une transition démocratique dans le pays ? Une approche tactique ?
Nous vivons un grand moment de confusion politique. Les fondamentaux ont été oubliés, malheureusement. Dès lors qu'un démocrate se met à faire du pied à un islamiste ou vice-versa, d'ailleurs (je ne sais plus exactement dans quel sens ça va), toutes les dérives sont possibles. Pourtant, l'histoire nous montre qu'on ne peut faire des alliances sans pour autant s'interroger sur la nature même des acteurs politiques avec lesquels cette alliance est établie. Le RCD a perdu sa boussole. C'est terriblement dommage. Car c'est lui le premier parti politique qui, dans le passé, nous a amenés à nous interroger sur la laïcité. Regardez où nous a conduits l'alliance des Américains avec les islamistes à partir des années 1950 contre les vilains Soviets ou encore qu'est devenue la gauche iranienne après 1979 et son alliance avec les islamistes. Mes années algériennes m'ont appris qu'on ne peut pas être à moitié démocrate et à moitié islamiste. Car l'islamiste finit toujours par avaler le démocrate.
Vous évoquez très peu, en tout cas pas suffisamment, la dimension géopolitique dans laquelle se meut l'islam politique. Pourquoi ?
Ce livre traite de la question de la liberté d'expression, de la censure et des risques que prennent les combattants de la plume où qu'ils soient. Ils parlent des fondamentaux et nous invite à élargir nos horizons en faisant les liens entre le ici et le là-bas. J'en appelle à une large solidarité des laïques. Je voulais rendre compte des résistances sourdes, muettes et héroïques. Je souhaitais situer Charb, l'ancien patron de Charlie Hebdo, dans sa famille politique et le rapprocher de son «frère» Tahar Djaout, le doux poète, à la plume aiguisée comme un scalpel et montrer en quoi le travail de l'un s'inscrit dans la continuité de celui de l'autre.
Poursuivons leur travail titanesque, là est notre devoir moral et notre responsabilité historique.
K. B. A.

Bio express de djemila benhabib
Auteure de plusieurs essais, Djemila Benhabib est née en Ukraine de père algérien et de mère ukrainienne. Grandie en Algérie (Oran), elle a dû quitter le pays au milieu des années 1990 menacée avec ses parents par les terroristes. Après quelques années en France, elle s'installe au Canada. Engagée politiquement, elle n'a jamais cessé de militer ici, comme là-bas pour la laïcité, la démocratie, la liberté.

Ouvrages :
Après Charlie, laïques de tous les pays, mobilisez-vous 2016 éditions H&O.
L'automne des femmes arabes 2013 éditions H&O.
Des soldats d'Allah à l'assaut de l'Occident, 2012 éditions H&O.
Ma vie à contre-Coran, Poche 2014.





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