Contribution : Fuite des cerveaux
L’effet boomerang


Par Ahmed Tessa, pédagogue
«Point de contrainte en religion» : cet ordre divin est inscrit dans le Saint Coran. Les sciences «psy» l’ont validé scientifiquement et élargi à d’autres domaines. C’est dire si la nature humaine est réfractaire à toute action d’oppression, de pression, de contrainte. Ne se déploie la motivation de l’être humain, pour un projet ou une activité, que s’il en ressent le besoin et y trouve cet intérêt profond qui lui
procure satisfaction et plaisir. Et ce besoin de motivation interne est davantage marqué chez l’enfant et l’adolescent – notamment lors des apprentissages scolaires. L’ennui, l’angoisse, le stress négatif sont des conséquences prévisibles de toute pédagogie basée sur la contrainte, avec, à la clé, le rejet de l‘objet imposé. Il est évident que les stimulants extérieurs à la motivation intrinsèque peuvent amener l’élève à adhérer à tel ou tel apprentissage. Mais de façon artificielle, sans impact durable et pour un intérêt ponctuel : c’est le cas des stimulants et de la norme imposés par certains systèmes scolaires.
Dans la panoplie de ces stimulants artificiels, on citera les notes, les coefficients, les sanctions et les examens/tombola, avec leur cortège de désavantages (et de supposés avantages) et de dérives.
La pédagogie de la contrainte n’est pas l’apanage des systèmes scolaires. Le politique peut, lui aussi, en user à outrance. Sans aller loin dans l’histoire de l’Humanité, des rois, des seigneurs de guerre et des présidents ont ignoré cette sagesse divine et les recommandations des psychologues. Ainsi, au XVe siècle c’est par la force brutale et la barbarie sanglante qu’Isabelle la catholique a contraint les musulmans et les juifs d’Andalousie à épouser sa religion.
Plus près de nous, sur les cinq continents, des dictatures se sont illustrées par la manipulation – afin de les propager de façon sauvage — qui sa religion, qui sa langue ou son idéologie et parfois les trois à la fois. Ainsi des boucheries humaines ont été perpétrées par la folle idée que la force sert d’unique moyen pour imposer des principes et des valeurs au-dessus de tout soupçon — une religion monothéiste, une langue.
Dans cette galerie des monstres, on citera la guerre des religions — en France et en Angleterre, elle opposa catholiques et protestants —, le colonialisme, le nazisme hitlérien, le fascisme mussolinien, le stalinisme, le sionisme, l’apartheid racial, le baâthisme linguistique, le wahhabisme et ses ouailles…
La dictature culturelle affectionne le registre de l’inquisition doublée de paranoïa (la «complotite»). N’est-ce pas que la révolution irlandaise au début du XXe siècle a eu comme détonateur la volonté du gouvernement de Londres d’effacer la langue maternelle millénaire des autochtones et imposer celle de la reine – en plus de sa religion protestante ? Il se dit chez ses camarades de classe qu’élève au lycée de Blida, Abane Ramdane avait une grande admiration pour cette révolution irlandaise. En France, la fièvre indépendantiste des Corses ou des Bretons n’a-t-elle pas été une réaction à l’hégémonie du pouvoir jacobin de Paris ? Jusqu’à la fin des années 1950, ce pouvoir hyper-centralisateur interdisait l’usage des langues maternelles, y compris sous les préaux et dans les cours des écoles : le breton, le corse… et dans ses colonies, les langues africaines, le tamazight et l’arabe maghrébin. Jusqu’à la fin des années 1940, en France, le maître d’école accrochait un sabot ou une clochette autour du cou de l’élève surpris en train de parler sa langue maternelle. Toute dictature culturelle (et politique) se nourrit d’une pédagogie noire, ennemie de toute éthique éducative.
Dans les écoles françaises de cette époque, cette pédagogie noire encourageait la délation entre élèves. Il fallait imposer, de force s’il le fallait, la langue officielle, celle du pouvoir.
Dans cet état d’esprit s’exerça la volonté d’effacer la culture autochtone des peuples premiers d’Australie, des Amériques en l’accompagnant simultanément par le génocide physique (des Amérindiens) et par le génocide culturel et linguistique par le Canada, l’Australie et la France. En effet, pendant plus d’un siècle, jusqu’au dernier tiers du XXe siècle (fin des années 1970), les gouvernements canadiens et français ont retiré de leurs familles des enfants autochtones pour les assimiler, en exil, par un dressage/endoctrinement dans des internats spécialement conçus. L’Histoire a fini par rattraper ces génocidaires culturels.
