Chronique du jour : A fonds perdus
Indonésie : l’overdose wahhabite
Par Ammar Belhimer
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L’Indonésie
compte le plus grand nombre de citoyens de confession musulmane 87,2%
d’une population qui compte 250 millions d’habitants. Elle se demande
aujourd’hui, timidement, si le ver djihadiste dont elle souffre n'était
pas dans le «fruit» (pardon à la nature) hanbalo-wahhabite qu’elle a
reçu en cadeau de Riyad.
Le questionnement s’est produit à l’occasion de la visite, dite
historique, du roi Salman en Indonésie, une visite qui culmine avec une
longue campagne d’infiltration et d’influence visant à «redéfinir
l’islam pour la plus grande nation musulmane», comme l’indique le titre
d’une étude fort documentée récemment parue dans The Atlantic Daily(*).
En effet, le roi Salman qui a atterri en Indonésie le mercredi 1er mars
en cours — il est le premier monarque saoudien à visiter le plus grand
pays musulman du monde depuis 1970 – n’a pas tardé à décevoir ses hôtes
: Jakarta, qui espérait que la visite lui permettrait d'obtenir 25
milliards de dollars d'investissements saoudiens, n’en a récolté qu’un
seul.
Il ne reste au pays hôte que ses larmes pour déplorer et pleurer les
ravages d’investissements d’une autre nature. En effet, «l'Arabie
Saoudite a, depuis des décennies, fait des investissements destinés à
influencer la culture et la religion indonésiennes», précise l’auteur de
l’article.
En l’espèce, l’Arabie Saoudite aura été un exportateur de ressources
dopantes plus qu’autre chose, s’assurant des soutiens locaux par le
canal d'activités «de réseautage parmi les anciens étudiants indonésiens
des universités saoudiennes».
Depuis 1980, l'Arabie Saoudite a consacré des millions de dollars à
l'exportation de sa marque idéologique, le salafisme, vers un pays
historiquement tolérant et diversifié. Elle a construit plus de 150
mosquées (le pays en compte 800 000 déjà), une énorme université dite
«libre» à Jakarta et plusieurs instituts de langue arabe ; elle a fourni
plus de 100 internats avec des manuels et des enseignants (dans un pays
où on dénombre entre 13 000 et 30 000 pensionnats); ce à quoi s’ajoutent
des cohortes de prédicateurs et enseignants saoudiens.
Tout cela atteste que l’Indonésie est la voie jugée idoine par l’Arabie
Saoudite pour répandre le salafisme, sa marque de l'Islam, dans
l’ensemble du monde musulman.
Pour rappel, le salafisme est une doctrine née de l'alliance d'Al-Wahhab
avec la Maison des Saoud en 1744, alliance qui a cimenté le wahhabisme
comme épine dorsale spirituelle de l'Etat saoudien.
Le centre nerveux du salafisme indonésien est l'Institut pour l'étude de
l'Islam et de l'arabe (LIPIA), une université entièrement financée par
l’Arabie Saoudite au sud de Jakarta.
L’institut, qui a ouvert ses portes en 1980, pour un enseignement
gratuit au profit de 3 500 étudiants, n’utilise pas un mot de la langue
officielle du pays, le Bahasa. La musique y est considérée bid'a et
interdite, tout comme la télévision et la mixité. Des classes
d'étudiants suivent les cours sur un étage, alors que les étudiantes le
font à partir d’un plancher séparé.
Le ministère indonésien des Affaires religieuses, qui a agréé LIPIA en
2015, n’a pas encore donné son feu vert pour l’ouverture de quatre
autres annexes. Il entend s’assurer d’abord qu’elles défendront l'islam
modéré et la philosophie d'Etat indonésienne, le Pancasila, qui consacre
la tolérance religieuse (en effet, l'Etat reconnaît officiellement six
religions : l'islam, le protestantisme, le catholicisme, l'hindouisme,
le bouddhisme et le confucianisme) – autant d’exigences mises comme
préalable à toute nouvelle implantation.
