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Rubrique A fonds perdus

Le droit à l’oubli numérique

«Internet est en train de pourrir», pronostique Viktor Mayer-Schönberger, professeur spécialiste de la régulation et de la gouvernance d’internet à l’Université d’Oxford,(*) auteur d’un ouvrage de référence Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age (Supprimer : La vertu de l’oubli à l'ère numérique).(*)
L’ouvrage trace les limites nécessaires de la mémoire à l’ère numérique.
«Chaque année, des milliers de sites, y compris ceux contenant des informations uniques, sont déconnectés. D’innombrables pages Web deviennent inaccessibles; au lieu d’informations, les utilisateurs rencontrent des messages d'erreur», déplore l’auteur qui n’hésite pas à parler de «trou noir», de «liens brisés» et de «serveurs morts» dans un «internet en décomposition lente», même si, dans leur longue histoire, «les humains ont gardé le souvenir de ce qui comptait pour eux et ont oublié le reste» et qu’aujourd'hui «internet rend l’oubli beaucoup plus difficile».
En effet, poursuit l’auteur, «les humains sont habitués à un monde dans lequel l'oubli est la norme et le souvenir est l’exception».
Dans ce processus, «la mémoire humaine est constamment reconstituée —elle n’est pas conservée telle quelle, mais elle est altérée au fil du temps, ce qui aide les gens à surmonter les dissonances cognitives».
Cet éloge de l’oubli nous rappelle le best-seller de David Rieff dont nous avons déjà longuement rendu compte dans deux de nos précédentes chroniques : «Oublier aide également les humains à se concentrer sur les problèmes actuels et à planifier leur avenir. Les recherches montrent que ceux qui sont trop attachés à leur passé ont du mal à vivre et à agir dans le présent. L’oubli crée un espace pour quelque chose de nouveau, permettant aux gens d’aller au-delà de ce qu'ils savent déjà.»
Ceci n’exclut pas la quête d’un équilibre entre la mémoire et l’oubli, «les humains définissant et redéfinissant constamment ce qui compte vraiment pour nous, en tant qu'individus et en tant que société».
Cet équilibre mental est menacé par les «mémoires numériques» : «Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, se souvenir est le principe par défaut — simple, facile et apparemment libre — et il est difficile d'oublier.»
Photos, tweets et divers documents sont précieusement et longuement sauvegardés et «la recherche puissante et omniprésente a rendu cette quantité énorme de mémoires numériques facilement et rapidement accessible».
Une telle situation contrarie fortement les vertus attachées à l’oubli : «Ce serait bien si les humains avaient développé des mécanismes mentaux pour ignorer le passé quand il ne nous dit plus quelque chose de pertinent pour le présent. Mais les humains n'ont jamais eu à développer des moyens d'oublier délibérément. Parce que l’oubli était automatique, quand les gens se rappelaient des choses ou qu'on les leur rappelait, ils leur donnaient une signification et une importance — pourquoi se souviendraient-ils autrement ? À l’ère d'internet, on se souvient de nombreuses choses qui ont depuis longtemps perdu de leur pertinence. Cela met à rude épreuve les processus mentaux des gens, car le rappel de quelque chose qu’ils pensaient avoir oublié soulève soudainement des interrogations sur la question de savoir quelle information passée est toujours pertinente et laquelle ne l’est plus.»
La mémoire numérique réserve bien des surprises comme en témoignent ces fâcheuses situations vécues : «Un psychothérapeute canadien a été interdit d’entrée aux États-Unis, car un agent de l’immigration, vérifiant sa carte d’identité et cherchant son nom sur internet, avait découvert qu’il avait avoué dans un article scientifique avoir pris des drogues plusieurs années auparavant.»
Autre surprise : «Un certificat d’enseignant a été refusé à une jeune femme parce qu’elle avait posté en ligne une photo d’elle la montrant avec un verre à la main et cette photo avait été découverte par son université.»
La vie privée des internautes est compromise par le contrôle des informations sauvegardées à leur sujet. «Les grands moteurs de recherche comme Google et Yahoo gardent une copie de toutes les recherches introduites par leurs utilisateurs et disposent ainsi de nombreuses informations personnelles. Sur internet sont diffusées et conservées les informations que les utilisateurs veulent partager, mais également celles qu’ils préféreraient voir disparaître (une photo peu flatteuse sur Facebook, un tweet insultant ou un email écrit dans l’euphorie de l’ébriété) sans offrir l’option de les éliminer. Il est, dès lors, difficile de se défaire de ses moments de honte ou des événements dégradants passés.»
La crainte est alors forte «qu’une mémoire numérique complète pousse les gens vers un monde impitoyable, dans lequel nous nous refusons mutuellement la capacité d’évoluer, de grandir et de changer».
«Perdre la capacité d’oublier n'est pas simplement une bénédiction sans réserve, mais une malédiction potentielle. Bien que beaucoup redoutent le pourrissement d’internet et souhaitent à juste titre préserver les éléments qui intéressent tout le monde, je pense que tout le monde devrait envisager de considérer le pourrissement numérique comme une opportunité et les espaces vides qu’il crée comme une lacune d'espoir.»
«Je ne suis pas certain que le monde comprenne ce que la disponibilité totale et illimitée d’informations emmagasinées en ligne signifie», met en garde Viktor Mayer-Schönberger.
C’est pourquoi un nouveau «droit à l’oubli numérique» est sollicité qui garantirait la suppression des données personnelles à distance, qu’elles soient «sensibles» (religion, race, passé médical) ou non (listes d'achats, données de localisation, photos) comme le préconise la CNIL en France, avec la «possibilité offerte à chacun de maîtriser ses traces numériques et sa vie — privée comme publique — en ligne».
A. B.

(*) Viktor Mayer-Schönberger, «The internet is rotting – let’s embrace it», The conversation, 25 juillet 2019
https://theconversation.com/the-internet-is-rotting-lets-embrace-it-116239

 

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