Au début des années 2000, les gouvernements de ces pays ont demandé le pardon officiel et versé des indemnités aux descendants des victimes. En Irak, le cas des Kurdes est différent. Ce peuple a lutté pour maintenir son identité culturelle en affrontant la cruauté du régime baâthiste de Saddam Hussein.
Ce dernier n’a pas hésité à gazer des milliers d’enfants et d’adultes à Halabja. La liste est longue des méfaits de la dictature culturelle – aussi brutale que son homologue politique. Les deux allant souvent de pair. Dans le domaine de la diffusion d’une langue, ou d’une culture (religion, mode de vie), jamais la force et la contrainte n’ont eu d’impact positif ni à court terme ni à long terme. Le dernier mot revient toujours aux peuples – en témoigne notre glorieuse révolution de Novembre 1954, pour ne citer que celle-là. A la longue, les partisans de l’oppression – brutale ou soft — n’en sortent pas vainqueurs. Leurs forfaitures finissent toujours par les rattraper dans un effet boomerang douloureux — bien souvent.

Quid de l’Algérie ?
Juste après la première sortie médiatique du sélectionneur national de football, l’Association des oulémas algériens se fend d’un communiqué pour dénoncer Rabah Madjer. Elle l’accuse de «délit de langue» pour avoir parlé en français.
Pas moins ! Heureusement que l’inique loi du parti unique (en 1989) — obligeant l’usage de la langue officielle en quasi toute circonstance — n’est pas opérationnelle. Elle a été mise sous le boisseau par feu Mohamed Boudiaf. Sinon les juges seraient débordés de dépôts de plaintes. Si elle avait été activée, notre actuel président de la République aurait été pris dans ses filets. N’a-t-il pas cassé le tabou de la langue en délivrant un discours en français au tout début de sa magistrature ? En plein été 2017, voilà que l’on nous ressort la vieille rengaine de l’arabisation d’un service public aussi sensible que la Poste.
Avant qu’on ne fasse machine arrière. Imaginons cette mesure élargie à d’autres secteurs tout aussi sensibles ? La Défense, les Finances, les filières scientifiques de l’université, le nucléaire civil... C’est à ne rien comprendre ! Voilà un pays qui n’a jamais pensé un seul instant à évaluer l’impact d’une opération d’envergure (l’arabisation) lancée il y a de cela plus de quarante ans. Pas touche à ce tabou ! Même pas son évaluation par des experts indépendants !
La raison de ce refus coule de source. Evaluer scientifiquement cette «action révolutionnaire aux contours flous» revient à acter le retour de bâton d’un échec cuisant. Echec que confirme clairement la quasi-exclusion de la langue arabe dans ces secteurs stratégiques sus-cités. N’est-ce pas que nous vivons un apartheid linguistique au sein de notre université, et ce, depuis des décennies ?
Autre preuve parlante et humiliante : la saignée qui frappe le pays avec l’exportation, à titre gracieux, des neurones algériens vers le pays dont la langue a été (elle l’est toujours) la cible des francophobes. En témoigne la marée d’étudiants algériens envahissant les grilles du Centre culturel français d’Alger. Ils sont combien à vouloir décrocher le sésame ? Ils sont des milliers chaque année à postuler pour un hypothétique quitus d’une langue – jusque-à démonétisée et dévalorisée dans le système éducatif.
Une langue hypocritement vouée aux gémonies par les partisans de la dictature culturelle. Ce méga-phénomène de fuite des cerveaux, jamais vu dans aucun pays au monde, a été analysé sous plusieurs angles. Mais malheureusement la plus plausible des grilles de lecture n’a pas été envisagée ni dans la presse, ni sur les réseaux sociaux, ni de la part des politiques. Il s’agit de la leçon à tirer de cet attrait fascinant qu’exerce cette langue française sur notre jeunesse – universitaire ou pas. Logiquement, c’est les pays du Golfe que ces milliers de jeunes universitaires devaient lorgner au vu de leur formation scolaire et universitaire.
A Dubaï, Doha, Riyad ou Koweït-City, ils y trouveraient l’hospitalité «fraternelle» et de bonnes universités qui enseignent dans toutes les langues sauf… en arabe.
