Contribution : Sauvons notre école !
Par Ahmed Djebbar, mathématicien et historien des
sciences, professeur émérite à l’Université des sciences et des
technologies de Lille, ancien ministre de l’Éducation nationale.
Abderrezak Dourari, linguiste, professeur à l’Université d’Alger.
Mohammed Harbi, historien et ancien dirigeant du FLN.
Wassiny Laredj, écrivain et professeur de littérature moderne aux
Universités d’Alger et de Paris-III-Sorbonne Nouvelle.
Khaoula Taleb-Ibrahimi, linguiste, professeure à l’Université d’Alger.
Houari Touati, historien, directeur d’études à l’École des hautes études
en sciences sociales, Paris.
Ce texte est comme une bouteille à la mer jetée par
des Algériens qui ne représentent ni un comité, ni une organisation,
mais seulement eux-mêmes. Il part du constat que le nationalisme
algérien a manqué d’une réflexion approfondie sur les questions
nationales et sociales. Il en est résulté des divisions et des
déchirements dont nous ne voyons pas encore la fin. Notre contribution
pour trouver réponse commune n’a pas d’autre ambition que de hâter une
telle réflexion en renouvelant les conditions de la construction
nationale ainsi que les fondements de l’ordre politique dans une
situation de diversité historique. Nous pensons que la question
éducative est au cœur de cet aggiornamento aussi nécessaire qu’urgent.
Dans aucun pays du Maghreb et du Mashriq, la langue arabe – langue de
l’enseignement public – ne suscite et déchaîne autant de passions qu’en
Algérie. Elle est constamment sujette à des tensions politiques et à des
disputes idéologiques extrêmes. Car ceux qui la défendent bruyamment ne
la conçoivent que comme une langue rituelle et patrimoniale. Et même
lorsqu’ils ne récusent pas le fait qu’elle soit une langue de culture,
ils ne se soucient ni de la forme ni du contenu de cette culture. La
langue leur suffit : elle leur tient de culture. Alors qu’ils en font
une affaire existentielle (maṣīriyya), comme ils disent, ni eux ni leurs
enfants, et par conséquent les élèves de nos écoles ne consentent à
l’effort de l’apprendre véritablement pour en faire sereinement
l’instrument linguistique d’un accomplissement individuel et social
heureux.
La langue arabe est, chez nous, mal parlée, mal apprise, parce qu’elle
est sans contenu, aussi pauvre et sèche qu’un filet d’oued saharien.
Tant qu’on n’aura pas compris que le contenu et la richesse d’une
langue, ce que l’on nomme son génie, c’est sa culture, telle qu’elle est
cristallisée dans ses monuments littéraires et esthétiques et qu’elle se
déploie à travers sa créativité présente et future, elle restera sans
contenu. Alors, plus on affecte de s’indigner pour elle, et plus on
s’emploie à œuvrer à sa décrépitude et à sa déchéance. Les peuples ne
sont dignes des langues dont ils se réclament que s’ils les fructifient
et en partagent le fruit récolté avec le reste du monde. Et quel est
l’état de la culture arabe en Algérie ? Médiocre. Sans doute parce que
les Algériens sont coupés du patrimoine littéraire classique de cette
langue, que quasiment plus personne ne lit parce qu’il est devenu
incompréhensible y compris pour la plupart des membres de l’élite
intellectuelle. Lisez un extrait d’Ibn al-Muqaffa’, de Sahl ibn Hārūn,
d’al-Jāḥiḍh ou d’Abū al-‘Alā’ al-Ma‘arrī à un lycéen ou à un étudiant,
vous verrez qu’il n’en comprendrait ni le sens ni la portée. Si on
pousse plus loin, il n’est pas impossible que le professeur en personne
soit incapable de comprendre l’extrait en question et, s’il le comprend,
d’en goûter la valeur littéraire et esthétique. En soixante ans
d’existence, l’école algérienne n’a rien enseigné de tout cela. Or, tous
les systèmes d’enseignement dignes de ce nom, ceux d’hier comme ceux
d’aujourd’hui, reposent sur la connaissance et l’apprentissage des