Le Pancasila, proclamé philosophie d'Etat en 1945 par le Président
Sukarno et intégré à la Constitution, englobe cinq principes : la
croyance en un Dieu unique, une humanité juste et civilisée, l'unité de
l’Indonésie, une démocratie guidée par la sagesse à travers la
délibération et la représentation, la justice sociale pour tout le
peuple indonésien. Tout le contraire des fondements de la tribu
wahhabite.
Les Indonésiens ont de quoi être méfiants. De hauts fonctionnaires du
ministère des Affaires religieuses se disent préoccupés que «certains
anciens de LIPIA sont de fervents partisans du khilafah [le califat de
l'Etat islamique]».
C’est particulièrement le cas du groupe terroriste indonésien Jemaah
Islamiyah qui a reçu des fonds d'organismes de bienfaisance saoudiens au
début des années 2000. Selon un rapport publié en 2017 par l'Institut
d'analyse des politiques et des conflits (IPAC), les réseaux sociaux
Salafi, YouTube, Facebook et Telegram sont devenus un terrain fertile
pour les femmes extrémistes et les sympathisants de l'ISIS en Indonésie
ces dernières années.
Les Indonésiens s’inquiètent, par ailleurs, de ce que «la théologie, qui
est un sujet obligatoire là-bas, n'est enseignée que par des wahhabites
engagés», conformément à une «idéologie antinomique avec l'islam
traditionnel indonésien, qui est généralement syncrétique et détendu».
Outre l’enseignement direct de l’idéologie wahhabite sur l’archipel,
l’Arabie Saoudite accorde chaque année des centaines de bourses aux
étudiants indonésiens pour se spécialiser dans ses propres universités.
A leur retour au pays, ils consolident l’influence et servent de relais
aux intérêts du pays formateur.
Parmi les convertis au wahhabisme, on compte Habib Rizieq, le fondateur
du Front des défenseurs islamiques, une organisation de la ligne dure
associée à des actes de violence, et Jafar Umar Thalib, fondateur du
groupe militant Salafi Laskar Jihad, lui aussi diplômé de LIPIA. Parmi
les dirigeants islamistes de droite, Hidayat Nur Wahid, membre du
Parlement, triplement diplômé de l'Université de Médine, est également
très influent au plan national.
Ces excroissances saoudiennes en territoire indonésien sont le produit
d’un long processus d’endoctrinement. Les ambassadeurs saoudiens ont
entrepris des incursions en pays profond, jusqu’à Aceh, la province
indonésienne la plus à l'ouest qui a été dévastée par des catastrophes
naturelles comme le tsunami de 2005, pour y construire des mosquées, des
hôpitaux et des écoles religieuses.
«L'une des raisons pour lesquelles l'Indonésie a hésité à repousser les
avancées culturelles saoudiennes est le quota important de hadjis qui
lui est accordé» : 221 000 cette année. Mais les listes d'attente pour
le hadj qui durent une décennie sont courantes dans de nombreuses
provinces, est-il encore rapporté.
Toutefois, ce chantage au hadj semble avoir fait long feu. «Nous avons
besoin que le roi Salman fasse une déclaration claire et audacieuse
dénonçant le radicalisme», a déclaré Yahya Cholil Staquf, membre de
l'organisation musulmane modérée Nahdlatul Ulama. Il oublie que les
wahhabites ne sont pas de nature à se repentir facilement, sans que
leurs maîtres états-uniens le leur ordonnent.
A. B.
(*) Krithika Varagur, Saudi Arabia Is Redefining Islam for the World's
Largest Muslim Nation, The Atlantic Daily, 2 mars 2017,
HTTPS://WWW.THEATLANTIC.COM/ INTERNATIONAL/ARCHIVE/2017/03/ SAUDI-ARABIA-SALMAN-VISIT-
INDONESIA/518310/?UTM_SOURCE= FBB
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