Actualités : LE PHÉNOMÈNE FAIT DE PLUS EN PLUS DE VICTIMES
Massacre à la rokia


Enquête réalisée par Abla Chérif
La rokia a pris des proportions telles qu'elle tend aujourd'hui à supplanter la médecine, suscitant des réactions du Conseil de l'ordre qui prohibe son utilisation si elle déroge aux règles prophétiques. Ces appels sont restés vains tout comme celui des représentants du ministère des Affaires religieuses et des pouvoirs publics, alertés par le nombre de victimes en augmentation permanente. L'enquête que nous avons menée autour de cette question révèle l'ampleur d'une situation ahurissante, parfois choquante, et qui défie surtout toute logique.
La rokia a fait ses premières apparitions dans les années 1990. Jusque-là réservée à quelques rares anciens, des érudits et oulémas versés en théologie, elle fut introduite par le Front islamique du salut (FIS), animé par une farouche volonté de bouleverser toutes les bases culturelles des Algériens. Les premières séances se sont déroulées dans les mosquées.
A cette époque, Ali Benhadj, numéro 2 du parti dissous, se charge en personne des premières opérations d'exorcisme. Sur ordre de leur leader, des fanatiques battent violemment un jeune homme de 16 ans, aveugle, sous prétexte de chasser le démon qui s'est emparé de son corps. Un proche de la victime avouera ensuite que le malheureux était épileptique. Ali Benhadj persuade alors son père (son voisin) que les crises de son fils sont le signe d'une possession.
Il lui promet la guérison par la rokia. La scène se déroule au sein d'une mosquée située sur les hauteurs d'Alger. Elle choque les fidèles présents. Certains alertent la presse indépendante qui en est alors à ses balbutiements. La nouvelle est publiée. L'opinion n'en revient pas. Dans les quartiers d'Alger, les éléments du FIS se chargent de faire savoir qu'aucune pratique autre que la rokia ne sera désormais tolérée. Une guerre sans merci est lancée contre les «guérisseuses» traditionnelles et les voyantes. Accusées de travailler sous les ordres de Satan, elles sont systématiquement assassinées, décapitées, leur tête exposée dans la rue pour l'exemple...
Les Algériens sont horrifiés, mais le FIS réussit à faire vibrer leur corde sensible. La rokia est basée sur des principes religieux qu'aucun croyant n'ose contester. Selon les textes religieux, elle a été révélée au Prophète Mohamed (QLSSSL) par l'ange Gabriel. Alors que celui-ci était souffrant, Dieu a dépêché son ange afin de réciter des incantations religieuses sur le Prophète qui en a ressenti un soulagement. Ce dernier le transmet à ses fidèles compagnons et les informe que la récitation de versets de Coran sur un sujet atteint de certaines maladies ou possédé par le démon est un traitement efficace.
En Algérie, elle prend rapidement une ampleur incroyable. La place cédée par les voyantes disparues est désormais occupée par un tout autre genre de «guérisseurs». La rokia passionne. Des chaînes de télévision privées font appel à des rakis connus pour animer des émissions de grande écoute, des séances de désenvoûtement se déroulent face à la caméra. Le web pullule de noms de «spécialistes», de recettes miraculeuses pour guérir les malades, marier les célibataires, réunir les divorcés, réussir dans les études, faire prospérer son commerce, vaincre la stérilité et même gagner des compétitions sportives...