classiques, sans quoi il n’y a pas de modernité littéraire. Il en est
ainsi depuis que l’école existe : chez les Grecs comme chez les Romains,
dans la Chine ancienne comme dans l’Inde védique, chez les Perses
sassanides comme chez les Arabes à leur âge classique, et, plus encore,
à l’époque moderne depuis la Renaissance italienne. Ainsi la culture
arabe classique a réussi à faire ce dont la culture arabe moderne est
incapable (et pas uniquement chez nous) : à doter les Arabes musulmans
de deux cultures, l’une religieuse et l’autre profane. À l’époque
classique, on pouvait consacrer sa vie à étudier l’une, sans toucher à
l’autre, ou à les étudier l’une aux côtés de l’autre pour les posséder
simultanément. Et pourquoi donc ? Parce que l’Islam n’est pas qu’une
religion, il est aussi une culture. S’il n’était resté qu’une religion,
il n’aurait même pas pu ni su développer ses propres sciences
religieuses tels le kalām, les uṣūl al-fiqh et les uṣūl al-dīn. Car
toutes ces sciences nécessitent la maîtrise d’une pensée spéculative que
l’on ne peut acquérir ni développer en l’absence de la logique. Or, la
logique n’est ni arabe ni islamique, elle est grecque. Les livres mêmes
dans lesquels sont exposées ces sciences religieuses ont emprunté leurs
techniques de composition, leurs modèles d’écriture et leurs traditions
littéraires à la plus prestigieuse de toutes les cultures antiques : la
culture hellénistique. Les faux défenseurs de la langue arabe de chez
nous, ceux qui sont responsables de son naufrage scolaire, ne savent pas
– bien sûr – qu’ils sont tributaires de la culture grecque jusque dans
la façon dont ils ont appris à lire et à écrire la langue arabe, et qui
est celle que les écoles coraniques ont perpétuée depuis des siècles.
Quant à ceux qui s’imaginent que la langue arabe est une langue sacrée,
voire la langue sacrée par excellence, ils sont rien moins que des
adeptes de la sottise. D’abord parce que la plupart des langues
s’imaginent descendre du ciel – encore qu’un éminent transmetteur de
hadiths comme Ibn Abī Shayba pensait au IXe siècle que la langue du
paradis n’était pas l’arabe mais le syriaque ; ensuite parce que les
prétendus arguments religieux sur lesquels cette allégation est bâtie
sont apocryphes. On a bien fait dire au prophète Muhammad que, de toutes
les langues, c’est l’arabe qui était sa préférée parce qu’elle est «la
langue des gens du paradis» (lughat ahl al-janna), mais ce pseudo-hadith
est considéré y compris parmi les grands maîtres de l’école juridique
hanbalite comme une «forgerie» (mawḍū‘). Et, de ce fait, il entre dans
la catégorie du «munkar al-ḥadīth» que tout érudit religieux scrupuleux
et probe se doit d’éviter. Or, ce même prétendu hadith est réhabilité
par le salafisme moderne. Son maître à penser Muhammad al-Albani l’a
repêché en le faisant entrer dans la catégorie des hadiths faibles (ḍa‘īf
al-ḥadīth). Classé en troisième position, après l’«authentique» (ṣaḥīḥ)
et le «bon» (ḥasan), le hadith faible ne produit certes pas d’effets en
matière de droit musulman, mais il ne reste pas moins louable à utiliser
en matière d’édification et d’exhortation. Or, ce type de hadiths est le
pain quotidien des prédicateurs et des sermonnaires dont la plupart des
récits par eux colportés relèvent de cette catégorie. Force est de
constater que c’est le discours de ces derniers qui tient lieu de
religion à l’école algérienne comme en témoigne la vidéo mise en ligne
le jour même de la rentrée scolaire de cette année 2016-2017, en signe
de provocation, dans la continuité d’un été au cours duquel les
«authentiques» défenseurs de l’arabité et de l’islamité de notre
éducation nationale, non contents d’avoir hystérisé le débat à des
sommets rarement atteints, se sont livrés à des actes répréhensibles
pour faire dégénérer leur guerre de l’école en guerre civile.
