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Rubrique A fonds perdus

Abolir la caution

Arvind Dilawar est un écrivain et éditeur «touche à tout». Comme il l’avoue, avec humour, ses écrits (articles, entrevues et essais) traitent «aussi bien des combinaisons spatiales que de l’avenir de l'amour au temps des visas», pour des divers supports comme Newsweek, The Guardian, Vice et d’autres.
Pour le quotidien progressiste The Nation, il revient sur une question plus sérieuse et moins drôle : l’incarcération de masse aux Etats-Unis, en s’intéressant de plus près à un événement qui ne peut se produire que dans ce pays : une application informatique associée à un site d’achat pour faire don de la différence de monnaie afin de sortir les gens de prison.(*)
L’Amérique vit un paradoxe des plus marquants : ses juridictions pénales enregistrent une baisse sensible d’activité, sans que cela se reflète sur la masse de sa population carcérale. Ainsi, entre 1962 et 2002, le nombre d'affaires pénales fédérales traitées a diminué de 30% (même si le nombre d'affaires déposées a doublé dans l’intervalle), alors que de 1979 à 2015, le nombre de condamnations par un jury a diminué de plus de la moitié.
«Alors, pourquoi le nombre de personnes incarcérées dans nos prisons n'a pas diminué ? Pourquoi, au contraire, la population carcérale a-t-elle bondi de plus de 500% au cours des 40 dernières années ?», s’interroge, à juste titre, l’auteur de l’article.
La réponse est, pour l’essentiel, dans l’institution de la caution : «Pendant que des personnes qui n'ont pas encore été reconnues coupables d'un crime sont contraintes de s’acquitter de sommes exorbitantes pour rester en dehors de la prison, beaucoup d’autres restent en prison en attendant un procès au cours duquel elles seront reconnues innocentes.» Comme l'écrivait Bryce Covert dans The Nation l'année dernière, «à l'échelle nationale, les personnes arrêtées représentent 70% de la population carcérale – la détention avant jugement est la principale raison pour laquelle les Etats-Unis ont le taux d'incarcération le plus élevé au monde. Presque toute la croissance de notre population carcérale au cours des 30 dernières années est due à la détention de personnes qui n'ont pas encore été reconnues coupables d'un crime».
Selon le National Bail Out (NBO), un collectif de militants afro-américains qui lutte contre «l'incarcération de masse» (une institution qui date des juridictions nazies), «la majorité des 700 000 personnes qui languissent dans les prisons locales aux Etats-Unis chaque jour le sont parce qu’elles ne peuvent pas payer de caution».
S’ensuit alors l’enfer interminable de la détention préventive avec ce qu’elle comporte comme menaces sur l’emploi, le logement «et même la garde des enfants», en plus de l’effet pervers qu’elle a sur le déroulement du procès : parfois plaider coupable, indépendamment de son innocence, pour abréger l’attente.
Pour rappel, la libération sous caution permet la mise en liberté d'un prévenu avant son procès. Base d’une garantie, la caution lui est exigée par le tribunal qui la lui restitue à la fin du procès s’il se présente à lui.
La pratique est encadrée par le 8e amendement de la Constitution américaine de «ne pas requérir de caution excessive».
Dans l’absolu, la généralisation du régime de la libération sous caution permet d'éviter l'incarcération d'un prévenu qui bénéficie de la présomption d'innocence ; une situation d’autant plus salutaire que les prisons américaines sont surpeuplées.
Les choses se passent autrement dans la pratique. Les prévenus désargentés peuvent faire appel à des «garants de caution judiciaire», appelés bondsmen (en anglais) dont l'activité n'existe qu'aux Etats-Unis – où elle reste toutefois interdite dans quatre Etats (l'Illinois, le Kentucky, l'Oregon et le Wisconsin) –, ainsi qu’aux Philippines.
Le système fait appel à de nombreuses compagnies d'assurances qui interviennent pour mettre rapidement le capital à disposition.
De telles injustices ont poussé le collectif NBO à faire preuve d’une grande intelligence pour collecter des dons à distribuer aux fonds locaux de libération sous caution, qui prennent en charge les frais de libération avant jugement. Il a ainsi permis à près de 200 personnes d'attendre la date de leur procès à la maison, plutôt que derrière les barreaux.
Un service en ligne inspiré par NBO appelé Appolition – opposé à l'incarcération de masse – organise les dons faits pour aider les prévenus en quête de caution.
Les utilisateurs de l’application «connectent leurs cartes de débit ou de crédit au service, qui arrondit chacune de leurs transactions au dollar près et envoie la différence de monnaie à NBO. A son tour, NBO distribue ces fonds à 14 organisations locales à travers le pays». Ils peuvent également faire des dons fixes ponctuels ou récurrents sur le site Web du service.
A la grande surprise des animateurs du site, beaucoup d’Américains ignorent le calvaire des prévenus ne pouvant pas payer la caution, ce qui leur a demandé de laborieuses campagnes de sensibilisation et d’information, tout en soutenant les efforts des associations qui travaillent pour la réforme de la liberté sous caution.
Outre le financement de la liberté sous caution, le collectif de NBO fournit également des logements (pour de courtes périodes), des soins de santé, des transports et d'autres services pour aider les prévenus à retourner devant les tribunaux. Le paiement des cautions n’est cependant pas la solution idoine. L’idéal réside dans leur abolition : «Les approches croissantes de NBO et d'Appolition pour combattre l'incarcération de masse ont aussi du sens à la lumière de leurs objectifs ultimes. Plutôt que de faciliter indéfiniment le système de caution en soutenant les nécessiteux, tous deux cherchent à y mettre fin complètement.»
En effet, vu les montants requis par le cautionnement, c’est-à-dire l’achat de la liberté des gens – 2 milliards de dollars – la cause est perdue d’avance.
«Notre objectif est d'abolir le système de mise en liberté sous caution et la détention provisoire», soutiennent tout logiquement les membres de NBO.
«Les prisons devraient être complètement abolies.»
A. B.

(*) Arvind Dilawar, Want to Help Fight Mass Incarceration? There’s an app for that, «The Nation», 16 février 2018.
https://www.thenation.com/ article/want-to-help-fight- mass-incarceration-theres-an- app-for-that/

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