Des pratiques lucratives
Pour tenter de comprendre de quelle manière agissent ces individus, nous nous sommes rendus chez certains d'entre eux. Officiellement, cette pratique religieuse est réservée seulement aux hommes. Des femmes s'y sont pourtant introduites. L'une d'entre elles habite sur les hauteurs d'Alger. Sa réputation la précède. Pour éviter d'être envahie, elle ne travaille que sur rendez-vous. Ce jour- là, une quinzaine de femmes attendent leur tour. Une salle est réservée aux époux qui préfèrent accompagner leurs femmes. Pour certaines, il s'agit d'une véritable épreuve.
La vieille dame marmonne quelques mots entre ces dents en tenant fermement la tête de sa «patiente» qui se dit atteinte de sorcellerie. Mais la guérisseuse veut en avoir le cœur net. Elle se lance dans une séance d'exploration destinée à détecter le mal dont est atteinte la jeune femme. Son prix est fixé à... 3 000 DA.
Dans le cas où le symptôme de la sorcellerie est détecté, elle devra ajouter 2 000 DA à cette somme la prochaine fois pour le début de l'exorcisme. Si le démon s'avère récalcitrant (ce qui se produit dans la majorité des cas), la victime est priée de verser 3 000 DA de plus en échange de plantes qui serviront à brûler la créature maléfique.
Le mari de la malade se dit pourtant prêt à aller jusqu'au bout pour sauver son épouse. «L'argent, ce n'est rien par rapport à la guérison que peut apporter cette femme. Regardez ce qui se passe.» Nous sommes autorisés à y assister dans un coin de la chambre. La guérisseuse psalmodie des incantations. La «malade» garde les yeux fermés. Lentement sa main droite se lève. La rakia pousse un soupire de soulagement. Selon elle, cette réaction est le signe de la sorcellerie. Si la main gauche avait réagi, le diagnostic aurait été autre : celui du mass, ce qui revient à dire qu'un mauvais esprit aurait frappé d'un de ses membres l'humain. La «malade» tremble, elle est angoissée, on lui pose des questions qui sont en fait adressées au démon introduit par la sorcellerie. L'époux est anxieux. Sa femme refuse de répondre aux questions, elle est de plus en plus nerveuse. La rakia refuse d'aller plus loin. Pour calmer sa patiente, elle lui remet une bouteille d'eau de fleurs d'oranger sur laquelle ont été récitées des paroles coraniques et une poignée de sel sur laquelle sont psalmodiés d'autres versets. Cela lui vaudra 3 000 DA de plus. D'autres patients attendent. La séance prend fin. Elle reprendra dans une semaine. Place à une fillette d'une dizaine d'années. Elle est trisomique. Sa mère dit qu'elle souffre d'un mal inconnu qui la rend violente. La fillette entre à son tour dans la chambre...
Non loin de là, au cimetière de Bouzaréah, une jeune fille victime de la rokia a été enterrée peu de temps avant le début du Ramadhan. La police est au courant de l'histoire. La victime avait subi plusieurs séances d'exorcisme avant que le raki ne décide de passer aux coups afin de chasser le diable de son corps. La jeune fille ne résiste pas à la violence et décède quelque temps après. Les services de sécurité ne peuvent rien contre le coupable. La famille n'a pas déposé plainte. En croyants, ils n'y voient là que l'accomplissement du destin de leur fille. Les réactions diffèrent cependant selon les familles, les milieux.

Les victimes sont battues
Selon les informations que nous avons pu obtenir, de plus en plus de plaintes sont déposées auprès des commissariats contre des rakis qui usent de la violence. Plusieurs procureurs de la République ont été également saisis. Le silence se rompt, les langues se délient, mais le phénomène reste terriblement ancré. L'imam Abou Abdellah de Dély-Ibrahim auquel nous racontons l'histoire de la guérisseuse se dit horrifié. «Un raki est contraint de réciter le Coran à voix haute. La personne qui est devant lui doit entendre ce qu'il dit sinon il doit quitter les lieux.»
Abou Abdellah pratique lui même la rokia. Il se déplace dans les maisons et avoue avoir vécu des situations incroyables, comme celle d'une femme à laquelle il a dû effectuer 36 séances d'exorcisme avant que la démonne qui l'habitait, «une juive», dit-il, n'accepte de quitter le corps de sa victime. Le discours auquel nous assistons défie toute logique, toute base scientifique. Impossible de discerner le vrai du faux. En bon raki, il ne réclame aucun sou des personnes qui sollicitent ses services, mais ne retire pas la main lorsque celles-ci lui glissent des billets. Il est bien sûr au fait de la violence à laquelle s'adonnent certains de ses «confrères» et se dit outré par de telles pratiques «non maîtrisées».
Un imam qui officie dans la même mosquée et qui pratique lui aussi la rokia nous dirige vers une victime de cette situation. Il s'agit d'une jeune femme divorcée, persuadée d'avoir perdu son époux sous l'effet d'une sorcellerie qui a introduit dans son corps un démon qui lui faisait prendre l'apparence d'un monstre aux yeux de son mari. Le raki choisi par la famille habite le sud du pays. C'est un universitaire qui affirme avoir étudié le monde parallèle et affirme maîtriser parfaitement les préceptes religieux. Il effectue le voyage vers Alger sans rien demander. «Après la séance d'exploration destinée à détecter le mal dont je souffrais, il s'est mis à lire le Coran longtemps. A un certain moment, je me suis mise à pleurer puis, Dieu me pardonne, j'ai eu un fou rire lorsqu'il s'est mis à interroger le démon qui est en moi car il avait un accent très prononcé. Il pensait que c'était ce démon qui s'était manifesté en moi.
Très vite, il a sorti un tuyau de ses affaires et s'est mis à frapper violemment la plante de mes pieds. J'avais très mal, mon frère, convaincu du bien de cette opération, ne me laissait pas bouger. Je me suis mise à hurler et à raconter n'importe quoi pour lui faire croire qu'il avait réussi à m'exorciser. Il m'a enfin lâchée, satisfait, mais il m'a forcée à boire de l'huile d'olive et de l'eau pour vomir la sorcellerie. J'ai vomi bien sûr mais il n'a rien trouvé, alors il m'a encore donné de l'eau sur laquelle il avait récité des versets coraniques, il y a dissous du sel, j'en était malade. Comme j'étais très fatiguée, mes proches ont décidé d'arrêter la séance. Avant d'obtempérer, il me force à boire une eau mêlée à du snan mequi, une plante qui vide les intestins. Après quelques heures, j'ai eu une diarrhée terrible. Je me suis sentie très faible pendant plusieurs jours.»
L'ampleur de la situation et les cas de décès engendrés par ces pratiques ont poussé les scientifiques à réagir durant ces dernières années. Le Conseil de l'ordre des médecins a prohibé la rokia dans les cabinets médicaux et s'est élevé contre cette pratique lorsqu'elle dépasse le cadre de la seule lecture du Coran. Le professeur Ziri, directeur du CHU de Tizi-Ouzou, explique : «Il faut remettre la rokia dans son contexte. Si on se limite à la lecture du Coran, elle ne pose aucun problème. Ce qui ne va pas, c'est tout ce qui vient se greffer autour. Des charlatans sont apparus dans tous les coins de rue et donnent des potions avec des mixtures bizarres. Cette pratique est ancrée dans certaines couches pas averties des conséquences de la consommation de ce genre de produits. Ces personnes ont des problèmes de santé ou psychologiques. Elles ont, bien entendu, consulté des médecins et entendu parlé de ce genre de guérisseurs. La vox populi a amplifié le phénomène.» Selon le professeur Ziri, la rokia peut entraîner la mort de plusieurs façons, par ingestion de produits toxiques d'abord. «Le charlatan donne de l'eau dans laquelle il met des papiers sur lesquels ont été gribouillés des mots à l'encre sans savoir si les règles d'hygiène ont été respectées. Parfois, on donne des œufs conservés plusieurs jours pour ôter le mauvais œil. Le produit ingéré est avarié, ce qui peut provoquer des intoxications ou des troubles.»