Outre son caractère abrutissant, cette rhétorique de la défense de
l’école au nom de la religion tend à faire de celle-ci une mécanique
tranchante : d’un côté le ḥalāl, de l’autre le ḥarām. Or, dans le
système normatif islamique, tous les actes humains sont soumis à deux
échelles de qualification qui s’appliquent concurremment à ces actes :
l’une est religieuse, l’autre légale. L’échelle religieuse comporte cinq
qualifications : 1) l’obligatoire (wājib, farḍ) ; 2) le recommandé
(sunna, mandūb, mustaḥabb) ; 3) l’indifférent (mubāḥ) qui doit être
distingué du jāʾiz, c’est-à-dire ce qui est permis, sans objection ; 4)
le répréhensible ou le désapprouvé (makrūh) ; 5) et enfin l’interdit (ḥarām)
dont le contraire est le ḥalāl, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas
défendu, illicite. S’agissant de l’échelle de qualification légale, le
concept le plus large est celui de mashrūʿ qui englobe tout ce que la
loi reconnaît, à savoir ce qui est en accord avec elle. Selon le degré
de conformité, un acte ou une transaction est dit : 1) ṣaḥīḥ, valide, si
sa nature (aṣl) aussi bien que ses situations (waṣf) sont en accord avec
la loi ; 2) makrūh, répréhensible, désapprouvé, si son aṣl et son waṣf
correspondent à la loi, mais un élément défendu lui est associé ; 3)
fāsid, erroné, si son aṣl est conforme à la loi, mais son waṣf lui est
contraire ; 4) bāţil, invalide, nul et vide d’effet. Il s’ensuit qu’il
n’y a que ce qui est ṣaḥīḥ et ce qui est makrūh qui produisent des
effets légaux. Comme ṣaḥīḥ est le terme fréquemment utilisé dans le sens
de juridiquement efficace, il arrive qu’il recouvre les deux catégories.
C’est tout cela que le salafisme moderne a détruit dans notre pays, au
point que celui-ci a oublié ses propres traditions hanafite et malékite.
Il n’y a plus que l’ibadisme qui témoigne aujourd’hui pour la religion
de nos pères. Or l’État, tout autant que la société, le défend mal des
menaces qui pèsent sur lui et qui sont source de divisions dont un
certain aveuglement national ne mesure pas les dangers. Ces menaces sont
les mêmes qui pèsent sur les différentes expressions langagière du
berbère. En attendant leur sauvegarde, pour les unes, leur
standardisation, pour les autres, l’école doit d’ores et déjà s’atteler
à enseigner leur littérature : poésie, geste, contes, mythes. Cette
littérature berbère ne doit en aucun cas être limitée aux zones
berbérophones. Elle doit aussi bien être enseignée à la partie
arabophone du pays, qui doit la redécouvrir et l’assimiler comme une
part oubliée de sa propre profondeur historico-culturelle. Il faut, par
conséquent, que, dans ses programmes, l’école algérienne fasse côtoyer
les poètes berbères aux côtés des poètes arabes et universels, au même
titre que les poètes du malḥūn, cette mémoire et encyclopédie de notre
moyen-arabe maghrébin dont Ibn Khaldūn disait qu’il constituait une
langue dont l'absence d’inflexions grammaticales n'influe nullement sur
la juste expression de la pensée et dont il nous a légué les spécimens
poétiques les plus anciens. Pour produire les normes linguistiques et
les valider scientifiquement, notre pays doit se doter d’une académie de
la langue. L’erreur serait de «donner» aux arabophones une académie et
aux berbérophones une académie, comme cela est prévu, chaque partie
agissant dans son coin pour que, au bout du compte, rien ne bouge. La
preuve de l’inefficacité d’un tel émiettement institutionnel est déjà
administrée par l’incurie des institutions trop nombreuses censées
promouvoir la langue arabe, sans compter le tamazight, et qui en fait
sont des enseignes destinées à loger des lobbies convulsifs plus portés
à l’agitation et à la verbosité qu’au travail dans la patience et la
sérénité afin d’œuvrer au bien commun. L’académie, dans la mesure où
elle incarne l’idéal linguistique de la nation, doit fonctionner à
l’efficacité et à l’unité, non à la surenchère stérile et au clivage qui
ne peuvent qu’ajouter confusion à la confusion de la sorte de
schizophrénie linguistique dont le pays est atteint depuis son
indépendance.