Pourquoi donc ont-ils choisi la France (75% des neurones exilés) ou le Canada (avec 11%) ? Comment expliquer que l’opération de défrancisation du système éducatif, menée tambour battant depuis la fin des années 1970, a eu pour résultat cette demande exponentielle, cette faim de la langue française ? Le comité central du parti unique avait-il eu vraiment la franche volonté d’arabiser ? Retour sur un échec programmé dès le départ.

Boomerang
Depuis la deuxième moitié des années 1970, les orientations et les finalités imposées à l’école algérienne l’ont mise en étau entre deux idéologies rétrogrades. D’un côté, un nationalisme chauvin enveloppé dans un panarabisme linguistique oppressif, et de l’autre,
l’idéologie wahhabiste hypocritement abritée derrière l’Islam. L’une (le baâthisme à l’algérienne) se nourrissant de l’autre (le wahhabisme) et vice-versa.
La première, pour qui la langue n’est que le prétexte, servira de fusée porteuse au wahhabisme. La réhabilitation de la langue arabe était légitime pour un peuple spolié de son identité pendant 130 années. Pur mensonge et piège fatal pour la société algérienne.
Timidement d’abord, jusqu’à la fin des années 1970, puis à l’excès depuis 1980, avec une accélération au début des années 1990, les pédagogues officiels ont mélangé arabisation et wahhabisation, arabisation et défrancisation. L’aveuglement idéologique refusait de voir la réalité sociolinguistique d’un pays bilingue, voire trilingue. Obnubilés par la politique de la «langue brûlée», les autorités politiques mettront en place toutes les conditions pour un exode massif, à venir, de nos élites.
Au service de ce processus éducatif néfaste sera mise en place une pédagogie appropriée qui fera de la langue arabe une victime : elle sera mal enseignée et confinée dans le discours idéologique, fade et peu attirant. Ce qui lui enlève ses atouts de langue de prestige et de beauté. En effet, le tandem parcœurisme par l’élève-bachotage (par l’enseignant) sera d’une efficacité redoutable. Il a pour objectif l’enracinement de la norme et du référent wahhabistes dans l’esprit et le cœur de générations d’Algériens formatés dans ce moule.
Chez l’élève, une telle approche pédagogique étouffe les capacités intellectuelles supérieures telles que l’esprit d’analyse, de synthèse, l’esprit critique, voire le sens esthétique. Minorisées, les langues étrangères – le français étant la cible au point que des voix s’élèvent encore pour exiger son remplacement par l’anglais à l’école primaire.
L’EPS et les arts (musique, théâtre, peinture...) ne sont pas exclus de cette marginalisation. Les contenus des programmes et surtout des manuels épouseront les contours de cette idéologie importée. Aucune référence à l’identité culturelle algérienne, l’histoire millénaire dont la dimension amazighe sera marginalisée au profit du monde moyen-oriental. Les trésors de la belle langue arabe avec ses illustres poètes, écrivains et dramaturges sont ignorés. Exit aussi les écrivains algériens en langue arabe, et ce, pour incompatibilité cultuelle ou culturelle – c’est selon. Des générations d’élèves seront «overdosées» de textes pédagogiques baignés d’idéologie chauvine wahhabisée. En éducation c’est le long terme qui prime.
Eduqués et instruits selon des «constantes nationales» noyées dans le tandem baâthisme/wahhabisme, ces millions d’élèves sont devenus adultes de nos jours. Parallèlement au système scolaire, d’autres vecteurs culturels publics — puis de statut privé (des journaux, des télévisions), ainsi que des prêcheurs de la haine cathodiques se chargeront d’élargir l’ignoble mission d’endoctrinement/ embrigadement.
Résultat des courses : à l’orée de ce IIIe millénaire, le résultat est là dans toute sa nudité : une société algérienne gangrénée par l’excès de bigoterie wahhabiste érigée en mode de vie ostentatoire quasi institutionnalisé.
Fatalement, nos jeunes cultivent l’impression d’être enfermés dans une vaste prison ; leurs élans pour vivre leur âge sont étouffés. Point d’espaces collectifs pour s’exprimer et communiquer dans une saine mixité ! Et pour être en phase avec la doctrine wahhabiste, sont fermées à tour de bras les librairies, les salles de cinéma, de théâtre. Tout comme le sont les discothèques et autres lieux de défoulement qui faisaient la joie des jeunes des années 1960/1970.
