Chronique du jour : Kiosque arabe
Après le mariage vient la répudiation
Par Ahmed Halli
[email protected]
Tous
les présidents en exercice, ou en exil, vous le diront : pour gouverner,
et se maintenir aux commandes dans un pays musulman, il faut d'abord
s'assurer le soutien de la religion, et donc des religieux. Il suffit de
jurer sur le Coran de glorifier l'Islam, sans préciser lequel, et de
restaurer la grandeur de la nation, comme le fait si bien Trump, la main
sur la Bible, et l'affaire est dans le sac. Ou la «chkara», pour
reprendre un terme en vogue, et très apprécié par certains «élus» qui se
dévouent pour être plus près du bien public, afin d'en assurer la
pérennité. Une fois le dispositif bien en place, et que ses rouages sont
huilés de façon idoine, et généreusement lucrative, gouverner devient
alors un jeu d'enfant, voire un exercice de baby-sitting. Toutefois, la
règle ainsi que ses notes d'application ne sont pas les mêmes pour tous
les pays, et pour tous les gouvernants, et il y a souvent des embûches
inattendues, des chausse-trapes. C'est le cas lorsqu'il s'agit d'un
pays, comme l'Égypte, où le pouvoir des prêtres, qui faisait et
défaisait les pharaons, a repris du service avec une institution comme
Al-Azhar. Le Président égyptien Sissi, arrivé au pouvoir en juillet 2013
après l'éviction du président intégriste, élu par un peuple sous
envoûtement, n'a pas cessé de cajoler Al-Azhar, et ses cheikhs. C'est
ainsi qu'il a chargé l'université millénaire, lestée du poids des
siècles, et des boulets de la tradition, de réformer le discours
religieux, dominé par l'islamisme pourvoyeur de terrorisme, idéologie
des «Frères musulmans», entre autres. Ce que demandait, en réalité,
Sissi à Al-Azhar, c'était d'abord de se réformer de l'intérieur, de
rénover ses enseignements théologiques archaïques. Toutefois, avec tout
son prestige (1), et la patine du temps, les seules réformes qu'a
connues Al-Azhar lui ont été imposées, comme l'adjonction de facultés,
disons moins imprégnées de religion, celles de la médecine et de la
littérature, en particulier. Ce qui lui a permis d'accueillir sur ses
bancs des célébrités comme Taha Hussein, à qui elle intentera d'ailleurs
un procès (2) pour atteinte à l'Islam. Or, au lieu de s'attacher à
réaliser les changements indispensables, les cheikhs se sont signalés,
ces deux dernières années, par leurs actions contre la liberté
d'expression, et de création. C'est ainsi que la mosquée-université a
intenté plusieurs actions en justice contre des créateurs, et des
penseurs, en application de la loi sur le «mépris des religions». Des
journalistes qui ont osé critiquer Al-Azhar, pour son attitude
conciliante avec les cheikhs salafistes, membres de son collège, ont été
traînés devant les tribunaux.
Quant à l'accusation d'athéisme, elle est brandie par Al-Azhar comme une
épée de Damoclès au-dessus des têtes des non-conformistes, un précieux
renfort pour les courants obscurantistes. Plusieurs intellectuels, ainsi
que d'anciens ministres et membres du gouvernement actuel ont dénoncé
l'influence des intégristes, et des sympathisants «Frères musulmans»,
qui bénéficient de la mansuétude du recteur. Il y a encore deux
semaines, et pour confirmer cette inébranlable volonté de maintenir le
statu quo, l'un de ces cheikhs a lancé une nouvelle provocation contre
les Coptes (3). Dépité devant le manque d'empressement à se moderniser,
montré par Al-Azhar et son recteur, Mohamed Al-Tayeb, le Président Sissi
a joué son va-tout. Mal lui en a pris. Avec les précautions oratoires
d'usage, le chef d'État égyptien a suggéré le mois dernier une très
timide avancée dans le respect des droits des épouses, à savoir une
codification de la répudiation. Il s'agissait, selon lui, de mettre fin
aux excès de la répudiation, divorce oral par euphémisme (Talaq chafaoui),
en perpétuelle augmentation en Égypte, avec ses conséquences
dramatiques. La suggestion de Sissi était de conserver la formule
rituelle que le mari doit prononcer trois fois pour répudier son épouse,
et de l'assortir d'un acte écrit en présence d'un imam.
Pour l'épouse, ça ne change pas grand-chose, vu qu'elle est plaquée en
bonne et due forme, mais les apparences sont sauves, à partir du moment
où elle peut produire une attestation ad hoc. Comme s'ils n'attendaient
que ça, tous les représentants d'une Égypte rétrograde, et intolérante,
se sont déchaînés contre l'initiative, présentée comme un projet
d'interdire la répudiation. Tout en évitant de s'en prendre directement
à Sissi, les islamistes ont proclamé la mobilisation générale contre la
proposition de réforme, et pour la défense de la forteresse Al-Azhar.
Enhardis par ces réactions, les cheikhs «azharis» sont montés eux aussi
au créneau, et ont publié une déclaration dans laquelle, fait rarissime,
ils ont pris à témoin l'opinion égyptienne.
La déclaration affirme que la répudiation est une pratique qui a cours
depuis l'époque du Prophète Mohammed, et que la société égyptienne ne
saurait y déroger, car c'est à la société de se conformer à l'Islam.
Réagissant à son tour, le recteur s'est voulu menaçant en dénonçant les
«fatwas perverses», à savoir les appels à la réforme, et les critiques
contre Al-Azhar, et son immobilisme. Mohamed Al-Tayeb qui s'est élevé
contre la décision du gouvernement d'imposer un sermon écrit aux imams
du vendredi, veut également que le recteur soit élu, à l'avenir, par les
cheikhs (4).
Plus offensif qu'à l'accoutumée, Mohamed Al-Tayeb a dénié à quiconque le
droit de se mêler des questions de religion, qui sont de la seule
compétence d'Al-Azhar, a-t-il souligné à l'adresse du Président. Autant
dire qu'il a enterré définitivement tout projet de réforme religieux, et
qu'il s'oppose à toute velléité de remise en cause du statut de la femme
fut-elle la Vierge Marie. Mohamed Al-Tayeb proclame souvent, surtout
devant des personnalités étrangères, que son institution se veut être
une tribune de l'Islam du juste milieu et de la tolérance. Il oublie
juste de préciser sur quel méridien il situe ce juste milieu, et sur
quelle case de l'échiquier wahhabite il se place lui-même.
A. H.
(1) Dans le classement 2016 des meilleures universités du monde arabe,
établi par le magazine «U.S. News & World Report», Al-Azhar figure à la
26e place. Ce n'est pas très flatteur, mais c'est un peu mieux que l'USTHB
Bab-Ezzouar, classée 31e, avec 46 points sur 100.
(2) Il s'agit du procès intenté à l'écrivain après la parution de son
essai «Sur la littérature préislamique» dans lequel il remettait en
cause certaines idées reçues sur la poésie préislamique, et sur
l'histoire.
(3) Voir «On ne marie pas la Vierge Marie» (Kiosque arabe du 13 février
2017).
(4) C'est Djamal Abdennasser qui a pris la décision de faire nommer
désormais le recteur d'Al-Azhar par le Président. Ses successeurs qui
ont systématiquement remis en cause ses réalisations ne sont pas revenus
sur cette mesure, et pour cause.
|