Pour revenir à la langue arabe classique, qu’il soit entendu qu’elle n’a
rien de sacré et n’a nul besoin d’être sacralisée pour être appréciée et
aimée. Pas même la technique de la prose rythmée et assonancée du Coran,
connue sous le nom de saj‘, n’est sacrée. Cette langue technique, avant
d’être l’expression caractéristique du Coran, fut celle des
poètes-rhéteurs, des orateurs, des devins et des prêtres du paganisme
arabe. Elle est belle et nous l’aimons parce qu’elle est belle. C’est ce
qu’avait dit Abū Ḥanīfa, le grand maître du droit musulman : interrogé
pour savoir si un musulman pouvait léguer ou vendre un manuscrit du
Coran à un non musulman, il a répondu positivement en expliquant que le
Coran n’était pas qu’un livre religieux, il est aussi un livre de
sagesse (ḥikma) qu’un non-musulman peut lire comme tel et déguster la
saveur de ses qualités littéraires et philosophiques sans avoir besoin
d’adhérer à la religion musulmane. Et d’ailleurs si la langue arabe
était si sacrée que le prétendent les néo-salafistes pourquoi le Coran
nous est-il parvenu dans une écriture (graphie) inventée par des
communautés arabes chrétiennes vivant entre la Jordanie et la Syrie
d’aujourd’hui ? À l’époque préislamique, la seule écriture que le Hedjaz
– le pays de Muhammad – connaissait était thāmūdéenne. Or ce n’est pas
cette écriture que le Prophète et ses Compagnons ont choisie.
Malheureusement, l’Islam est privé de son histoire. De sorte que moins
les croyants en savent, plus ils consentent à leur asservissement. La
technique utilisée est redoutable : elle est celle du targhīb et du
tarhīb. D’un côté, on vous fait miroiter les délices du paradis, de
l’autre côté, on vous menace des tourments de l’enfer. Or, il ne vous
échappe pas que du tarhīb à l’irhāb, il n’y a qu’un pas que des milliers
de nos enfants ont franchi lors du «grand désastre national» duquel nous
ne sommes toujours pas remis. C’est parce que nous pensons que l’école
est le moyen de nous en sortir, en apaisant notre rapport à la religion
et au monde, que nous appelons à sa réforme. Il est du devoir de la
nation de l’arracher à l’hégémonie du néo-salafisme qui la gangrène
depuis des décennies. Avec la crise du malikisme, à laquelle il a
grandement contribué, ce néo-salafisme, qui est une tradition
réinventée, est le seul «produit» religieux sunnite attractif disponible
aujourd’hui. Or nous voulons que la religion n’envahisse pas tout
l’espace scolaire, au risque de sa stérilisation totale. Ceci n’est pas
une revendication de laïcs athées, comme le prétendent les détracteurs
de l’école moderne ; c’est une revendication qui est pensée et mesurée à
l’aune de l’histoire : l’Islam classique n’a pu devenir la grande
civilisation que l’on connaît que parce qu’il a su distinguer les
sciences traditionnelles des sciences rationnelles, jusqu’à ressusciter
le curriculum d’étude de la philosophie étudiée de façon autonome quand,
dans l’Europe latine, cette même philosophie n’était tolérée que parce
qu’elle était habilement considérée comme la servante de la théologie.
Nous voulons que la langue d’enseignement soit parfaitement maîtrisée
par les enseignants aussi bien que par les enseignés. Nous voulons que
l’école s’approprie l’histoire de l’Algérie ainsi que celle des aires de
civilisation auxquelles notre pays appartient pour le restituer à sa
vocation méditerranéenne et africaine. Mais il faut pour cela que les
cerveaux de nos élèves se libèrent de tout ce qui les encombre et les
empêche de s’épanouir par l’éducation, la culture et la science. Tant il
est vrai que, sans culture générale, aucune formation intellectuelle de
qualité n’est possible. Et c’est bien ce dont souffre notre pays :
autant sa population scolarisée est impressionnante par son nombre,
grâce aux efforts financiers colossaux consentis par l’État national,
autant sa formation est médiocre et son expression linguistique d’une
intolérable indigence.