Pourtant, les étudiants de cette époque allaient par milliers parfaire leur formation en Europe. Ils revenaient au pays avec empressement même si le climat politique était détestable.
C’est que la joie de vivre leurs passions leur était permise (cinéma, théâtre, concerts de chants, galas artistiques…), de même le chômage ne figurait pas dans leurs préoccupations.
C’était l’époque où le wahhabisme n’avait pas encore pris racine dans notre pays. Toutefois, cette idéologie était bel et bien présente dans les têtes de certains cercles politiques qui allaient prospérer par la suite. Comment, de nos jours, parler d’un projet de société fédérateur – mariage de la modernité et de l’authenticité — auprès de hordes de militants chauffés à blanc par cette idéologie sectaire, intolérante ?
C’est tout l’enjeu des efforts de modernisation de l’école algérienne entrepris ces dernières années. Les résultats ne seront visibles au sein de la société que dans une génération.
Cela, les wahhabistes algériens l’ont compris. Ils anticipent en montant au créneau avec véhémence pour maintenir leurs symboles que sont la bismalla, le niqab, le qamis et l’idéologisation des contenus des programmes et des manuels scolaires. Y compris les enceintes universitaires où des escouades d’étudiants endoctrinés sèment une forme de «terreur».
La presse signale ici et là des injonctions administratives confortant les actes répréhensibles de ces jeunes étudiants fanatisés. Dans leur combat existentiel, ces militants sont aidés par une force de frappe non négligeable : des partis politiques et des médias acquis à leur idéal de société. Ils ont compris cette vérité élémentaire : l’école contribue, pour l’essentiel, à la construction/reproduction d’une société.
En Algérie, le projet wahhabiste prend forme clandestinement par-ci et ostensiblement par-là. N’est-ce pas que les jeunes filles et les femmes non hijabisées sont pointées du doigt quand elles ne sont pas harcelées et/ou sanctionnées dans leurs emplois ? Et ces jeunes cruellement accusés de «voyous» quand ils s’affichent à la mode, avec des tenues ou des coiffures qui ne cadrent pas avec les normes imposées par les «snipers wahhabistes» ? Le voilà le résultat escompté par les idéologues de l’ex-parti unique lorsqu’il nous vendait, vers la fin des années 1970, l’arabisation totale et urgente du système scolaire. Alors qu’en réalité ils œuvraient pour cette funeste idéologie qui empoisonne la vie des familles, des quartiers, des villes et des institutions du pays. En réponse à cette camisole de force – où les jeunes et les femmes sont les premières victimes –, la réaction se fera avec les moyens du bord : fuir la mal-vie, chercher l’oxygène de la liberté pour s’épanouir, s’affirmer, rêver.
Les barques de la mort pour les plus démunis, le visa pour les autres. Se réfugier sous des cieux plus cléments : là où se pratique cette langue qu’on leur a toujours présentée comme porteuse de valeurs mécréantes.
Cette terrible épidémie de fuite vers la France ou la Canada – et c’en est une malheureusement – est l’effet boomerang d’une action de fond préméditée. Elle rattrape ses auteurs – quand ils ne s’en réjouissent pas.
Les auteurs, entre autres, sont les partisans de la défrancisation du système scolaire algérien et de la wahhabisation de la société algérienne. Il est étonnant que soit passé sous silence le retour au pays d’origine de leurs parents de nombreux couples français contaminés à cette idéologie mortifère. Ils disent fuir le pays impie, la France. Mais ils n’avoueront pas leur objectif : participer à cette wahhabisation de l’Algérie. Faut-il attendre que ces cas isolés deviennent phénomène pour s’en alerter ? Et si ces retours de couples «halal» franco-algériens étaient encouragés pour combler le départ massif de nos neurones ?
En conclusion, voici le traitement d’une «harga de luxe à l’italienne». En avril 2017, le Parlement de ce pays s’alarmait de l’exode massif de ses jeunes universitaires dont le nombre avoisinait les 100 000 en l’espace de cinq ans. Ils ne partaient pas pour des études ou pour fuir une quelconque dictature. Ils étaient victimes du chômage.
Une évaluation d’impact a été réalisée : cette saignée a coûté au Trésor italien la bagatelle de 20 milliards d’euros.
Un plan d’urgence fut décidé pour arrêter l’hémorragie et faire revenir les exilés. A méditer !
A. T.



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2017/11/14/article.php?sid=219868&cid=41