Culture : DIX PENSEURS AFRICAINS PAR EUX-MÊMES DE SELOUA LUSTE
BOULBINA
Esprits féconds et connaissance humaine
Liberté de
pensée et «pensée migrante intra et intercontinentale» sont au cœur de
ce livre d’entretiens avec des auteurs africains. Ces penseurs du temps
présent y traitent notamment de «la décolonisation des savoirs».
Un tel voyage exploratoire est résumé par cette formule du philosophe
camerounais Jean-Godefroy Bidima : «Philosopher, dit Karl Jaspers, c’est
être en route ; je suis encore en route vers d’autres horizons.» Les
dix entretiens que contient le volume ont été rassemblés par Seloua
Luste Boulbina, philosophe, directrice au Collège international de
philosophie à Paris et chercheuse (HDR) au laboratoire de changement
social et politique (université Paris 7). Elle-même a réalisé deux de
ces entretiens qui, souligne-t-elle dans l’introduction, «sont une
médiation vraiment intéressante entre le public, d’une part, les
théoriciens et les philosophes, d’autre part. Ils sont une forme
particulière d’échange et un monde singulier de transmission.
Certains de ces entretiens sont restés des morceaux d’anthologie et sont
finalement devenus des références majeures pour les lecteurs» (ayant
déjà fait l’objet de publication, généralement dans des revues). Par
ailleurs, les dix penseurs réunis dans le livre sont des
contemporains. «Ils sont au croisement de plusieurs traditions et de
plusieurs pays. Ce sont généralement des migrants, quelquefois
intercontinentaux, ce qui contribue à déplacer leur point de vue. ils
viennent de ce qu’on nomme ‘’Afrique de l’Ouest’’ et sont
majoritairement francophones. Ils ont souvent étudié en Europe et ont
‘’assimilé’’ la pensée philosophique européenne, dans sa diversité. Pour
de nouveaux usages. Ce livre entend contribuer, en ce sens, à une
migration des idées», écrit Seloua Luste Boulbina.
Autre remarque notable : les interviewers sont en majorité des femmes,
généralement philosophes, alors que les penseurs sont tous des hommes.
A cet égard, «force est de constater que le continent, et le reste du
monde, valorise plus les hommes que les femmes. Ils jouissent de plus de
notoriété, de plus d’autorité, de plus de succès». Malgré le
déséquilibre, ces femmes «ont travaillé à ne pas laisser se perdre la
liberté de la conversation» et ont fait «de cet ensemble d’entretiens
l’espace même du plaisir de penser, de penser avec d’autres, de penser
en commun».
Voilà donc un ouvrage qui, en plus de ce plaisir partagé, entend
contribuer (surtout) à ce que Seloua Luste Boulbina nomme «la
décolonisation des savoirs». Elle en souligne l’importance, d’emblée,
dans l’introduction : «Dans les questionnements contemporains, la
décolonisation des savoirs est une question qui mérite d’être pleinement
et sérieusement traitée. La décolonisation, en effet, ne concerne pas
seulement la politique mais aussi la culture. Elle ne concerne pas
seulement l’imaginaire mais, également, la rationalité. Elle ne concerne
pas seulement l’art et la littérature mais aussi les sciences sociales
et la philosophie.» Et c’est dans cette problématique générale que
s’inscrivent les entretiens. Car «le propos, ici, est de tracer les
éléments d’une bibliographie alternative qui partent d’auteurs et de
penseurs qui, parmi les premiers, se sont efforcés de penser autrement,
c’est-à-dire aussi dans un autre langage, celui de l’indépendance, les
réalités coloniales et postcoloniales». Autrement dit, «le présent
ouvrage offre une introduction à des démarches, des parcours, des
travaux singuliers qui, chacun à sa manière, opèrent une modification
des façons de penser et de réfléchir et ont montré en cela leur
fécondité». En un mot, «tous les penseurs ici réunis sont à la fois des
penseurs critiques et des penseurs de la crise». Il n’est alors pas
exagéré de dire que, dans leur ensemble, les entretiens sont «une
apologie de la liberté de penser». Ou la philosophie comme source de
lumière, de connaissance, de sagesse et de vérité. Le premier auteur
critique et analytique à ouvrir le volume, Valentin Yves Mudimbe, est né
en 1941 en République démocratique du Congo (ex-Congo belge). Il
enseigne depuis 1980 aux Etats-Unis et il a publié de nombreux essais et
textes littéraires. Pour lui, «se décoloniser n’est pas une mince
affaire et ne saurait consister à revenir ou à retourner à une
‘’identité’’ originelle ou primitive car tout ceci s’est historiquement
transformé. Dans le même temps, il importe, travail difficile, presque
travail de deuil, de ne pas demeurer aliéné par des représentations
erronées» (S. L. Boulbina). Dans l’entretien, il estime que,
aujourd’hui, «l’Afrique demeure la différence absolue, que l’on regarde
les articles, les informations ou le sens commun en Europe.