Pourquoi l’école algérienne est-elle constamment tiraillée par des
tensions idéologiques et politiques d’une violence extrême ? Pourquoi,
après avoir voulu la rénover en 1977, en confiant la tâche à l’un de nos
intellectuels les plus brillants, le Président Boumediène y a-t-il
renoncé ? Pressé par son ministre de l’Éducation nationale de prendre
ouvertement parti dans le débat public, il a refusé. Abandonné à la
vindicte de la féroce aile islamo-conservatrice du parti unique, le
ministre réformateur est contraint à la démission, deux ans plus tard.
En moins de temps qu’il a fallu pour la construire, l’école algérienne
est devenue une «école poubelle». Cela a duré vingt ans. Mais alors
pourquoi après avoir mis sur pied, en mai 2000, une «commission de
réforme de l’éducation nationale», dont il a confié la présidence à un
éminent professeur, après avoir pris acte des dommages infligés à
l’école en la déclarant sinistrée, le Président Bouteflika l’a laissée à
son tour sombrer un peu plus ? Le rapport de cette commission de réforme
est resté sous le boisseau, scellé comme un secret d’État, jusqu’à ce
que le Snapest le mette en ligne, en décembre 2014, dans l’indifférence
la plus totale. Le fond était atteint.
Aucun de nos pédagogues n’a jugé utile de s’en saisir. À la vérité,
depuis l’époque du Président Ben Bella, les gouvernants successifs sont
restés prisonniers – intellectuellement s’entend – des paradigmes
pédagogiques des parties qui ont fait de l’école leur terrain de
compétition politique et idéologique. Pour les fondamentalistes, qui
avaient les yeux tournés vers le passé, l’école est d’abord une
institution éducative. À ce titre, sa principale fonction est la
transmission des valeurs. Quant aux modernistes, pour eux, l’école ne
peut et ne pouvait être qu’une institution chargée de pourvoir les
générations montantes de l’instruction nécessaire pour gagner la
bataille de la production, comme on disait du temps du Président
Boumediène, ou pour répondre aux besoins du marché, comme on dit
aujourd’hui, tout en s’interdisant de développer un véritable discours
de modernisation sociale. Or l’école n’est ni l’une ni l’autre de ces
deux institutions, ou plutôt, elle est les deux à la fois : en même
temps qu’elle est un cadre de socialisation, c’est-à-dire d’inculcation
des normes et valeurs de la société (ou de la partie dominante de la
société qui a prise sur elle, ce qui est souvent le cas), elle est le
lieu d’apprentissage des fondamentaux de la connaissance, en particulier
ceux qui sont immédiatement traduisibles en termes de qualification et
de compétence. La crise de l’État a aggravé ce démembrement de l’école.
Son autorité ne sera rétablie que le jour où l’État reprendra la main
sur l’école, non pas tant pour exercer sa dictature sur elle que pour
lui tracer le cap à suivre. Car un État moderne, et c’est ce vers quoi
aspire l’État algérien, en dépit de sa forfaiture, est d’abord et avant
tout une institution d’arbitrage et de régulation.
Maintenant, la médiocrité de l’école algérienne est bien là, et nul ne
peut la contester. Elle a mutilé intellectuellement des générations
d’élèves. Le désastre est incommensurable ! À l’école, en effet, on ne
fait pas qu’apprendre une langue, ou plusieurs, ni des connaissances en
nombre uniquement, on s’exerce aussi et surtout au raisonnement
graphique, c’est-à-dire à apprendre à raisonner par écrit. Il peut
paraître paradoxal, mais plus on est capable de traduire sa pensée au
moyen de l’écrit, mieux on l’exprime avec agilité et aisance à l’oral.