La rokia peut tuer
La rokia peut ensuite tuer par l'absorption d'un excès d'eau, ce qui provoque un choc. «L'absorption de plus de 4 litres d'eau en dehors des périodes de canicule ou d'efforts intenses peut conduire à un œdème cérébral. Au-delà de cette quantité, de graves crises de convulsion peuvent survenir. L'eau diminue le taux de sodium, ce qui conduit à une hyperhydratation et donc un œdème cérébral.» Le professeur Ziri nous confie avoir lui-même pris en charge une victime de la rokia. «C'est un cas d'école, dit-il. La malade était de Bordj Menaïel. Son époux l'avait abandonnée durant une longue durée avant de revenir au pays. Elle pensait que ses problèmes étaient réglés, mais il était en réalité revenu pour lui faire signer un document l'autorisant à épouser une étrangère. Elle a eu une crise d'hystérie. Ces parents l'ont conduite chez un guérisseur qui lui a lié les poings, les pieds et l'a battu violemment. Elle avait des lésions partout.» Il
poursuit : «Ces charlatans exploitent la détresse des citoyens et font des victimes. Ces méthodes et leurs conséquences sont condamnées par la religion, le Conseil de l'ordre et toute la médecine.» A la fin du mois de mai dernier, et pour des raisons similaires, le ministère des Affaires religieuses a décidé à son tour d'interdire officiellement la pratique de la rokia dans les mosquées et les écoles.
La liste des victimes, elle, s'allonge mais aucun bilan officiel n'existe pour autant. Parmi ces dernières, des victimes de la hidjama, une pratique dérivée de la rokia consistant à extraire le mauvais sang du corps de la victime. Une ouverture est effectuée à l'aide d'une lame par des guérisseurs autoproclamés qui affirment agir selon les préceptes religieux. Selon des informations rapportées par la presse, une cinquantenaire souffrant de migraine a succombé à la hidjama dans la wilaya de Blida.
Les médecins qui ont accueilli la victime ont saisi la presse pour tenter de mettre un frein à cette situation. Leur voix reste malheureusement isolée au sein d'une société qui s'arrache les adresses des rakis et des «spécialistes en hidjama» qui s'affichent dans les rues, sur les devantures de magasins et dans les transports publics. Difficile d'échapper au tapage publicitaire déversé par les chaînes de télévision qui enchaînent les spots dédiés aux bienfaits de ces personnes et des remèdes qu'ils proposent. Un commerce florissant s'est en effet développé en parallèle. Les boutiques qui les proposent ne se comptent plus. Des huiles sur lesquelles ont été lus des versets du Coran, des breuvages chassant le démon, des plantes purgatives destinées à évacuer la sorcellerie mangée, des encens qui combattent les présences négatives... Tout y est, mode d'emploi à l'appui. Certains produits sont plus cotés que d'autres. Ils ont été mis au point par les rakis les plus en vogue qui font sauter l'audimat à chaque passage télévisé. L'un d'entre eux, cheïkh Belahmar, détient une place de choix dans une émission hebdomadaire où il livre les secrets de son pouvoir. L'homme avait été arrêté et incarcéré durant deux mois suite au décès d'une jeune fille qu'il tentait de guérir grâce à la rokia... Le massacre continue.
A. C.



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