Et lorsqu’on lit des livres récents consacrés à l’Afrique, on peut y
retrouver des présuppositions identiques à celles que l’on trouvait dans
les récits de voyages des XVIIIe ou XIXe siècles». Valentin Yves Mudimbe
rappelle que «le concept d’Afrique est une invention». Il explique : «On
peut revenir à la fin du XVe siècle et à la rencontre avec l’Europe,
lorsque le continent fut qualifié. Ses caractéristiques furent données
dans des livres et dans des textes comme si l’Afrique était unifiée. Or,
tout cela engendra l’effondrement des cultures africaines, qui étaient
différentes les unes des autres. En dépit de ces différences, de ces
traditions diverses, de ces langues variées, ces cultures ont été
rassemblées, voire confondues. C’est pourquoi je dis qu’il s’agit d’une
invention. C’est une perception. Et au XIXe siècle, ce continent a été
colonisé par l’Europe, unifié par l’Europe, partagé par l’Europe.»
En d’autres termes, «l’Afrique a été inventée comme le territoire du
particulier sous l’empire de l’universel. La question de l’universel (et
donc aussi du particulier) est, par conséquent, centrale et ne peut
manquer d’être discutée» (S. L. Boulbina). Dans l’entretien avec le
philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (né en 1955 à
Saint-Louis, il enseigne actuellement aux Etats-Unis), il est beaucoup
question d’universalité, mais aussi de philosophie en Islam. Penseur de
l’universel, le philosophe sénégalais continue d’explorer ce que
Merleau-Ponty a appelé un «universel latéral» qui se substituerait à
«l’universel de surplomb» et qui passe par la traduction. Souleymane
Bachir Diagne a aussi écrit et réfléchi sur l’Islam, dont les ouvrages
Islam et société ouverte : la fidélité et le mouvement dans la
philosophie d’Iqbal (2001). Comment philosopher en Islam ? (2008) et
L’encre des savants (2013). Evoquant le penseur pakistanais Mohamed
Iqbal, il considère que ce dernier «est le penseur d’un temps ouvert,
d’une cosmologie de l’émergence où l’humain, défini selon le mot
coranique comme lieutenant de Dieu, collabore à l’achèvement de la
création et, par son action transformatrice, s’invente continument
lui-même dans le procès de devenir un individu, un ego». Penseur
contemporain de l’Islam, Souleymane Bachir Diagne estime que l’activité
philosophique est «en résonance avec la cosmologie dynamique du
Coran». Autre penseur critique : le Béninois Paulin Houtondji (né en
1942 à Abidjan, il a beaucoup étudié et enseigné la philosophie, a
publié des essais). Celui-ci appréhende la philosophie africaine comme
étant «un ensemble de textes», et donc une littérature philosophique
africaine qui «comprend aussi la littérature orale» qu’il faut continuer
à transcrire. «La pensée africaine est aussi vieille que les peuples
africains eux-mêmes. Mais la philosophie africaine, c’est autre
chose. Son histoire est une partie de l’histoire de l’écriture. Les
travaux du père Claude Sumner ont fait connaître voici une trentaine
d’années les écrits des philosophes éthiopiens Zera Jacob et Walda
Heywat, du XVIIe siècle. On parle aussi de plus en plus des manuscrits
de Tombouctou qui remontent au Moyen-âge, et où des langues africaines
étaient transcrites avec un script arabe. Certains (...) font remonter à
