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Rubrique A fonds perdus

Éloge de l’oubli

Eloge de la fuite, un essai de 1976 du célèbre psychiatre français Henri Laborit, a longtemps été mon livre de chevet. Se basant sur ses connaissances en neurobiologie, il y analyse le besoin quasi permanent de l'être humain à vouloir fuir la situation dans laquelle il se trouve : «Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime.»
La trajectoire de beaucoup d’Algériens peut trouver dans les toutes récentes recherches de David Rieff, analyste politique et grand reporter américain, auteur de plusieurs ouvrages traitant des enjeux humanitaires, David Rieff, un autre clin d’œil fort salutaire.(*) Dans son ouvrage Eloge de l’oubli : la mémoire collective et ses pièges, paru aux éditions Premier Parallèle, il met en garde contre les dangers de la mémoire quand elle est érigée en devoir.
Cet ouvrage s’interroge sur la pertinence de ce qui fait pourtant consensus : «Il serait moral de se souvenir et immoral d’oublier.»
A la lumière de son expérience de reporter de guerre, en s’appuyant aussi sur la longue fréquentation des grandes pensées du souvenir — Yosef Hayim Yerushalmi (1932–2009), Paul Ricœur (1913-2005), Avishai Margalit,Tzvetan Todorov (1939-2017), etc. —, il interroge la nécessité d’entretenir une mémoire collective autour des tragédies du passé.
«Qu’il soit imposé par les vainqueurs ou par des victimes décidées à obtenir réparation, le souvenir collectif est toujours politique, la plupart du temps partial, intéressé et tout sauf irrécusable sur le plan historique. Il conduit bien trop souvent à la guerre plutôt qu’à la paix, au ressentiment plutôt qu’à la réconciliation, hypothéquant ainsi le difficile travail du pardon – comme en témoignent aujourd’hui maints endroits de la planète, des Balkans à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient», résume son éditeur.
«L’exercice de mémoire collective, plaide David Rieff, doit être considéré comme une option, non comme une obligation morale. Parfois, en effet, il est plus moral – sinon raisonnable – d’oublier.» Dans un entretien au quotidien français La Croix, il délimite d’abord la notion de «mémoire collective» qui se déploie après la disparition des victimes et des témoins des événements pour désigner «ce qu’une société décide de faire de ce passé, comment elle l’interprète, le remémore ou le commémore».
«Cette mémoire est donc vulnérable, susceptible de se voir infliger de multiples distorsions. Toujours sélective, elle est intéressée et tout sauf irrécusable sur le plan historique.»
Aussi, toutes les nations connaissent des problèmes avec leur souvenir : «Pour le dire autrement : le monde ne se souvient pas, les nations non plus, et pas plus les groupes et collectifs. Le verbe ‘’se souvenir’’ ne se conjugue qu’au singulier. Même les individus ont une mémoire tordue et ont parfois l’impression fausse d’avoir vécu un événement.» Relativité donc du «devoir de mémoire» : «Qu’on le déplore ou non, à un moment ou un autre, on oublie et l’on est oublié. Il n’existe pas de devoir sacré, éternel, de mémoire.» Est-il alors toujours bon de se souvenir ?
A cette question David Rieff répond tout en nuances sans se départir de sa trame : «Plus généralement, la mémoire comme monument, devoir envers les victimes ou compromis avec elles, a dominé l’imagination de la majorité des gens de bonne volonté depuis 45 ans. Le point de vue des droits de l’Homme, qui est la religion laïque de notre époque, est fondamentalement progressiste et présuppose une raison qui conduit les hommes à prendre de bonnes décisions, sous forme de traités internationaux. Avec le retour de la guerre et le regain de l’autoritarisme, nous sommes témoins de l’écrasante défaite de cette vision héritée des Lumières.»
«Nous ne pouvons plus souscrire à cette narration d’un progrès linéaire, qu’elle soit religieuse ou séculière, et il n’y a aucune raison de supposer qu’une diffusion de la pratique de la remémoration viendra transformer le monde selon la formule ‘’Plus jamais ça’’. Surtout, nous ne pouvons plus fermer les yeux sur le prix élevé de la remémoration que des sociétés ont payé et paient encore.»
D’où, tout naturellement, l’éloge de David Rieff pour l’oubli : «Dans certaines situations, le silence et l’oubli sont préférables. Quand il n’existe pas de consensus, quand il n’y a pas de gagnants et de perdants, qui impose la mémoire ? Que fait-on quand les deux parties ont commis des atrocités et que toutes deux ne se sentent pas coupables ? Dans les faits – en Afrique du Sud, en Bosnie, au Rwanda… –, il faut choisir entre la justice et la paix. Moi, je préfère le silence des armes. On peut réconcilier les mémoires qui ne font pas trop mal mais avec celles des événements mortels, il faut faire attention.»
Gare, toutefois, à la généralisation : «Je n’ai pas écrit un livre contre la phrase de Santayana ‘’Ceux qui oublient le passé seront condamnés à le répéter’’, mais je prône le cas par cas. L’ultime critère, ce n’est pas l’idéal, mais le raisonnable, ou du moins le faisable. Ce qui doit conduire à se demander, selon le contexte, si commémorer est plus utile qu’oublier.»
Il est conseillé aux sociétés et aux gouvernements de «penser froidement le coût de la mémoire et de l’oubli» : «Dans de nombreux pays, la remémoration a fourni un adhésif toxique pour cimenter les vieilles haines recuites, opposer les diverses martyrologies en vigueur. Ce fut le cas en Irlande du Nord ou dans les Balkans, des générations durant. C’est encore le cas en Israël et Palestine, en Irak ou en Syrie par exemple. Et dans d’autres pays encore, comme au Sri Lanka, en Colombie, en Ukraine, la nécessité va s’imposer de se libérer des rancunes du passé.»
A. B.

(*) David Rieff : La mémoire collective n’est pas un impératif moral, recueilli par Béatrice Bouniol, quotidien La Croix, 27 février 2018
https://www.la-croix.com/ France/Politique/David-Rieff- memoire-collective-nest-pas- imperatif-moral-2018-02-27- 1200916866?utm_term=928448& from_univers=lacroix

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