Avant donc d’être une affaire de ressources rhétoriques, de
communication même, la maîtrise de la langue scolaire est une épineuse
affaire de pensée. Pour constater la faillite de notre système éducatif,
faites-en l’expérience : essayez d’engager – en langage soutenu – une
discussion avec votre fille ou votre fils scolarisé sur un sujet de son
choix. Dans neuf cas sur dix, le constat d’échec est affligeant. La
plupart de nos élèves sont dépourvus de l’idée même de cheminement de la
pensée discursive. Ils n’en connaissent pas l’économie, non plus que les
mécanismes. Certes, tout cela s’apprend de façon didactique, mais
beaucoup de ces choses s’apprennent également de façon intuitive. Il
suffit pour cela d’être un lecteur compétent. Hélas, connaissez-vous
autour de vous beaucoup d’élèves qui lisent ? Il en est même qui sortent
de l’Université sans jamais avoir lu un livre de bout en bout. Si la
plupart consultent les livres, ils ne les lisent pas. Et, si d’aventure,
vous leur demandez de vous faire un résumé d’ouvrage ou une fiche de
lecture, ils en sont incapables. Ni le collège ni le lycée ne le leur
ont appris le procédé et sa technique.
Comment, dans ces conditions, exprimer une quelconque pensée si l’on ne
maîtrise pas parfaitement la langue dans laquelle on a étudié pendant
dix, quinze, voire, vingt ans ! Comment aimer son pays et cimenter
durablement sa communauté de destin si personne ne connaît son histoire
? Comment s’ouvrir au monde si l’on reste monolingue ? Comment
s’accomplir pleinement dans son humanité et dans sa citoyenneté si l’on
ne dispose d’aucun bagage culturel, si l’on n’a ni goût de la lecture ni
amour de l’art ? De la religion elle-même, il ne faudrait pas avoir
peur. Pendant trop longtemps l’État en a confié, pour ne pas dire
abdiqué, la gestion à des groupes de pression qui en ont fait un
tremplin pour leurs ambitions sociales et politiques, voire
personnelles. Pourquoi, en effet, faut-il que notre école adopte quasi
officiellement le crédo de la prédestination et du déterminisme ? Si
tout est écrit, alors rien n’est écrit. Cette forme de la soumission est
l’expression même de la fuite hors du réel et de l’irresponsabilité.
Quand ce n’est pas la faute du maktūb, c’est la faute de l’État, ou de
n’importe qui d’autre, à part moi. Savoir si l’homme est déterminé (majbūr)
ou libre (mukhṭār) et responsable de ses actes est pourtant une question
que le Coran n’a pas tranchée. Il l’a laissée en débat entre les
croyants, «afin qu’ils raisonnent», en donnant des arguments aux uns et
aux autres. Or après avoir mis en crise toutes les expressions de la
religiosité sunnite et s’être substitué à elles, partout où il a conquis
des espaces sociaux et institutionnels, le néosalafisme a répandu le
fatalisme au point de nier à l’homme son existence en tant qu’être de
volonté. Pis, il a fait du libre-arbitre l’«essence de l’incroyance» (‘ayn
al-kufr), alors même que, dans le Coran, il y a autant de versets pour
que contre le libre-arbitre : au total, seize de part et d’autre. Les
théologiens rationalistes qui ont concouru à distinguer l’homme de
l’animal en lui reconnaissant la capacité (qudra) et le discernement (tamyyīz)
ont voulu qu’il soit responsable de ses actes et qu’il ne se dérobe pas
à sa responsabilité.
N’est-ce pas ce dont on a besoin aujourd’hui pour former de futurs
citoyens libres, capables et perspicaces dans leur jugement et leur
prise de décision ? Cela signifie clairement que la religion, bien
comprise, ne s’oppose pas à la modernisation de l’école et de
l’éducation ; elle y encourage en conviant à la réflexion rationnelle
avant d’opérer ses choix pour agir en connaissance de cause – «bi-‘ilm»,
comme disaient les ulémas d’époque classique. Le libre-arbitre est le
seul crédo philosophique qui convienne au monde complexe dans lequel
nous vivons. Il faut que l’école puisse donner à nos enfants les clés de
leur être-au-monde afin que notre Algérie soit digne de son rang dans le
concert des nations et qu’elle œuvre au bonheur et à la prospérité de
tous comme une part de son humanité.
A. D., A. D., M. H. W. L., K. T.-I et TH. T.
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