l’Egypte pharaonique les origines de la philosophie africaine. Ce qui
est remarquable dans tous ces travaux, c’est qu’ils vont bien au-delà du
concept traditionnel, c’est-à-dire ethnographique, de la philosophie
africaine. La critique de l’ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet
d’une histoire de la philosophie africaine», rappelle Paulin Houtondji,
lui qui a toujours remis en cause l’ethnophilosophie postcoloniale. La
philosophie africaine est également l’un des centres d’intérêt d’Issiaka. Prosper
Latoundji Lalèyê, un autre philosophe béninois, né en 1942. Lui aussi
porte un regard critique sur la pensée ethnoanthropologique, une
«philosophie inauthentique que plusieurs ont eu raison de qualifier d’ethnophilosophique». Aussi,
préconise-t-il, un renversement copernicien : «Ce qui doit être opéré
pour passer du regard ethnoanthropologique à la vision philosophique,
c’est le retournement véritablement copernicien qui fait de l’objet
d’hier le sujet d’aujourd’hui et de désormais, faisant passer l’Africain
de la périphérie de la connaissance au centre et comme au foyer de
production de cette connaissance. Cette ethnoanthropologie retournée est
ce que, pour ma part, j’appelle une anthropologie critique.» Les autres
auteurs partagent cette préoccupation. Ils refusent l’hégémonie
intellectuelle de «l’Occident», tout en traçant de nouvelles
perspectives et en élaborant des concepts. La modernité, par exemple,
Jean-Godefroy Bidima (philosophe camerounais né en 1958) définit ainsi
la modernité comme étant «tout ce qui, au sein d’une formation
sociohistorique, lui assure son principe de renouvellement». Pour lui,
la modernité «n’est pas de l’ordre du présent, elle est toujours advenir
et possibilité réelle». Autre sujet de réflexion du même philosophe : la
palabre africaine qu’il oppose à une «vision pénale» de la société. Dont
la vision de la société américaine : «Aux Etats-Unis le droit — parfois
— n’est pas là pour renouer le lien social, il est là pour punir,
sanctionner. C’est souvent une société où la vengeance ne se fait plus
par l’épée mais par les codes de la loi, d’où une extrême
judiciarisation des relations humaines (...). Cette vision pénale n’est
pas celle de la palabre africaine. On suppose toujours que la loi et la
norme sont là non pour écraser mais pour renouer avec la société. Une
société qui ne pense qu’à l’emprisonnement et non à l’éducation des
citoyens est problématique.»
Des penseurs critiques... Tous ces auteurs permettent d’avoir au moins
un aperçu des réflexions et des préoccupations en cours, des enjeux
actuels et à venir (développement des arts, questions religieuses...),
de l’exploration des rationalités, etc. Dans l’histoire de la pensée
contemporaine, leurs apports sont donc d’une grande richesse. Ces
quelques contributions confirment que la philosophie est «une réflexion
critique sur les autres techniques, les savoirs et les valeurs d’une
société. Sa quête dépasse celle de l’être et même du devoir être pour
être celle du sens» (Mamoussé Diagne, philosophe sénégalais).
Hocine Tamou
Seloua Luste Boulbina, Dix penseurs africains par eux-mêmes, Chihab
Editions 2016, Alger, 154 pages, 800 DA.
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